Appartenir de nom et d’effets

La seconde remarque est relative à un enjeu. Formulé dans la deuxième lettre  782 , celui-ci n’est pas sans évoquer le défi présenté dans l’introduction du texte de 1967  783 . Voyons comment. En 1967, l’intrigue se nouait autour de «  l’immense problème du développement sous toutes ses formes... dans un monde pluraliste et sécularisé ». Elle concernait «  le renouveau et l’adaptation » du service éducatif de l’Institut. Les «  orientations ad experimentum » développaient un nouvel espace dans lequel pouvait se déployer, désormais, l’agir Congrégationnel. Cette représentation s’inscrivait sur le fond d’une dramaturgie universelle où la geste d’Incarnation du Verbe appelait à la co-responsabilité et à la participation de tout homme. L’action éducative y recevait une place centrale, comme lieu potentiel de révélation du sens de l’existence et du monde. A partir de cette mise en scène, une utopie Congrégationnelle était esquissée, la conception d’une nouvelle maquette de l’agir éducatif était déployée. Quatre années se sont écoulées depuis cet événement où l’Institut a délibérément ouvert un nouveau champ éducatif. En quoi et comment la circulaire de mars 1971, signée par les cinq membres de l’équipe générale, reprend-elle à nouveaux frais, la même problématique ?

Dans un genre épistolaire marqué par la simplicité et la vivacité de l’écriture, cette lettre va droit au message à transmettre. Relatant le travail réalisé par l’équipe centrale au cours des derniers mois, un travail essentiellement relationnel, elle pointe d’emblée sur l’enjeu à communiquer : fonder l’action éducative sur une éthique spécifique. Les conditions de possibilité d’une telle entreprise ne sont pas abordées sur un registre socio-politique, ni même pédagogique. L’angle d’approche est celui d’une manière d’être dans la relation éducative. Pour le faire apparaître, suivons le mouvement même de l’écriture.

Le premier paragraphe de cette circulaire focalise sur le regard que les éducatrices portent sur l’environnement. Ce regard scrute un défi, ainsi formulé : «  comment construire le peuple de Dieu en réponse à la crise des valeurs du monde actuel » ? Le ton n’est pas aux grandes affirmations doctrinales. Il est celui d’une autorité fraternelle qui convoque à la responsabilité 784 . Cette attestation fait l’objet du second paragraphe. Elle réactive la mémoire en se référant à «   l’exigence si forte » des Constitutions : «  Le sort de la Société est entre leurs mains ». Et elle délivre alors l’enjeu, objet de la missive, après l’avoir contextualisé. « Nous sommes sûres, y est-il affirmé, qu’en ce moment critique de l’Eglise et de la Société, toutes, nous voulons être fidèles à cette intuition profonde de Sainte Madeleine-Sophie : «  Vivre de Jésus-Christ, en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, c’est toute la religieuse du Sacré-Cœur ». Cet enjeu semble donc concerner l’identité d’une vie religieuse apostolique.

Les deux paragraphes suivants le précisent. Ils décrivent des attitudes spécifiques : la confiance et la gratuité du don de soi  785 . Ils dessinent une manière de procéder caractérisée par «  un regard contemplatif qui découvre en l’autre ses richesses latentes, l’amour du Christ qui vit en lui et qui affermit notre espérance ».Cette conviction est analysée en ces termes : «  Oui, la liberté se construit grâce à cette attitude d’attente qui suscite en l’autre ses plus secrètes possibilités et le porte à se livrer plus pleinement, sans défense, aux besoins des hommes, dans une simple disponibilité ». Une forme de vie est esquissée. Une relation éducative, également. Elles sont qualifiées par un type d’intériorité qui rend capables de devenir « éveilleurs de sens », en appelant l’autre à la responsabilité. Tel est bien l’enjeu sélectionné, devant «  la crise des valeurs du monde actuel ». La troisième lettre reprend, comme pour en souligner l’importance  786 , les conditions transcendantales de réalisation «  d’un travail efficace dans le monde ». Ces conditions de possibilité ont pour nom : «  l’espérance », «  l’amour fondé sur l’Esprit de Jésus ressuscité qui agit en nous » 787 .

En soulignant l’urgence de se référer à une expérience spirituelle, fondatrice d’un engagement  788 , ces circulaires (2 et 3) se situent dans le sillon ouvert par le chapitre de 1967 et tracé par M-J Bultó dans sa 9ème lettre  789 . Mais «  re-naître » se trouve, ici, lié au mémorial. Pour expliciter l’intuition spirituelle de la fondatrice, l’équipe générale n’utilise pas un langage traditionnel. Elle opère, au contraire, une sorte de distanciation, par rapport au contexte parodien intimiste et victimaire dans lequel le symbole fondateur reçut sa configuration. Elle évite ainsi de recourir à ce qui ne serait qu’une « image référentielle », comme c’est encore le cas dans certains mouvements politiques contemporains. Le symbole signifiant l’identité de la Société du Sacré-Cœur de Jésus n’est pas, en effet, une simple image identitaire. Il est une expérience, un acte fondateur toujours renouvelé, sans cesse à actualiser. C’est pourquoi «  l’intuition profonde », «  source à laquelle il est urgent de retourner », est développée dans le langage de l’anamnèse eucharistique : «  Vivre de Jésus-Christ, en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, c’est toute la religieuse du Sacré-Cœur ». La parole se fait insistante : «  Ne l’oublions pas. Il est urgent de retourner à cette source, de construire notre communauté en mémoire du Christ »   790 . Le «  regard contemplatif » porté sur les événements et les situations s’accompagne d’un nouvel enracinement de la symbolique dans la réalité humaine. La lettre 5 vient le confirmer.

Un passage serait-il déjà franchi ? Une perte serait-elle réalisée ? La reconfiguration du symbole pourrait-elle commencer ? A en juger par le mouvement de recontextualisation biblique de la métaphore, à l’œuvre dans ce recueil, des résistances persistent. L’imaginaire collectif est en travail. Il faudra attendre 1981 où, à cette étape de la refondation, la supérieure générale parlera de « guérison de la mémoire collective ». Dix ans, ou davantage, durant lesquels certains parasites font obstacle à la reconfiguration du symbole fondateur.

La troisième remarque porte justement sur ce lieu où évolue la métaphore : le paradigme constitutif de la trame textuelle. Ce paradigme référentiel est celui d’une rencontre, d’une expérience à communiquer. Présent dès la première lettre adressée en novembre 1970 à chaque religieuse  791 , il se retrouve tout au long du recueil, brossé sous divers « motifs » tels que : expérience personnelle  792 - intuition spirituelle - source de conversion - raison d’être rscj - charisme à développer - eau vive à communiquer - force de transformation, etc... Serait-ce donc sur son objet que porte le problème de mémoire ? Y aurait-il même la trace d’une intrigue ? Mais alors, quels en seraient les protagonistes ?

L’enjeu sélectionné dans la lettre 2 concerne, en effet, un acte de mémoire. Or, ce dernier est de telle nature que son évocation revivifie l’événement auquel il se réfère. D’où l’urgence, «  en ce moment critique », d’y revenir d’une manière non pas conceptuelle mais existentielle. «  Revenir à la source, à l’intuition profonde » de la fondatrice, c’est une expérience spécifique, qui permet d’identifier une vocation personnelle et de fonder une appartenance à l’Institut. Convoquer collectivement à la réactualiser, c’est donc engager un processus de refondation. Car l’expérience, strictement personnelle, est aussi et en même temps ce qui apporte au corps apostolique sa cohésion et sa vitalité. Y revenir réassume, en un seul et même acte, la consécration religieuse et les finalités de l’agir éducatif, l’une et l’autre étant intrinsèquement liées dans ce type de vie religieuse.

Comme le rapport au monde vient d’être considérablement modifié par la suppression de la clôture, cette reformulation des visées institutionnelles s’avère, de fait, nécessaire. Sinon, une dichotomie entre l’être et l’agir risquerait de s’installer  793 . Déployer une geste collective qui retourne à « l’arché », au principe fondateur, permet donc d’éviter ou de réduire ce risque. Pour pouvoir décoller l’imaginaire du contexte parodien, il est, en effet, nécessaire d’entreprendre une « opération de plongée » jusqu’à la source de toute configuration : le texte biblique. La puissance d’évocation que cette parole engendre, permet de quitter les images passéistes fonctionnant comme parasites du message à transmettre. Dans le même mouvement, la reconfiguration du symbole fondateur peut s’accomplir. Là est le vrai fondement de l’aggiornamento, sa capacité originaire d’effectivité.

Tel est bien l’enjeu. Car il ne s’agit pas, en cette étape sensible de la refondation, d’une intrigue au sens où un complot serait fomenté par un agent extérieur, comme ce fut le cas avec l’abbé de Sambucy de St. Estève de 1805 à 1815. Les obstacles viennent des individus et des groupes constituant le corps apostolique. C’est la raison pour laquelle les incitations, les encouragements de la Supérieure générale et de son équipe, portent essentiellement sur une manière d’être en relation, avec le Christ, avec soi-même, avec les autres. Cet enjeu, comme en 1815, est «  d’appartenir de nom et d’effet » au Christ doux et humble dans les nouvelles formes d’insertion et d’action éducatives. Saisir ce mouvement de refondation institutionnelle, c’est accéder au «  libre jeu » de la métaphore et des référents culturels des 6.500 religieuses du Sacré-Cœur des cinq continents.

Notes
782.

Lettre 2, 12.03.1971, ibid., p.2.

783.

Société du Sacré-Cœur, Chapitre spécial de 1967, Article sur la vie apostolique, Rome, p.53.

784.

Lettre 2, ibid., p.2.

785.

Littéralement : "l'amour concret et désintéressé qui sait pardonner et se compromettre, et la sincérité d'une réelle confiance nous mèneront à plus de liberté et à un meilleur service", ibidem, p.2.

786.

En voici la formulation :"Ce n'est que dans la mesure où nous cherchons à nous imprégner de l'Esprit du Christ, à nous sentir fils en lui, que nous arrivons à nous connaître nous-mêmes, et à rencontrer les autres en vérité. L'espérance, condition indispensable d'un travail efficace dans le monde, nous donnera la force de porter ensemble les difficultés, parce que l'Esprit de Jésus ressuscité agit en nous. Cet amour actif et co-responsable nous conduira aux résolutions courageuses qu'exige aujourd'hui le renouveau de la vie religieuse", ibid., p.4.

787.

Lettre 3, ibid., p. 4.

788.

Le terme "expérience" est littéralement souligné dans la 3è lettre, du 12.03.1971, ibid., p.4.

789.

"le besoin que nous expérimentons de retrouver notre identité de religieuse du Sacré-Cœur", LETTRES CIRCULAIRES de Mère Maria Josefa Bulto, Lettre du 1er avril 1970 p. 61. Le thème est également présent dans sa conférence d'ouverture au Chapitre de 1970. Voici en quels termes : "Le renouveau foncier, vital de notre grande communauté va demander de tous ses membres un grand effort de conversion dans un esprit d'humilité, de foi et de confiance, pour redécouvrir la fraîcheur, le dynamisme intérieur de notre première rencontre avec Jésus nous invitant à tout laisser pour Lui et pour son Royaume (Luc 10, 29). Société du Sacré-Cœur Chapitre 1970, 3 octrobre - 28 novembre, Quelques paroles de Mère M-J Bulto à la séance d'ouverture du Chapitre, Rome, p.4.

790.

Supra, ibid., p. 2.

791.

En voici l'expression : "dans la foi au Christ et attentive à son esprit". Lettre 1, 28.11.1970, ibid, p.2.

792.

L'expérience est ainsi qualifiée, dans la lettre 3 : " expérience fondamentale, faite un jour, et sans cesse à refaire : vivre dans le Christ", ibid., p. 4.

793.

En octobre 1971, les membres de l'équipe générale invitent, en ce sens, à une vie unifiée, intégrée. Ce, en vue d'être de la relation éducative, et en particulier, "n'oublions jamais, disent-elles, que la vraie formation se réalise dans la rencontre personnelle, dans les relations humaines et l'interaction de nos vies. Les jeunes répètent sans cesse la nécessité de trouver des religieuses congruentes, fortes de leurs convictions, avec qui se confronter", lettre 6, 20.10.1971, ibid., p.13.