Le fleuve qui traverse l’histoire

Une seconde étape de recontextualisation se manifeste dans les lettres 26 et 37. En voici l’objectif : «  découvrir la force qui a donné naissance à la Congrégation »  801 . La métaphore du «  fleuve » apparaît en effet, pour la première fois, en mai 1977, dans la 26ème lettre. Transcrivons intégralement ce passage, pour en respecter la force d’évocation ainsi que le charme de l’écriture.

‘« Je voudrais achever cette lettre par une image résumant mon expérience :
D’abord je me suis demandé comment et par où devait couler le fleuve.
Ensuite j’ai compris que le plus important était qu’il y ait de l’eau dans ce fleuve.
A Joigny, j’ai trouvé la source.
Et tout au long de mon voyage, j’ai senti que l’eau était vive et courait déjà.
C’est pourquoi cette lettre est chargée de joie » 802 . ’

Le texte, à lui seul, se passerait de commentaire. Soulignons-en, toutefois, la datation. Cette lettre est écrite six mois après le Chapitre de 1976 dont l’objectif était «  de discerner » l’identité institutionnelle, de voir «  comment glorifier le Cœur de Jésus-Christ souffrant dans l’humanité »  803 . La réponse a constitué une réelle avancée dans le processus de renouveau et d’adaptation du service éducatif, comme nous l’avons déjà constaté. La joie et la sérénité qui transparaissent dans cette 26ème lettre en sont, d’ailleurs, le signe  804 . Une étape a été franchie. Le processus de renouveau peut se poursuivre. C’est d’ailleurs ce à quoi la supérieure générale encourage en ces termes :  «  J’ai vu que la force de son amour est présente en tous les âges. «  Les pensées de son Cœur demeurent de génération en génération » Ps.32. Que sa flamme nous purifie, nous fasse sortir de l’ankylose provoquée par le passage du temps »  805 .

Quatre ans après, le 25 mars 1980, une nouvelle étape du travail collectif est annoncée.« Etape, est-il précisé, de responsabilité personnelle et communautaire pour veiller à ce que le texte de 1982 soit fidèle au charisme, stimule et soutienne notre élan apostolique, et exprime mieux notre mission d’Eglise ». Dix circulaires accompagneront cette dernière phase aboutissant à la rédaction des nouvelles Constitutions. Mais déjà, deux consignes sont données : méditer le projet de ces futures Constitutions, de manière à pouvoir « participer ensuite, avec lucidité et sens critique, à la prochaine étape » de travail ; dans l’immédiat, « découvrir » ce qui peut « empêcher de répondre avec liberté »  806 . La démarche proposée ne diffère pas de celle que préconisait J.Varin, à des moments sensibles de la fondation. Prendre les moyens d’une juste distanciation des problèmes, de manière à pouvoir nommer les résistances et, ainsi, à s’en libérer.

Cette 37ème circulaire présente, aussi et surtout, un nouvel enracinement biblique. Adressée comme la première lettre à chaque membre de l’Institut, elle accompagne le document préparatoire des nouvelles Constitutions, résultat et aboutissement de la collaboration collective de 6000 religieuses de 40 pays différents. «  Ces pages, dit la supérieure générale, sont l’écho des désirs exprimés par les provinces, après ces années d’incertitude et de recherche sincère ; elles sont le fruit de notre cheminement d’Eglise ; elles sont la mémoire d’un passé où nous reconnaissons l’action de l’Esprit ; elles sont la conscience d’un appel commun toujours ancien et toujours nouveau ». Les quatre caractéristiques, «  écho, fruit, mémoire, conscience », évoquent à elles seules les étapes d’un renouveau institutionnel. La trajectoire, exprimée sur un registre psychologique, part du désir pour aboutir à la conscience, en passant par la référence à la tradition et un nouveau mode d’être en Eglise. Elle souligne l’implication collective et la dimension internationale du corps apostolique 807 . De plus, un tel langage peut convenir à toutes car il rejoint l’image thomiste de la personne, comme celles de conceptions plus modernes, d’E. Mounier ou de P. Ricœur. Mais, aussi et surtout, ce tracé aboutit à l’enracinement du processus lui-même dans la parole biblique.

La seule raison d’être de l’Institut, son identité, est signifiée au moyen d’une métaphore. En effet, pour qualifier cet « appel commun toujours ancien et toujours nouveau »,Concepción Camacho utilise l’image de «  l’arbre planté au bord de l’eau et qui tend ses racines vers le courant, ne redoute rien quand arrive la chaleur : son feuillage reste vert, dans une année de sécheresse il est sans inquiétude et ne laisse pas de porter du fruit, Livre de Jérémie (17,8) ». L’appel vocationnel des religieuses du Sacré-Cœur s’exprime aujourd’hui «  dans un monde où tout change et où chaque jour apporte des problèmes nouveaux à l’Eglise, dans l’attente de solutions nouvelles ». Devant ces caractéristiques du monde moderne, point n’est besoin de s’inquiéter. Même si les formes de la réponse sont nouvelles, l’appel est «  de toujours ».

La contextualisation biblique s’affirme alors avec clarté. Elle focalise sur le fondement scripturaire de l’agir éducatif. L’appel institutionnel «  s’enracine, dit la supérieure générale, dans la source vive de l’Ecriture et de l’intuition de Sainte Madeleine Sophie : faire connaître en Jésus-Christ, l’amour et la gloire du «  Dieu de tendresse et de bonté, de fidélité et de miséricorde ». L’évocation de la source, dans les lettres 5 et 26, avait utilisé successivement les deux référents : l’intuition de M-S Barat et la parole biblique. Ici la métaphore les connecte. La finalité est la même : contribuer à faire connaître ce Dieu aux entrailles de tendresse et de fidélité.

Le matériau symbolique semble donc prêt à élaborer la « métaphore vive ». Et pourtant, ce fait textuel n’advient qu’en 1982  808 , juste avant le chapitre général où sont rédigées les nouvelles Constitutions. Deux ans d’attente durant lesquelles s’achève «  la guérison de la mémoire collective ». Signe que l’expression de la métaphore lui est liée, et réciproquement. En d’autres termes, le dévoilement de l’oubli  809 réinvestit l’identité institutionnelle d’une manière telle que l’expression du symbole fondateur retrouve son terrain natal et, par là même, sa vitalité.

Dans un style communicatif et simple, comme celui des lettres 5 et 26, cette 46ème circulaire transmet une manière typique de contempler la réalité. Déjà communiquée à maintes reprises au fil de la plume, cette relecture présente ici un caractère plus systématique, exemplaire, comme si Concepción Camacho voulait à la fin de son généralat développer une dernière fois, patiemment, comment poser un regard contemplatif sur la réalité rencontrée. Et cela, «  à la manière des commencements » 810 . Car la lettre est inspirée lors d’une promenade dans le jardin de la Villa Lante, un lieu symbolique où le souvenir de la fondatrice est vivace. Le canevas de la relecture est analogue à celui de la lettre 5. Mais l’accent est mis sur le « voir ». Là encore, les verbes tombent en cascade :

Suivons le récit de l’expérience.

‘« Je regardais... Et l’image de la source qui engendre la vie dans la Société s’est imposée à moi.
Je voyais.....
je revoyais deux situations vécues lors de mes derniers voyages, deux situations critiques du monde actuel, le Nicaragua et la Pologne.
Dans ces deux pays, j’ai touché de façon particulière la force qui jaillit de la source ; j’ai constaté comment une foi vive est capable de mener au don de soi, à la collaboration avec une Eglise humble, généreuse et patiente.
Les mots du Psaume 32 prennent un sens nouveau : « Le Seigneur déjoue le plan des nations, il empêche les pensées des peuples. Le plan du Seigneur est à jamais, les pensées de son Coeur d’âge en âge ».
Arrive alors la métaphore vive : « Ces pensées d’amour et de libération sont l’oeuvre de son Coeur compatissant, fleuve qui traverse l’histoire, action de salut pour tous ceux qui espèrent ». ’

Et le constat redouble. Il est alors accompagné d’une récapitulation du « trésor à transmettre », dans une sorte de précipité de la métaphore : «  J’ai constaté avec une force nouvelle que la contemplation du corps du Christ, de l’humanité, du monde qui nous entoure, nous fait sortir de nous-mêmes et nous donner aux autres ; c’est un chemin de salut  811 .

‘« J’ai compris que s’adressent à nous de façon particulière, par vocation, les paroles suivantes : « Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi ! » (Lc. 24, 39) Ce n’est qu’en étant vulnérables, en nous laissant toucher par les souffrances de son Corps, que nous pourrons vraiment répondre aux besoins du monde  812 . ’ ‘« Je n’insisterai jamais assez sur la nécessité de la contemplation dans la vie apostolique ; « on ne peut dignement glorifier le Coeur adorable de Jésus qu’autant qu’on s’applique à en étudier les dispositions intérieures pour s’y unir et s’y conformer » (Const. 5)  813 . Ainsi seulement, nous laisserons passer force, liberté, guérison ; ainsi seulement, l’amour transformera notre vie et celle des autres. ’

La force qui a donné naissance à l’Institut apostolique est donc le fleuve d’eau vive qui traverse l’histoire, annoncé par le prophète Zacharie. Le Cœur ouvert du Christ est identifié à ce fleuve auprès duquel l’arbre verdoyant donne du fruit en toute saison  814 . «  Que celui qui a soif vienne ; que celui qui le désire, puise gratuitement aux sources d’eau vive »  815 . Le paragraphe se termine en articulant le langage d’hier et celui d’aujourd’hui, au sujet de la seule finalité de l’Institut, sa mission de glorifier le Christ. Le «  retour à la source », à l’intuition première de Madeleine-Sophie, est effectué. Le «  trésor caché » de son Cœur 816 est dévoilé. Le recueil de lettres peut donc se fermer.

Avant d’engager le second moment de notre réflexion sur la refondation du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur, il importe de souligner ceci : la métaphore biblique apparaît, à la même époque, dans différents microcosmes ecclésiaux. Autrement dit, son élaboration n’est pas un phénomène isolé. Et la capacité expressive d’une Congrégation particulière dépend du déploiement de la métaphore dans la culture ecclésiale. L’image biblique est donc manifeste dans certains écrits d’ordres religieux. A titre d’illustration, prenons l’exemple offert par la revue Collectanea Cisterciensia  817 . Dans une lettre accompagnant la réception des nouvelles Constitutions de l’Ordre, Ivo Dujardin utilise, à deux reprises, la métaphore du fleuve. Voici les extraits où s’opère l’évocation :

‘« Ces Constitutions sont l’expression de vingt années d’attention au renouveau et à l’adaptation de notre vie. Notre charisme y est à nouveau tracé.
Ce texte raconte comment notre charisme, tel un fleuve - tantôt puissant, tantôt hésitant, tantôt agité, voire débordant de ses rives - a cherché et trouvé son chemin dans le monde et l’Eglise d’aujourd’hui...
Le fleuve de notre Tradition a trouvé son lit pour notre temps dans ces nouvelles Constitutions. Il nous revient d’accueillir, de Corps et de Cœur, cette EAU VIVE. Alors sur les rives de ce fleuve pousseront toutes sortes d’arbres fruitiers ». ’

Par cette image, le charisme cistercien s’enracine dans la parole biblique. Toutefois, l’immédiateté de la comparaison établie entre la Tradition cistercienne et le fleuve d’eau vive de l’Apocalypse peut questionner. L’image est enclose dans le cadre monastique. La contextualisation biblique affleure, néanmoins, et permet à celle-ci de ne pas s’y bloquer ou de s’y réduire. Là encore, nous voyons que le pouvoir de la métaphore n’est pas magique. Ses effets dépendent du rapport entretenu, par l’imaginaire collectif, avec la métaphore vive et la culture environnante. Notons d’ailleurs que le recours à l’image du fleuve correspond à l’objectif de la lettre : favoriser une bonne réception du texte. De plus, pour être en mesure d’apporter une juste appréciation, ces propos demanderaient à être resitués dans un ensemble textuel significatif. Ce qui n’est pas notre propos. Cet exemple illustre le fait que la culture ecclésiale véhicule ce symbole biblique quand ce dernier apparaît dans la dynamique de refondation de la Société du Sacré-Cœur. Voyons-en, maintenant, les effets sur l’éthique congrégationnelle.

Notes
801.

Lettre 23, 14.11.1976, ibid., p. 56.

802.

Lettre 26, 25 mai 1977, ibid., p.65.

803.

Société du Sacré-Cœur, Chapitre de 1976, Rome, p. 42.

804.

Cela, à en juger aussi par ces propos : "Dans le paysage simple, calme et serein, tant de fois contemplé par Sainte Madeleine-Sophie, j'ai mieux compris cette sérénité de qui vit dans la foi, et cette simplicité qu'elle a voulues pour notre spiritualité", ibid., p.64.

805.

ibid., p.65.

806.

Lettre 3, 25 mars 1980, ibid., p.95-96.

807.

"Je voudrais aussi vous demander dans cette lecture, dit C. Camacho, d'essayer d'entrer dans la dimension internationale de notre Congrégation qui veut exprimer sa mission dans les perspectives de l'Eglise universelle", ibid., p.96.

808.

Lettre 46, 4 mai 1982, ibid., p.116 à 118.

809.

Nous verrons, ci-après, qu'il s'agit d'être capables de recevoir la nouvelle visée éducative comme l'interprétation fidèle de celle du plan fondateur.

810.

C'est-à-dire, comme Sophie Barat aurait pu le faire elle-même, au contact des réalités.

811.

Nous avons scindé le paragraphe en trois parties de manière à en faire apparaître la force du contenu.

812.

Le passage de cette lettre semble avoir inspiré le texte "Le Monde des jeunes" du Chapitre général de 1988.

813.

Cette citation est prise dans le livre des Constitutions rédigé en 1815. Elle est comme le joyau de famille qui symbolise à lui seul l'identité d'une forme d'une vie évangélique.

814.

Apocalypse 21,2

815.

Isaïe, 55, 1.

816.

L'expression se trouve dans la lettre 13, du 1.07.1973 :"croire sans cesse davantage au pouvoir secret de notre vocation commune, redécouvrir avec une joie nouvelle le "trésor caché" de son Cœur", ibidem, p.31.

817.

Yvo Dujardin, Accueillir nos Constitutions, Collectianea Cisterciensia, n°48 (1986), p.28.