Se solidariser « du dedans »

Si l’horizon institutionnel reprend certains éléments du document de travail, il ne s’y limite pas. Il s’ouvre, à la manière du texte de 1967, par ces propos : «  Prolonger l’Incarnation et manifester l’Amour de Jésus, qui a vécu en frère parmi les hommes et a donné librement sa vie pour ses amis, est une tâche urgente quand les hommes s’interrogent sur le sens de la vie et sur l’avenir d’un monde divisé » 737 . La contextualisation intègre un nouvel élément. Le monde n’y apparaît plus dans un mouvement ascendant d’évolution vers le Christ. La scène internationale est celle d’un monde « déchiré «   738 , divisé, où tant de (nos) frères souffrent et ne peuvent mener une vie vraiment humaine ». L’appel auquel les RSCJ veulent répondre, est celui de tout homme « opprimé par l’ignorance et la servitude ». L’ouverture est illimitée. Néanmoins, la priorité reste la même qu’en 1967 : « répondre surtout aux besoins des jeunes qui cherchent le sens de leur vie » 739 .

Autre caractéristique de ce document : il inscrit, d’entrée de jeu, les orientations sur fond de contexte international. Visiblement, la dialectique du particulier et de l’universel fonctionne entre la première et la cinquième option. Les options 2-3-4 y trouvent leur conditionnement congrégationnel. Pour faciliter la visualisation de ce nouveau « cadrage » institutionnel, reproduisons le tableau des intitulés des cinq options, déjà présenté ci-dessus  740 .

option 1 option 2 option 3 option 4 option 5

Communauté internationale, une et nécessairement pluriforme, nous voulons vivre cette nouvelle conscience de notre communion et accepter les conséquences pratiques de co-responsabilité et de partage au niveau international, pour un plus grand service.

A l’heure où le développement intégral de l’homme est une tâche primordiale, nous réaffirmons notre mission éducatrice comme service d’Eglise.

A la lumière de l’Evangile et du contexte social nous voulons nous solidariser avec les pauvres.

Dans un univers qui a faim et soif de justice, notre attitude sera celle de la solidarité envers le Tiers Monde qui souffre pauvreté et oppression.

Nous nous engageons à travailler au renouveau de la communauté fraternelle, condition essentielle de l’avenir de notre vie religieuse et d’une réponse authentique à l’interpellation de l’Eglise et du monde.

Cette dialectique du particulier et de l’universel est comme la tension féconde d’où surgissent les transformations des anciennes représentations. En effet, l’unité dans la pluriformité semble jaillir de l’interaction entre le charisme «  d’union et de conformité » des religieuses de l’Institut et leur internationalité. Et surtout, par suite, ce charisme institutionnel s’y exprime en un nouveau langage.

Cela apparaît dans la troisième option qui donne sens et identité à l’agir institutionnel. Le mouvement d’ensemble des cinq options y converge. Il suit la geste d’abaissement du Christ serviteur. L’ensemble du texte est dense, bref, unifié autour de cette figure qui donne visage à l’identité éducative. «  Saisies par le Christ qui s’est anéanti Lui-même et a donné sa vie pour nous libérer, nous sommes engagées dans une œuvre de libération ». Telle est l’attestation collective. Le concept de libération vient, de nouveau, qualifier l’agir institutionnel 741 . Mais le charisme d’union et de conformité s’exprime de manière inédite, par la solidarité. « N’importe où nous sommes, cette solidarité doit marquer notre vie », y est-il déclaré.La raison est explicitée : cette solidarité ne relève pas d’une théorie politique ou sociologique particulière 742 mais de l’union au Christ. Les implications éthiques sont nommées : au niveau personnel, «  travail sérieux, disponibilité et dépouillement ». Le niveau collectif est abordé plus spécifiquement dans la quatrième option ». Cette solidarité «  va surtout nous désinstaller de nous-mêmes »  743 , y est-il spécifié. Les «  dispositions intérieures » deviennent : apprécier les cultures et les traditions autres que les siennes  744  ; s’éloigner «  de toute attitude de pouvoir et de paternalisme ». Et le seuil de l’utopie se franchit par la formulation d’objectifs d’action collective : prendre position devant les structures déshumanisantes d’une société de consommation ; aider à une meilleure distribution des biens de ce monde ; planifier « les œuvres dans une perspective mondiale, selon les besoins et les possibilités » 745 .« Appartenir de nom et d’effets » au Christ doux et humble semble trouver, ici, une forme possible de réalisation. La livrée en est le dépouillement et le partage des biens, l’estime des différences et l’acceptation de la pluralité. L’action s’y trouve ordonnée à la libération.

Vraisemblablement, dans cette troisième option du Chapitre général de 1970, s’amorce l’actualisation de certains éléments de la symbolique fondamentalede l’Institut 746 . Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que la supérieure générale déplore, en 1972 : «  Les options ne sont toujours pas comprises en profondeur ; on ne saisit pas que ce sont des lignes convergentes ». Le point central de cette convergence semble être l’interprétation du charisme d’union et de conformité au Cœur du Christ  747 , pour «  un meilleur service de l’Eglise et du monde d’aujourd’hui ». Pour le vérifier, examinons de suite, avant même d’étudier la 2 è option, le document élaboré lors du Chapitre général de 1976. L’interprétation du charisme fondateur s’y trouve-t-elle confirmée ?

De fait, ce texte est en consonance directe avec les options de 1970. Dès le premier article intitulé « Charisme : facteur d’unité, de continuité, de changement », la même conviction y est exprimée. Mais elle l’est de manière plus explicite, bien que le schème de pensée reste systémique. La détermination de communiquer une expérience collective pour rendre plus accessibles les orientations prises, est apparente. L’introduction évoque brièvement les deux étapes antérieures de l’aggiornamento, 1967 et 1970 748 , pour inscrire dans cette dynamique l’essentiel de l’expérience capitulaire. Voici, en quels termes : «  ce Chapitre de 1976 nous a fait expérimenter notre unité au niveau profond de notre charisme ; il a renforcé ainsi notre don pour la mission. Loin de supprimer les Options nous les affirmons à nouveau, mais avec un accent plus humble et un regard plus unifié ».

Ces Options ne sont pas reprises pour elles-mêmes.Mais l’essentiel de ce qui y était signifié, réapparaît au fil de l’écriture. Le premier article focalise sur le noyau de l’expérience capitulaire. «  Dans ce Chapitre de 1976, y est-il dit, nous constatons parmi nous l’existence d’une force qui nous unit, à travers notre grande diversité et celle de nos provinces. Cette force est celle de notre charisme, exprimée dans nos Constitutions par les mots «  union et conformité au Cœur de Jésus ». Le caractère dynamogène du charisme est développé, puis diffracté dans les articles suivants, en particulier dans le second, intitulé «  Nos engagements en vue de la mission », où s’affirme la nouvelle finalité éducative. Cette visée apparaît comme la résultante de la dynamique d’ensemble. Examinons, dans le mouvement même du texte, cette «  force du charisme » et ses déterminations en interaction avec les appels du monde contemporain.

Comme dans le texte de 1970, l’horizonest celui d’une «  humanité déchirée par les injustices du monde ». Devant ce défi, le charisme suscite l’urgence d’une réponse marquée par la solidarité. Le processus décisionnel décrypté dans le texte du Chapitre spécial de 1967 se retrouve ici. Représentons-le, cette fois, dans un schéma de forme triangulaire correspondant à la forme de pensée qui s’y exprime.

   
dans un monde


l’homme est souvent instrumentalisé, défiguré, frustré, dans ses besoins les plus immédiats comme dans ses aspirations les plus profondes
749
communauté apostolique internationale,

notre charisme nous presse de
nous faire solidaires des hommes
dans leurs souffrances et dans la
recherche d’un monde
plus juste et plus fraternel
750
la dimension éducative de notre mission est inséparable
de l’appel à travailler pour la justice 751

La détermination n’a pas perdu de sa vigueur. Elle s’exprime dans le langage de l’attestation, en termes de volonté collective et d’engagement. Mais une variation se repère dans les orientations émises, où la modestie est à l’ordre du jour. Il s’agit, désormais, de « chercher la solidarité avec les pauvres, les marginaux », de «  collaborer dans notre mutuelle libération faite de croissance dans la foi et l’amour » 752 . Le paradigme d’une humble collaboration vécue sous le régime de la réciprocité, semble devenir la règle d’or du nouvel « ordo » institutionnel. En 1967, la démarche collective était encore conquérante. En 1970, l’utopie était repérable, dans les orientations données à l’administration, au niveau international. En 1976, l’accent devient plus réaliste. Désormais, il convient de «  chercher avec » les autres partenaires d’une même action sociale, les modalités d’une démarche éducative.

Quant à la nouvelle visée, elle apparaît bien comme la résultante de l’interaction entre la réalité vécue et le charisme fondateur 753 . La démarche de pensée part de ce constat : «  une dimension éducative a toujours marqué notre service d’Eglise. Pendant un siècle et demi, parmi d’autres moyens, nous avons choisi de préférence les œuvres d’éducation de la jeunesse ». La relecture se poursuit en faisant apparaître le point focal des nouvelles déterminations institutionnelles. «  Prises nous-mêmes dans les structures injustes et déshumanisantes de notre monde, nous sommes conscientes de la nécessité «  d’embrasser tous les moyens en notre pouvoir » pour annoncer l’amour du Père ». Ce lieu décisionnel est la conscience collective d’une urgence missionnaire contextualisée. La démarche est implicative : les éducatrices ne se situent pas hors de la réalité à évangéliser. L’une des attitudes préconisées est, en effet, de «  vivre parmi les gens, sans chercher de privilèges, et apprendre des autres le chemin des béatitudes ». Dans cette logique, la visée institutionnelle devient : «  prendre conscience des situations d’injustice où nous sommes impliquées, et chercher la justice avec nos frères » 754 , «  chercher la solidarité avec les pauvres, les marginaux, et collaborer dans notre mutuelle libération faite de croissance dans la foi et l’amour » 755 .

Aujourd’hui comme hier, le défi auquel les éducatrices se trouvent confrontées, concerne la dignité de l’homme. « Dans un monde qui ne reflète pas les exigences du Royaume et où l’homme est souvent instrumentalisé, défiguré, frustré dans ses besoins les plus immédiats comme dans ses besoins les plus profonds 756 , y est-il affirmé, notre charisme nous presse ... de chercher la croissance de l’homme et sa libération, dans une relation de personne à personne ». Fondamentalement, la préoccupation est la même. Mais la formulation est différente. La priorité institutionnelle, également. En effet, de l’interaction entre le charisme fondateur et le monde contemporain, prend forme ce choix collectif : «  préférer les moins favorisés : les pauvres, les opprimés, les marginaux ». Cette priorité revient à plusieurs reprises dans le texte. Faut-il s’en étonner ? Il ne semble pas car cette préférence est une constante de l’Institut depuis ses origines. Les Constitutions de 1815 en allèguent, d’ailleurs, la raison 757  : « leur pauvreté (celle des enfants des classes externes) leur donne avec Jésus-Christ des traits particuliers de ressemblance » 758 . Par contre, ce qui n’est pas sans poser question, c’est l’exclusivité de ce choix. En effet, la priorité de 1967, réassumée en 1970, à savoir « répondre surtout aux besoins des jeunes qui cherchent le sens de leur vie » 759 , n’apparaît pas ici. Lui fait place : « chercher la solidarité avec les pauvres et les marginaux ».

Néanmoins, il faut reconnaître que cette ouverture «  à de nouvelles perspectives » s’inscrit dans le mouvement d’élargissement du champ éducatif, engagé depuis dix ans. «  Le chapitre de 1967, à la suite du Concile, a défini notre congrégation comme «  Institut apostolique », rappellentles premières lignes de l’introduction. En élargissant notre champ d’apostolat, il nous a ouvert le chemin de la pluriformité ». Ce Chapitre spécial a, en effet, mis en œuvre la condition de possibilité requise canoniquement pour pouvoir accéder à cette pluriformité. Condition nécessaire mais non suffisante. Car pour rendre effective la forme ignatienne rêvée par Léonor de Tournély, seul le charisme institutionnel est le véritable opérateur. La loi canonique délimite, ouvre ou restreint les formes d’actualisation. Mais la force de créativité relève de la spiritualité qui propulse vers les frontières, en réponse aux appels entendus. Les capitulantes le soulignent, d’ailleurs, en affirmant : «  nous sommes conscientes de la nécessité «  d’embrasser tous les moyens en notre pouvoir» pour annoncer l’amour du Père ». L’expression «  les moyens en notre pouvoir » est celle des Constitutions de 1815. Or, présentement, ce pouvoir n’est plus restreint par le droit canonique du Concile de Trente. Ses limites sont celles de la vocation de la religieuse du Sacré-Cœur, comme le signalait astucieusement M-J Bulto, en mai 1968, en évoquant Philippine Duchesne. Le principe régulateur de l’aggiornamento institutionnel n’est autre que le charisme institutionnel. Lui seul semble légitimer transformations et ouverture.

A cette étape de notre réflexion, apparaît donc, avec netteté et sobriété, la source du dynamisme d’actualisation et d’adaptation du service éducatif de l’Institut. Le charisme d’union et de conformité au Cœur du Christ suscite, au contact de la réalité vécue, une nouvelle manière de procéder avec de nouveaux acteurs. La préférence qui s’affirme lors du Chapitre général de 1976, est une réponse à « l’appel des pauvres ». «  C’est comme si toute la Société regardait dans la même direction ». Cette mention du document préparatoire de 1970, prend forme, de fait, dans ce choix collectif de 1976 : «  chercher la solidarité avec les pauvres, les marginaux », «   travailler pour la justice, en collaborant à la croissance de l’homme et à sa libération ».

Voyons, maintenant, si et comment, cette visée institutionnelle est intégrée dans la maquette d’un projet éducatif élaboré en avril 1975par les religieuses des provinces des Etats-Unis.

Notes
737.

La Société du Sacré-Cœur, communauté apostolique, ibid., p.10.

738.

Première option, ibid., p.12.

739.

Deuxième option", ibid., p.13.

740.

Supra, Quand viennent les vents contraires, p. 240.

741.

Ce terme se trouvait dans le document de travail du Chapitre général. supra, p.

742.

Comme c'est le cas dans la pensée sociologique de Bourdieu.

743.

Ceci était exprimé dans les Documents de travail du XXVIIIè Chapitre, Apostolat,1970, p.5.

744.

Idem, p. 12.

745.

Quatrième option, ibidem, p. 15.

746.

Le Père Spruit, sociologue, avait encouragé cette actualisation. Voir à ce sujet : Père Spruit La communauté évangélique du Sacré-Cœur, p.201. Cette actualisation avait été majoritairement demandée dans les synthèses des travaux préparatoires au Chapitre spécial de 1967.

747.

Ce que spécifiait la 6è circulaire, datée 20.10.1971, en ces termes :"Pour vivre les cinq options qui en réalité ne sont que l'expression de notre "union et conformité au Cœur de Jésus", nous devons être attentives à discerner l'action de l'Esprit dans l'histoire", C.Camacho, Lettres à la Société, 1970-1982, Rome, p.13. De même, la lettre 10, datée du 3.07.1972 : "les cinq options ne sont que l'expression de notre union et conformité au Cœur de Jésus", ibid., p. 22.

748.

"Le chapitre de 1967, à la suite du Concile, a défini notre congrégation comme "Institut apostolique". En élargissant notre champ d'apostolat il nous a ouvert le chemin de la pluriformité.

Celui de 1970 nous a engagées, comme communauté apostolique, à vivre les cinq options fondamentales qui ont profondément marqué notre mode d'insertion dans le monde et nos vies communautaires. Mais nous avons eu de la difficulté à unifier ces cinq lignes. En isolant l'une ou l'autre, nous avons engendré, parfois, des divisions et affaibli notre service pour la mission." Chapitre de 1976, Société du Sacré-Cœur, p. 5.

749.

Nos engagements en vue de la mission, ibidem, p.13-14.

750.

Charisme, ibid., p. 6.

751.

Dimension éducative de notre mission.- Justice, ibid., p.8.

752.

Ibid., p.7-8.

753.

En voici la formulation : « Cette dimension éducative et la réalité que nous vivons, nous ont ouvertes à de nouvelles perspectives pour répondre à notre mission de manifester l'amour de Dieu révélé en Jésus-Christ », ibid. p.8.

754.

Attitudes en vue de notre mission, ibid., p.9.

755.

Charisme, facteur d'unité, de continuité, de changement, Dimension éducative de notre mission.- Justice, ibid., p.7-8.

756.

Ibid., p.8.

757.

"Quoique toutes les âmes confiées aux soins des épouses du Cœur de Jésus semblent leur présenter les mêmes titres à leur affection, il en est une cependant pour qui il leur est permis d'avoir un attrait particulier : ce sont les enfants des pauvres, qui viendront apprendre auprès d'elles la science du salut" Constitutions Société du Sacré-Cœur de Jésus, Sommaire, deuxième partie, Ecole des pauvres, p.157.

758.

Aussi les éducatrices "seront-elles pleines d'estime, de zèle et d'affection pour l'œuvre qui a pour but le soin des enfants pauvres, et qui est par excellence l'œuvre chérie du Cœur de Jésus", Constitutions de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, Troisième partie, Des moyens qu'emploie la Société pour travailler à la sanctification du prochain, IV, Des classes des pauvres, p.94.

759.

Deuxième option, supra, ibid. p.13.