De nouveaux vecteurs

Dans cette optique, aux paramètres 4 et 5 , sont posés les vecteurs constitutifs d’une nouvelle manière de procéder : la collaboration, l’inter-religieux et l’interculturalité. La collaboration concerne à la fois d’anciens et de nouveaux partenaires : les organismes d’enseignement, les laïcs, les autres congrégations religieuses, la pastorale d’ensemble de l’Eglise locale  706 . Le mot d’ordre est celui-ci : «  il faut sortir d’un certain isolationnisme pour penser «  Eglise ». Pour l’époque, l’ouverture au dialogue inter-religieux est significative. Retranscrivons ces propos : «   Dans la tâche d’édification du monde, tous les hommes, toutes les cultures, toutes les religions ont quelque chose à offrir. L’esprit d’œcuménisme «  qui travaille pour la rencontre, la réconciliation, le remembrement dans l’unité »  707 , et le sens du dialogue avec les religions non-chrétiennes devraient animer notre œuvre apostolique » 708 . Une telle appréciation est à des « années lumière » de la prévention connue au début du XIXe siècle vis-à-vis des autres confessions chrétiennes. Mais rappelons qu’elle prend forme en 1964. «  Les Missions ne doivent plus être regardées comme une «  avant-garde » de l’Eglise, ni l’entreprise missionnaire comme une «  expédition » ou une «  conquête », y est-il spécifié. «  Il s’agit d’une véritable «  rencontre » entre l’Eglise et des cultures qui sont déjà travaillées par la grâce » 709 .

Le regard porté sur les diverses cultures s’est, lui aussi, modifié. Et en 1967, la problématique devient celle de la collaboration, dans le respect des différences. Le but visé est «  d’œuvrer ensemble pour édifier un avenir commun de l’humanité » 710 . Bien qu’à maintes reprises, Sophie Barat ait conseillé de s’adapter «  aux coutumes du pays », il prévalait dans la culture institutionnelle de l’époque un réel ethnocentrisme, renforcé par le souci d’uniformité. Or, la volonté de le supprimer est ici clairement exprimée. Quant aux jeunes nations fières de leur indépendance, «  ne leur imposons jamais une culture étrangère...C’est une exigence essentielle pour que l’Eglise s’enracine profondément dans le pays, jusqu’à devenir autochtone sans cesser d’être universelle »  711 . Le vieil ethnocentrisme occidental est débouté par la seule conviction digne de se poser en loi universelle : une urgence missionnaire vécue dans le respect des différentes cultures.

A cette nouvelle appréciation des particularités culturelles et religieuses, font suite de nouveaux choix institutionnels. Au paramètre 4, une finalité éducative a déjà été exprimée : «  Loin de favoriser inconsciemment l’esprit de classe, il faut développer dans nos élèves ce sens social qu’exige un christianisme vécu »  712 . Une telle formulation reste proche de celles de la tradition. Mais au paramètre 6, s’affirme le choix d’une nouvelle finalité sociale. Les capitulantes situent leur option en écho à l’attestation formulée dans les premières pages du document. En voici la représentation.

page attestation implications

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«   Nous voulons prendre notre responsabilité devant les faits : 2/3 du monde ont faim ; deux cent cinquante millions d’enfants sont dépourvus d’éducation ; la promotion de la femme pose des problèmes nouveaux.

Nous devons élargir notre champ d’apostolat et nous ouvrir à toutes les classes sociales

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«  Dans un monde où la faim et l’ignorance doivent être combattues par l’éducation, nous devons nous demander :


«  Arrivées à ce point de l’histoire du monde où 35 millions de frères meurent chaque année de faim et de misère, est devenu une exigence de justice et d’amour de :
«  Pour regrouper nos forces et aller vers les moins favorisés des biens de ce monde,

- si nos élèves nous quittent avec un sens assez réaliste de la justice sociale et la détermination de travailler à changer le monde
- si nous-mêmes nous éduquons les élèves qui ont le plus besoin de nous.

- nous dépouiller en leur faveur des biens non nécessaires à notre apostolat,
- et partager fraternellement ceux que ce même apostolat nous oblige à posséder.
- nous aurons à supprimer des œuvres vieillissantes et parfois celles en pleine activité mais moins nécessaires,
afin de créer des centres d’éducation dans les banlieues, dans les petites villes où le besoin d’une éducation chrétienne se fait gravement sentir. »

Le cri entendu est celui des enfants privés de leurs droits élémentaires  713 . C’est à ce fléau des sociétés modernes et « éclairées » que l’Institut décide de s’affronter en le combattant. Une telle option « est une exigence de justice et d’amour », devant les faits. Cette exigence se traduit par le partage, la remise en cause d’anciens choix institutionnels et une audace créative. Pour cela, une stratégie se met en place. Elle s’appuie sur les orientations de l’encyclique Populorum Progressio. «  Le développement exige des transformations audacieuses, profondément novatrices, ydéclare Paul VI. Des réformes urgentes doivent être entreprises sans retard« . L’exhortation vise bien le public des pensionnats du Sacré-Cœur. «  A chacun de prendre généreusement sa part, surtout ceux qui par leur éducation ont de grandes possibilités d’action » 714 . De fait, bon nombre d’anciennes élèves sauront prendre de telles responsabilités sociales et, parfois même, politiques.

La visée sociale des éducatrices est de former les élèves à «  un sens réaliste de la justice sociale et à la détermination de travailler à changer le monde ». Certes, cette finalité s’inscrit dans la continuité du plan initial. Léonor de Tournély avait conçu le projet d’une «  Société de femmes qui se consacreraient surtout à l’éducation des jeunes personnes que leur naissance ou leur fortune appelle à jouer un rôle important dans le monde »  715 . Les deux expressions, « travailler à changer le monde », et «  jouer un rôle important dans le monde », peuvent recevoir un sens équivalent, sinon proche 716 .Aussi peut-on dire que la finalité actuellene s’éloigne pas de l’intention du fondateur. Son caractère novateur ne relève donc pas de la formulation ou du contenu. Il provient de la conviction qui l’accompagne et de la contextualisation qui le détermine. «  Arrivées à ce point de l’histoire du monde où 35 millions de frères meurent chaque année de faim et de misère, nous dépouiller en leur faveur des biens non nécessaires à notre apostolat, et partager fraternellement ceux que ce même apostolat nous oblige à posséder, est devenu une exigence de justice et d’amour, y est-il déclaré ». L’attestation unit la justice à l’amour des frères marqués par les fléaux actuels.

Le processus décisionnel est le suivant :

Cette dynamique de la justice et du partage fondée sur l’amour fraternel, n’est pas sans rappeler celle de la réparation liée à la dévotion au Sacré-Cœur. Serait-ce une traduction de « l’idée primordiale » de l’Institut  717 , comme le demandaient les synthèses des travaux préparatoires ? Si oui, quelle en est la portée ? Induit-elle d’autres transformations ? La suite de notre étude, au chapitre deuxième, permettra peut-être de répondre à ces questions suscitées par la force de l’attestation collective.

La prospective relative aux nouvelles formes d’action éducative est abordée aux paramètres 7 et 8, selon un tracé d’ouverture progressive. En voici la liste, dressée au paramètre 7 : «  Outre nos instituts d’éducation et d’enseignement primaire et secondaire, écoles normales, collèges universitaires, d’autres «  moyens » sont aujourd’hui «  en notre pouvoir » : l’enseignement dans les paroisses, dans les banlieues ; la création de centres de catéchèse, d’orientation spirituelle, d’accueil ; la prise en charge de cours de formation pour les adultes, pour les handicapés et les abandonnés ; la visite des familles selon les besoins apostoliques ; les colonies de vacances ; la participation à des équipes missionnaires ; enfin, toute œuvre d’éducation dont le besoin se fera sentir. Y compris la formation de spécialistes  718  ». Les critères de choix sont nommés :

  • un meilleur service,
  • une plus grande urgence,
  • un bien plus universel,
  • une prospective éclairée 719

Quant au paramètre 8, il présente un caractère tout à fait inédit. Car il sort délibérément du champ ecclésial. Il envisage l’accès, en tant que «  professeurs officiels, dans les universités, instituts secondaires, etc... » . Et la liste reste ouverte. La finale du paragraphe confirme cette détermination d’élargir les formes et les lieux d’engagement : «  Nous devrions être des ferments de vie évangélique dans un milieu laïc, y est-il affirmé. Il faut lire les signes des temps et lorsque cela arrivera - ce ne sera pas en même temps pour toutes les nations -, qu’on nous trouve prêtes, sans regret stérile, à vivre le Christ dans un monde aux structures nouvelles »  720 . La conclusion de l’ensemble de l’article  721 apporte une dernière ratification : «  Un champ immense est ouvert ». Puis, en guise de cachet institutionnel,sont stipulées les visées institutionnelles :

  • « s’ouvrir au progrès des temps ;
  • et créer ce climat de charité et de liberté qui permet à chaque personne d’atteindre toute sa dimension humaine et chrétienne ;
  • servir le monde que Dieu a tant aimé » 722 .

L’espace éducatif délimité par la clôture imposée par le Concile de Trente, vient de subir un véritable bouleversement. Les Décisions et directives de 1964 en avaient, certes, préparé le chemin, en donnant à l’Institut de nouvelles bases juridiques qui supprimaient la règle claustrale et une nouvelle conception de la mission. Néanmoins, les critères de décision se référaient alors encore essentiellement aux formes conventuelles d’action éducative. Aussi peut-on dire que la refondation de l’œuvre éducative ne s’opère réellement qu’au Chapitre spécial de 1967. «  Remontant aux sources de l’Institut » et quittant la problématique de la séparation du monde pour passer à celle de l’appartenance et de la présence, la Société du Sacré-Cœur est prête à s’engager dans de nouvelles formes d’action éducative, «  là où le besoin se fera sentir ». Cette transformation fondamentale étant opérée, il reste à reformuler les priorités éducatives, de manière à les rendre opérationnelles. Un premier projet éducatif voit le jour en 1975. Il est à l’usage des écoles congrégationnelles des provinces des Etats-Unis. Avant de procéder à son étude, voyons sur quel horizon il apparaît. Précisons les fondements à partir desquels sont élaborés ces « objectifs et critères » éducatifs.

Notes
706.

Ibidem, p. 55.

707.

Yves Congar, U.R.E. n° 4, 5, 12 et 19.

708.

Ibid., p.56.

709.

Texte précité, introduction à l'article sur les "Missions", p.49.

710.

Citation de l'encyclique de Paul VI, Populorum Progressio, ibid. p.43.

711.

Ibid., p.56.

712.

Ibid., p. 55.

713.

La sensibilisation des religieuses du Sacré-Cœur, à ces problèmes mondiaux, est portée par tout un courant ecclésial. Le Comité catholique contre la faim est créé le 25 mai 1961; en mars 1966, il devient le Comité contre la faim et pour le développement. La Délégation catholique pour la coopération est créée en 1967 par l'épiscopat français.

714.

Il est ensuite fait aux textes conciliaires Populorum Progressio (23) Gaudium et Spes (27) ainsi qu'à l'Evangile de Jean (I, 3, 17).

715.

Notice sur le Révérend Pere de Tourné1y, p. 106-107

716.

Comme le relate M. Luirard, les Anciennes élèves "assuraient déjà, localement, une œuvre considérable". En mai 1960, un premier rassemblement mondial eut lieu à Rome. Sur les 100.000 anciennes élèves des cinq continents, plus de 2.000 provenant de 28 pays se sont retrouvées autour du thème de la famille. En 1965, une association mondiale est créée : l'AMASC (Association mondiale des Anciennes élèves du Sacré-Cœur). Son but est de "coopérer activement et efficacement avec la Société du Sacré-Cœur dans ses tâches les plus variées", supra, p.176.

717.

Nous rappelons cette visée : "former de jeunes élèves à l'esprit d'adoration et de réparation", Pauline Perdrau, Les Loisirs de l'Abbaye, Tome I, p. 422-424. ou encore Pauline Perdrau - Déposition au procès de béatification.

718.

Ibid., p.57.

719.

Ibid., p.58.

720.

Ibid., p.58.

721.

La vie apostolique, Sixième partie, ibid., p. 53 à 59.

722.

Supra, idem, p. 58.