I.3. « Une trame », à l’usage des Ecoles américaines

I.3.1. Une visée sociale

Un grand appel, celui des pauvres

La synthèse des documents envoyés par les provinces pour la préparation du Chapitre de 1970, brosse l’horizon des travaux capitulaires et indique les conditions de possibilité de la réalisation de l’aggiornamento. Sur celui-ci, un motif s’impose, de façon massive : « UN GRAND APPEL - CELUI DES PAUVRES. Il est, en effet, précisé que « dans tous les documents on sent le désir, et même, la nécessité urgente de répondre à l’appel des pauvres. C’est comme si toute la Société regardait dans la même direction ». Ce souci n’est pas propre à la congrégation. Il rejoint celui de l’Eglise post-conciliaire 723 . Et si, proposer unanimement un tel chemin est bien dans la ligne de la tradition, il est vraisemblablement induit par les choix de l’Eglise latino-américaine. Comme l’indique O. Compagnon, «  Medellin définit avant tout «  l’option préférentielle pour les pauvres », c’est-à-dire l’engagement officiel, et non dénué de prophétisme, des épiscopats latino-américains dans la voie de la «  libération intégrale des opprimés». Et l’historien de citer ces «  Conclusions de Medellin » :

‘« L’épiscopat latino-américain ne peut rester indifférent devant les immenses injustices sociales qui existent en Amérique latine et qui maintiennent la majorité de ses peuples dans une douloureuse pauvreté, très souvent proche d’une misère inhumaine. Un cri profond jaillit du milieu de millions d’hommes demandant à leurs pasteurs une libération qui ne leur vient de nulle part »  724 .’ ‘« L’Amérique latine se trouve dans de nombreux endroits dans une situation d’injustice que l’on peut appeler de violence institutionnalisée. (...) On ne peut donc s’étonner que naisse en Amérique latine la « tentation de la violence ». On n’a pas le droit d’abuser de la patience d’un peuple qui supporte, des années durant, une condition qu’accepteraient difficilement de vivre ceux qui ont une conscience plus vive des droits de l’homme »  725 . ’

De telles déclarations ne sont pas sans impact sur la réflexion et la détermination des religieuses du Sacré-Cœur d’Amérique latine. Il semblerait même que leur retentissement soit international, à en juger par les orientations, la nouvelle manière de procéder qui ouvrent et balisent un chemin de rénovation. Les orientations concernent les lieux d’intervention. Audace et générosité sont aux commandes. «  L’appel des pauvres nous arrive en exigeant des actes qui rendent concrète notre réponse ». Cette résolution est développée comme suit. Tout d’abord, par une proposition inédite, à savoir «  aller dans les lieux et aux personnes les plus délaissées, là où l’autre ne va pas, ne peut pas aller, ne veut pas aller ». Ces propos sont comme une réponse à l’incitation de M-J Bultó dans sa lettre-circulaire de Mai 1968.De telles tâches ne semblent plus réservées aux anciennes élèves comme le stipulaient, cinq ans plus tôt, les Directives et décisions de 1964 726 .

Une politique congrégationnelle pour les institutions existantesest alors envisagée. Elle n’est pas moins courageuse, bien que les critères soient stipulés. Voici ces orientations et leurs règles prudentielles :

- fermer l’une ou l’autre de nos œuvres sans blesser toutefois la justice et la charité dans la manière de faire.

- s’il est bien de garder nos écoles, nos pensionnats, nos collèges universitaires, il faut considérer certaines conditions :

a) elles doivent former une communauté éducatrice ;

b) elles doivent être centre de fusion de classes sociales ;

c) elles doivent former une jeunesse qui ait de sérieuses inquiétudes sociales et qui soit engagée dans cette direction : être agent de changement social dans un profond sens de fraternité chrétienne ;

- il faut avoir l’audace d’entreprendre des œuvres provisoires mais qui répondent à une nécessité urgente » 727 .

Ouvrir et oser entreprendre sous le risque du provisoire ; évaluer les institutions existantes selon les trois critères sélectionnés. Tel semble être le mot d’ordre «  en réponse à l’appel des pauvres ».

Sur cet horizon viennent se greffer des « suggestions pour l’avenir », tels des chemins possibles de réalisation. Le premier chemin concerne les lieux de vie des éducatrices. « Une insertion réelle de nos communautés apostoliques dans le milieu, pour les rendre capables de rester à l’écoute du contexte social et culturel qui les entoure ». Les conditions sont stipulées. «  Pour cela, adapter : l’habitation - les relations - le style de vie - les activités ». Ces quatre paramètres permettent de s’installer dans le « milieu », en vue de «  rester à l’écoute » des besoins éducatifs «  qui se font sentir ». Car «  l’évolution socioculturelle s’accélère toujours plus rapidement, déplace les besoins urgents du monde et ceux des lieux où nous sommes implantées » 728 .Il ne suffit donc pas de voir disparaître la règle canonique de la clôture. Il faut « aller vers tous les hommes, les ignorants, les pauvres, ceux qui souffrent » 729 , être insérées là où l’on choisit d’intervenir. De nouveau, l’on croit entendre, en écho, les propos tenus par M-J Bulto, en mai 1968.

Le pluralisme des formes d’activités est le second chemin balisé. Il est ainsi finalisé : « ce pluralisme permet une certaine latitude et ouverture par rapport aux expériences, donne un horizon plus large et davantage de possibilités pour répondre aux appels urgents » 730 . S’ouvrir à d’autres expériences pour mieux répondre aux appels du contexte culturel actuel, revient comme un leitmotiv en écho aux orientations prises en 1967. Comme « forme concrète de pluralisme » - seul exemple formulé - est choisi le dialogue interreligieux et l’œcuménisme 731 . Se retrouve ici l’une des ouvertures opérées lors du Chapitre spécial de 1967.

Le troisième chemin concerne la collaboration, à vivre ad intra et ad extra. Elle transforme la manière de procéder qui relève elle-même d’une nouvelle conception de l’éducation. La démarche se veut opérationnelle. L’objectif institutionnel est de « créer des possibilité de dialogue à tous les niveaux ». Les procédures à mettre en place sont nommées : l’évaluation, la planification, l’information. En effet, «  pour réaliser cette collaboration dans l’apostolat de la Société, on propose la formation d’une équipe » dont le cahier de charges pourrait consister à :

‘«  évaluer périodiquement l’action à tous les niveaux ;
planifier pour éviter la dispersion du travail dans l’Institut, en établissant des priorités sur des bases scientifiques ;
donner une information à toute la Société ».’

L’évaluation de l’action a déjà été mentionnée à deux reprises. Elle apparaît comme un élément constitutif de la nouvelle manière de procéder, en vue de rendre « un véritable service dans l’Eglise et le monde d’aujourd’hui ». Il est envisagé qu’elle soit réalisée

‘«  à l’intérieur de la Société, à tous les niveaux. Ce qui, pratiquement, signifie : envisager la mobilité du personnel d’une Province à l’autre ;
au dehors :
- avec les anciennes ;
- avec les parents, les professeurs dans la communauté éducatrice ;
- dans la pastorale d’ensemble ; avec les prêtres et les autres congrégations ;
- avec les organismes nationaux et internationaux, responsables de la pastorale et de l’éducation, prise dans son sens large de promotion humaine ».’

L’extension est maximale, dans le cadre, non plus de la clôture, mais de la spécificité du service éducatif de l’Institut.

Les compétences requises pour exercer sa tâche, sont énumérées :

‘«  - une valeur humaine suffisante ;
- le sens des relations interpersonnelles ;
- une formation théologique et pastorale qui lui permette d’affronter d’autres idéologies et de réaliser une véritable tâche d’évangélisation ;
- une formation sociale et culturelle ;
- une compétence professionnelle, et même une spécialisation, nécessaire aujourd’hui pour rendre un service valable »  732 .’

Elles constituent les objectifs d’une formation initiale et continue. Un autre élément majeur se signale. Le sens de l’éducation est renouvelé. Il n’est plus question de vouloir inculquer un solide bagage de vertus et d’enseignements, représentant ce qu’une jeune fille doit savoir et être pour pouvoir répondre à sa vocation de mère de famille. L’éducation est conçue « dans son sens le plus large de promotion humaine ». Lui sert d’explicitation la définition apportée par René Maheu  733  : «  l’éducation doit se manifester comme une activité permanente et omniprésente. On ne doit plus la penser comme préparation à la vie, mais comme une dimension de la vie, caractérisée par une acquisition continuelle de connaissances et un réexamen incessant des conceptions ». L’Institut semble ainsi répondre à cette question qu’il posait quatre ans auparavant : «  n’avons-nous pas à revoir notre concept d’éducation pour l’élargir ? » 734 . La finalité éducative est, elle aussi, explicitée en ces termes : «  former une jeunesse consciente de l’engagement qu’elle devra prendre face aux injustices sociales et aux structures d’oppression, pour transformer la société à la lumière de l’Evangile » 735 .

Et l’article se termine par une synthèse des éléments constitutifs d’une réponse effective à « l’appel des pauvres ». Une certaine hâte s’y exprime. « Si la Société veut être fidèle à l’appel entendu, y est-il déclaré, elle doit s’engager sans tarder au service des pauvres. » Elle «  doit se demander si elle donne une réponse assez courageuse et audacieuse aux interpellations angoissantes qui montent de tant de cœurs humains devant l’injustice sociale ». Trois chemins sont tracés : insertion - pluralisme - collaboration. Ils reçoivent valeur d’orientations pour un nouveau projet institutionnel. En voici la formulation :

‘- «  La réponse sera pluriforme : chaque Province devra trouver les formes concrètes de service adaptées à la situation et au contexte social du pays, mais chaque religieuse là où elle travaille doit porter le souci constant de cette orientation vers les pauvres.
- Partout où cela sera possible, nos écoles, pensionnats et collèges universitaires doivent devenir des lieux de fusion de classes sociales.
- Comme Société internationale, chaque Province devrait aussi s’ouvrir aux problèmes du monde, en dépassant tout particularisme ».’

Le critère des choix est spécifié : « répondre aux besoins des hommes et aux appels de l’Eglise, en référence avec l’Evangile et dans la ligne du charisme de l’Institut » 736 .

Pour terminer l’étude de ce document de synthèse, faisons une dernière remarque. Le choix de l’éducation, comme service congrégationnel, semble loin d’être remis en cause. Bien au contraire, les suggestions émises le présupposent. Et sa raison d’être est exprimée, sans équivoque, dans les premières lignes de l’article. La mission de l’Institut, y est-il spécifié, est de «  révéler l’Amour au monde, en répondant à ses besoins les plus urgents, dans le dynamisme du charisme de Notre Ste Mère, c’est-à-dire par l’éducation dans son sens le plus large de «  promotion humaine ». L’expression « le dynamisme du charisme » est soulignée dans le texte, comme pour renforcer l’équivalence : « c’est-à-dire par l’éducation ». Le processus du charisme fondateur est donc le « lieu » où prend source l’identité éducative. En d’autres termes, l’éducation fait partie intégrante de ce charisme puisqu’elle est un élément de la dynamique fondamentale de l’Institut. A cette conviction fait suite une nouvelle définition de l’éducation, à savoir «  le développement intégral de l’homme pour sa libération en Jésus-Christ ». Cette formulation intègre une redéfinition de la visée et de nouvelles modalités de réalisation.

Cet article, intitulé «  Suggestions pour l’avenir », brosse un horizon institutionnel. L’internationalité, la collaboration et la pluriformité en constituent les vecteurs en interaction. Une demande dite unanime, répondre à l’appel des pauvres, semble devoir déterminer les décisions ultérieures, en vue d’un meilleur service éducatif. Les objectifs éducatifs deviennent : former une jeunesse consciente des injustices et des structures d’oppressions, capable de devenir agent de changement social à la lumière de l’Evangile. Voyons, maintenant, si le Chapitre général de 1970 intègre, ou non , ces « suggestions pour l’avenir »

Notes
723.

"L'Eglise se présente désormais comme l'Eglise des pauvres", Directives et décisions de 1964, supra, idem, p. 55.

Cette remarque reprend presque textuellement les propos du pape Jean XXIII, dans son "Message au monde avant l'ouverture du Concile", à savoir "en face des pays sous-développés, l'Eglise se présente telle qu'elle est et veut être : l'Eglise de tous et particulièrement l'Eglise des pauvres", cité par Olivier Compagnon, Histoire du christianisme des origines à nos jours, sous la direction de J-M. Mayeur, tome XIII, Troisième partie, Chap. IV, Desclée, Paris, 2000, p.538.

724.

L’Eglise dans la transformation actuelle de l’Amérique latine, Conclusions de Medellin, La pauvreté de l’Eglise, Paris, Cerf, 1992, Cité par Olivier Compagnon, idem, p.538.

725.

Document «Paix » , 78-79, ibidem, p.538.

726.

Ibidem, p.56-57.

727.

Documents de travail du XXVIIIè Chapitre, Apostolat, 1970, p.5.

728.

Idem, p.6.

729.

Recueil de lettres-circulaires de M-J Bulto, 5è lettre, p. 40.

730.

Documents de travail du XXVIIIè Chapitre, idem, p.7.

731.

"Une forme concrète de pluralisme se manifeste par l'ouverture à l'Esprit présent dans les autres religions et dans les institutions profanes : œcuménisme, dialogue", ibidem, p.7.

732.

Ultérieurement, ces compétences se retrouvent formulées comme caractéristiques de l'équipe éducative plurielle (laïcs - religieux - prêtres).

733.

René Maheu. Année internationale de l'Education., Unesco, 1970, ibidem, p.6.

734.

Synthèses envoyées aux capitulantes du Chapitre de 1967, Schéma I, Fin et esprit de la Société, A.G.S-C, p. 4.

735.

Idem, p.6.

736.

Ibidem, p.6.