Le cœur, espace où a lieu la rencontre

Quant au premier objet d’enseignement, la religion, il est abordé au paramètre 2. « Dans un monde où les relations interpersonnelles prennent une valeur croissante, un des premiers rôles de l’éducation est de rendre l’homme capable de dialogue ». L’objectif pédagogique essentiel du plan de 1804, rendre apte à communiquer avec simplicité et élégance, est ainsi reformulé. Il est porté par une anthropologie personnaliste où la relation est le paradigme central. Les arguments utilisés ordonnent, comme en 1804, l’objectif à la visée spirituelle : préparer de futurs témoins du Christ pour « un monde où l’athéisme va croissant ». « L’homme n’est pleinement lui-même qu’en relation avec les autres. Cette relation le conduit à la relation la plus humanisante : le dialogue avec Dieu dans la foi. Or, la foi dans ses expressions concrètes suppose toujours des expériences existentielles humaines ». La mise en garde contre une approche intellectualiste est nette. « La foi, est-il précisé, n’est pas une défense contre l’erreur, ni simplement un assentiment intellectuel à une vérité que notre enseignement aurait mise en lumière. La foi est une vie, une réponse de toute la personne aux Personnes Divines ». Et il est ajouté : « C’est à nous, éducatrices, de préparer le terrain pour cette rencontre ». Là aussi, la formulation est inédite. La démarche se veut existentielle, et non abstraite 698 . C’est pourquoi l’angle choisi pour aborder l’éducation de la foi est une éducation intégrale. La visée de l’idée primordiale de l’Institut est traduite en un langage accessible à tous. Le concept choisi pour l’expliciter est celui de la rencontre. Y aurait-il là l’indice d’une transformation qui éloignerait du charisme fondateur ?

Les premières fondations missionnaires à Cuignières, près de Beauvais, comme à Saint-Louis-Missouri et à bien d’autres endroits, ont été vécues sous ce mode de la rencontre. La règle canonique, qui imposait une clôture de plus en plus stricte, a bien vite réduit le champ d’application de cette modalité. Néanmoins, le « 4 è moyen : les relations avec les personnes du dehors », en a été la formule amenuisée mais existante. Il est bon de le rappeler : l’Institut, à la différence des autres couvents de l’époque, a inscrit ce moyen dans ses Constitutions primitives. Par là, il posait la trace d’une modalité éducative spécifique 699 . Mais cette dernière était jusqu’alors vécue en univers clos. Or, au cours de cet aggiornamento, son champ d’application connaît une extension maximale jusqu’à recouvrir l’ensemble du champ éducatif. D’ailleurs, la révolution copernicienneque ce quatrième moyen subit au cours de l’assemblée capitulaire, n’est-elle pas le signe même d’une disposition spécifique ? La transformation de l’Institut a été, en effet, rapide et considérable 700 . Eut-elle même été possible, si la capacité, au sens de modalité, ne lui était pas inhérente, foncière ?

Quant à la nouvelle conceptualisation de la mission, elle prend forme en 1964. Dans Directives et décisions 701 , celle-ci est définie par la rencontre déclinée sous les termes de «  présence » et «  témoignage ». «  L’œuvre missionnaire de la Société, y est-il explicité, fait partie de son œuvre intégrale, laquelle s’insère dans celle de l’Eglise. Nous n’allons pas chez les païens ou chez les non-chrétiens pour les «  conquérir » - ce qui impliquerait une idée de domination, nous allons très humblement et respectueusement favoriser la « rencontre » de leur culture et même de leur religion avec l’Eglise et les ouvrir à l’amour du Christ par l’annonce de la Bonne Nouvelle et le témoignage de nos vies ». Le schème est réutilisé de manière explicite dans la conclusion de cet article. «   De cette pénétration progressive qui se présente sous forme de rencontre, y est-il affirmé, jaillit la vie d’Eglise, sa croissance. Et parce qu’elle est vie et croissance, elle est aussi audace. Nous ne devons avoir de cesse que cette «  rencontre » soit réalisée et porte des fruits plus avant et toujours plus avant, à l’exemple de St François Xavier ». Et il est ajouté : «  La grâce de Dieu qui favorise la «   rencontre » en accompagne les fruits » 702 .

Désormais les concepts de relation et de communication vont constituer la trame de tous les textes congrégationnels, quel qu’en soit l’objet. Leur paradigme sera celui de la rencontre, entendue comme moment, espace et chemin où se vit une Alliance avec le Dieu vivant. C’est pourquoi le schème de la rencontre 703 s’affirme avec force, dans les synthèses des documents préparatoires au Chapitre de 1967, lorsqu’il est question des jeunes et des déshérités.Et il ne faut pas s’étonner s’il se retrouve au paramètre 2 du texte de 1967 sur la vie apostolique, en ces termes simples et suggestifs : «  C’est à nous, éducatrices, de préparer le terrain pour cette rencontre ». Et il ne semble pas indu de poser comme hypothèse, à ce moment de notre interprétation, que cette attestation soit la traduction, au chapitre de 1967, de la visée de l’idée primordiale : «  former de jeunes élèves à l’esprit d’adoration ».

Le troisième paramètre s’inscrit lui aussi dans la droite ligne du projet fondateur. Et, cette fois, de manière explicite. L’importance accordée à la formation intellectuelle reçoit les objectifs suivants :

‘« donner à nos élèves une formation qualifiée qui les prépare à leur rôle futur,
mettre l’accent, là où la chose est possible, sur des études poussées - c’est un des patrimoines que nous a légués Notre Sainte Mère -,
nous soucier davantage des normaliennes et des universitaires ». ’

Le recours à la perspective évolutionniste de Teilhard de Chardin essaie d’intégrer l’objet du défi, à savoir « le développement sous toutes ses formes ». Et voici en quels termes : «  Les progrès scientifiques et techniques s’inscrivent «  dans ce mouvement continu d’évolution voulu par Dieu »  704 . Le référent philosophique choisi gomme le hiatus qui existe entre les différents niveaux de réalités abordées. Ainsi est occultée la discontinuité épistémologique entre la science théologique et les autres sciences, y compris les sciences de l’homme. Certes, participer à l’institution de la culture peut être une manière de l’évangéliser. Mais la formulation est inadéquate. La voici : «  Dans un monde de progrès scientifiques et techniques, il est de plus en plus nécessaire que les éducateurs chrétiens soient présents, non pour créer un monde parallèle à celui-ci, mais pour contribuer, en prenant part à ce progrès, à l’édification du Corps du Christ ». Cette formule relève d’une représentation naïve, selon Bachelard. En effet, la conviction idéologique vient colmater les écarts entre les degrés de réalité. Un passage à la limite est effectué : prendre part au progrès a comme équivalent contribuer à l’édification du Corps du Christ. Or, l’altérité divine reste radicale, même dans une problématique de présence et de dialogue avec le monde. A la fin du paragraphe, la même confusion de niveau se retrouve, dans une échappée idéaliste. «  Les recherches culturelles et scientifiques sensibilisent l’homme aux valeurs du vrai, du bien, du beau, y est-il affirmé. Le Dieu créateur lui demande de dominer la terre ; le Dieu sauveur lui a prescrit d’aider ses frères ». Cette juxtaposition d’un langage utopique ou prescriptif et d’un langage opérationnel est l’indice d’un passage non encore effectué d’une mentalité à une autre, d’une modernité à une autre.

Ce double niveau de discours a été induit par la mise en scène introductive. Le champ d’ouverture de la caméra y était maximal, universel. Il se restreint, à mesure que se rapproche le terrain du politique, lieu des décisions et de l’action. La dimension opérationnelle des prospectives fait passer progressivement de l’horizon théologique au domaine de l’agir institutionnel traversé par les ambiguïtés humaines. Ce rétrécissement n’est apparent que dans les trois derniers paramètres. Les paramètres 4 et 5 présentent encore une ouverture universelle à la fraternité, à l’unité de la famille humaine. Cette mise en perspective s’avérait toutefois nécessaire pour favoriser un changement de mentalité. Les obstacles ciblés sont : l’esprit de classe et un certain ethnocentrisme. L’un et l’autre sont présents dans la culture des étudiantes, comme dans celle des éducatrices. Or, pour ôter ce genre d’obstacle relevant d’une idéologie de classe, J. Varin recourait à des exhortations spirituelles, proposait le comportement exemplaire du fondateur, Léonor de Tournély  705 . Dans ce texte de 1967, le procédé est analogue. Selon les questions abordées, les rédactrices se réfèrent soit à l’Evangile, soit à la fondatrice, soit à des textes de l’Eglise hiérarchique : les documents conciliaires, une conférence d’Y.Congar, une allocution de Paul VI. Constamment, elles élargissent le point de vue de manière à rendre intelligibles les modifications à apporter aux habitudes acquises ou aux mentalités. Leur objectif est de mobiliser, en vue de réussir l’adaptation du service éducatif.

Notes
698.

En réponse à la demande collective . cf Travaux préparatoires au chapitre spécial. "que notre vocabulaire soit dense, fort, existentiel, et non abstrait", I. Fin et esprit de la Société, "Archives générales, p.3.

699.

J. de Charry qualifie ce quatrième moyen, de spécifique à la Société du Sacré-Cœur de Jésus. Car il n'existe pas dans les Constitutions des autres instituts féminins du début du 19è siècle.

700.

C'est une des raisons pour lesquelles bon nombre d'anciennes élèves ont manifesté une certaine désapprobation devant les changements. Les transformations anticipaient leur capacité d'adaptation et de compréhension des modifications apportées, des ouvertures réalisées.

701.

Directives et décisions, Chapitre de 1964, Missions, p.49.

702.

Idem, p. 54.

703.

Il apparaît sous la forme d'une autocritique massive. Pour mieux souligner le caractère prioritaire de cette modalité, les rédactrices font alors usage d'une écriture en majuscules.

704.

Cette conception est présente dans les Directives et décisions de 1964, même si elle n'est pas conceptualisée théologiquement. Elle est explicitée dans l'article sur la formation des religieuses, en ces termes : "La formation dure bien au-delà de la période d'aspirat, et dans un monde en pleine évolution, elle demande, surtout pour des éducatrices, un perfectionnement et une mise à jour continuels", supra, p.23.

705.

Supra, 1è partie, Conférence de J. Varin du 4.06.1814, p. 40.