Une polarité, sur fond de justice

Comme nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises, l’une des difficultés relève de l’imaginaire  864 . En effet, la transformation du concept de réparation en terme de libération et de justice n’est pas évidente pour ceux et celles dont la spiritualité reste fortement empreinte des images de Paray-le-Monial. De plus, « revenir à la source », se référer à l’idée primordiale de Madeleine-Sophie Barat ou à son esprit, cela invite à retrouver ce contexte parodien. Ce qui accuse l’étrangeté respective des langages. Voici, en vis-à-vis, ces formulations qui suggèrent, à elles seules, deux univers de discours quasiment étanches.


Idée primordiale de l’Institut (XVIIIe 865  :

Visée éducative de 1970-1976 :
- refaire dans les âmes les fondements solides d’une foi vive au Très Saint Sacrement, y combattre les traces du jansénisme qui a amené l’impiété
et, avec les révélations de Jésus-Christ à la bienheureuse Marguerite-Marie sur la dévotion réparatrice et expiatrice envers son Coeur sacré au Très Saint-Sacrement, nous élèverons une foule d’adoratrices de toutes les nations, jusqu’aux extrémités de la terre.

- viser au développement d’une foi capable d’assumer un monde sécularisé, à une estime sérieuse des valeurs de l’esprit, et à l’éducation du sens social qui pousse à l’action.
- chercher la solidarité avec les pauvres, les marginaux, et collaborer à notre mutuelle libération faite de croissance dans la foi et l’amour.
- la dimension éducative de notre mission est inséparable de l’appel à travailler pour la justice.

Les comptes-rendus des séances du Chapitre de 1976 laissaient d’ailleurs entendre certaines hésitations ou flottements, dans la formulation de la nouvelle visée éducative. Il était même suggéré d’utiliser «  l’expression non équivoque de «  développement humain » au lieu des termes ambigus : éducation et libération ». Et plusieurs débats avaient eu lieu autour de la notion de justice. Le recours à un tiers, une laïque, Mme Luciani, était intervenu comme fonction critique de distanciation, comme partenaire de la recherche dans les limites de son intervention.

L’étude des travaux préparatoires à l’assemblée de Mexico permet de retrouver la polarité des orientations congrégationnelles, apparente dans la 33ème circulaire : répondre au cri des jeunes et à celui des pauvres. Et ce, quel que soit le pays concerné. Certes, des insistances se signalent. Comme nous le verrons ci-après, elles tiennent aux particularités locales et aux contextes socio-politiques diversifiés. La commission internationale chargée de l’étude des rapports des provinces, établit une synthèse 866 selon cinq zones : l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique.

Pour l’Amérique du Nord et l’Afrique, la description des besoins  867 se trouve majoritairement située dans le champ du social. La première zone (Amérique du Nord) réunit les communautés des U.S.A. et du Canada. La synthèse transcrit ces priorités : «  aide aux familles, aux jeunes, aux personnes âgées, aux pauvres, aux indiens autochtones ; lieux de détente pour les pauvres, juste répartition des biens, enracinement, stabilité »  868 . Celles-ci sont bien proches des «  besoins culturels », à savoir «  l’égalité des chances pour tous (minorités, handicapés, déracinés, femmes), l’honnêteté personnelle et professionnelle, l’éducation de qualité, le sens de la transnationalité ». La synthèse des pratiques éducatives, quant à elle, met l’accent sur «  le besoin de guérison de la classe moyenne, nantie, la plus nombreuse en Amérique ». Est également mentionné le désir de «  s’engager dans une éducation qui réalise un changement social, de (promouvoir) la justice sociale pour les défavorisés ». Les «  Buts et critères pour les Ecoles du Sacré-Cœur, de 1975 », sont jugés aptes à servir dans le discernement professionnel  869 .

La seconde zone, l’Afrique, réunit les provinces d’Egypte, d’Ouganda - Kenya, du Tchad et du Zaïre. La particularité de cette synthèse consiste à sélectionner uniquement deux besoins : la promotion de la femme et la justice. L’analyse les explicite en ces termes : «  exploitation des filles, statut parfois moins qu’humain de la femme, sens presque nul de sa dignité et de ses possibilités ». La justice doit aussi répondre à la «  corruption à tous les niveaux, à l’exploitation, à la vengeance, au racisme entre ethnies »  870 .

Dans d’autres zones la sélection des besoins couvre, de manière égale, les domaines politiques, sociaux et éducatifs. C’est le cas de l’Asie et de l’Australie/N.Zélande, réunissant ces cinq pays : Japon - Corée - Taïwan - Philippines - Australie/Nouvelle Zélande. Bien qu’une critique des systèmes éducatifs se retrouve dans chaque zone, quel que soit le système politique en place, cette synthèse est particulièrement acerbe lorsqu’il s’agit des gouvernements totalitaires. La province de Philippines va jusqu’à dire : «  le système éducatif n’est que l’instrument d’un gouvernement dictatorial ». Celle du Japon qualifie les systèmes politiques de «  répressifs ». La commission de synthèse appose un élargissement de la critique, valable quelle que soit la situation politique. «  Les systèmes éducatifs ne sont pas isolés, constate-t-elle. Chaque pays doit découvrir l’interdépendance des systèmes économique, politique, social et culturel pour comprendre la fonction de l’éducation dans sa culture. L’éducation répond aux besoins de la société ; elle perpétue aussi, ou conteste en partie, les systèmes qui la produisent »  871 . L’absence de projet éducatif est signalé par les provinces d’Australie et du Japon. Le besoin de «  former les professeurs laïcs à une dimension de foi » est partagé par plusieurs provinces 872 .

Le référent utilisé dans l’ensemble de ces réflexions est la justice, entendue comme principe régulateur de l’agir politique et social. C’est pourquoi une responsabilité particulière incombe à l’Institut pour les situations d’injustice que l’Eglise a «  contribué à créer »  873 . L’autocritique ne fait pas défaut.Les rapports de trois zones (Amérique du Nord, Amérique latine, Asie/Australie - N.Zélande) reconnaissent contribuer, par certains choix institutionnels, aux injustices sociales. «  Pour certaines religieuses, signale le rapport d’Asie/Australie, les écoles privées favorisent le conservatisme et le maintien d’une minorité privilégiée ». Le même constat vient des provinces d’Espagne et d’Italie : «  entretien des privilèges et des différences de classe ; financement inadéquat de l’enseignement privé » par l’Etat. De plus, «  les programmes soulignent les valeurs capitalistes, est-il déploré. Nous ne voyons pas clair dans les conflits éducatifs et nous ne savons pas nous désinstaller »  874 . Sur ce point, la synthèse des provinces d’Europe n’est guère plus optimiste. En guise de «  références communes », elle formule en effet cette critique :

- «  l’éducation par l’enseignement n’est pas souvent contestataire, prophétique,

- il faudrait refuser une éducation qui favorise un système injuste ». Par ailleurs, elle estime «  qu’une institution du Sacré-Cœur, malgré ses inconvénients, permet une éducation différente » 875 .

C’est aussi sur ce paradigme de la justice que se conceptualise la réflexion des provinces d’Amérique latine (Argentine, Urugay, Brésil, Colombie, Chili, Mexique, Pérou, Porto Rico, Vénézuela). La description est répartie de manière équivalente dans les quatre secteurs proposés : économique, politique, social, éducatif. Ce qui n’a rien d’étonnant. Depuis quelques décennies et particulièrement depuis la II eme Conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Medellin  876 , la conscience chrétienne latino-américaine est sensibilisée aux problèmes politiques et socio-économiques. D’ailleurs, la critique, bien élaborée, esquisse une mondialisation des problèmes abordés. Les analyses ciblent la dépendance politique, économique et ses conséquences. «  La concentration du pouvoir mondial, qui appuie la course aux armements à des fins de lucre et de domination, favorise les combats de frontière et la lutte anticommuniste, sous prétexte de sécurité nationale ». De plus, «  les décisions nationales dépendent du pouvoir du capital transnational et des schémas des métropoles, avec le concours des minorités en qui se concentre le pouvoir local. Les élites économico-technocrates et parfois militaires utilisent le pouvoir pour adapter les partis politiques, la participation populaire et la Constitution même du pays au nouveau modèle de développement ». Les conséquences majeures sont ensuite dénoncées :

  • « concentration des richesses dans les mains de quelques-uns et paupérisation galopante des masses du pays ;
  • accumulation du capital à travers la Banque transnationale, qui draine la richesse d’Amérique latine à travers le « service de la dette extérieure ». Sur trois euro-dollars qu’on nous prêtera en 1985, il y en aura deux pour rembourser des emprunts arrivés à échéance » ;
  • explosion démographique qui rend plus aigus les problèmes de marginalisation sociale ;
  • industrialisation qui entraîne l’abandon de la campagne et l’urbanisation chaotique des périphéries »  877 .

Au sujet de l’éducation, la critique est unanime. « Elle ne favorise pas la justice, parce que, conditionnée par le système social injuste où elle se trouve, elle tend à le reproduire (Argentine-Urugay, Brésil, Colombie, Chili, Mexique, Pérou, Venezuela)... Elle entretient les valeurs individualistes et compétitives et fait croire que des études poussées sont la solution à la misère. En réalité, l’inégalité des chances concentre les bienfaits de la culture dans les élites qui possèdent déjà le pouvoir économique : ainsi, le contrôle idéologique reste aux mains de quelques uns, ce qui entraîne la manipulation des masses (Mexique et aussi Brésril, Vénézuela., Pérou). Mais nous croyons possible d’agir là où le contrôle du système est ineffectif (Pérou) ». En 1978, les religieuses ont effectivement participé à la Réforme du système éducatif de l’Etat péruvien  878 . Un seul besoin éducatif a été identifié :

‘« nécessité d’éduquer DANS et POUR la justice, en particulier dans les secteurs les plus critiques de la population :
- les jeunes
- les femmes
- le peuple : ouvriers et paysans
- les handicapés et autres cas extrêmes »  879 . ’

Une évaluation de la pratique en cours est présentée dans un tableau à double entrée, qui intègre les indicateurs suivants : « tâches ; changements significatifs (nombre de religieuses, bénéficiaires, ligne apostolique, collaboration avec d’autres) ; difficultés ; appels ; interrogations ». En voici la représentation sélectionnant deux indicateurs :


Tâches

Ligne apostolique (EDUCATION - JUSTICE)

Education formelle
avec la classe moyenne ou mi-aisée

Il y a, chez beaucoup, de sérieux efforts pour appliquer la ligne de Medellin, mais avec bien des difficultés et des résultats variés.

Ecoles et collèges populaires

En beaucoup, on a cherché à passer d’une orientation d’assistance à une ligne de libération ; on ne sait pas dans quelle proportion ni avec quel résultat.

Pastorale éducative & éducation non-systématique

On cherche une éducation-évangélisation qui change le système social. Il semble y avoir plus de possibilités, mais ce n’est pas automatique ; plus d’agilité, moins de contrôle du gouvernement ; parfois plus d’appui de la part de l’Eglise.

Formation au travail

N’est pas signalée. Est, peut-être, dans une large mesure d’assistance ou « décorative ». Il y aurait beaucoup de possibilités mais il faut les évaluer. - - Quel type de travailleurs(ses) formons-nous ? Pour améliorer la société ou pour s’y adapter et trouver une bonne place ?
- Quelle image du monde du travail et de la production leur donnons-nous, par notre enseignement et notre vie ?

Education spécialisée 

Parce que c’est un niveau humain fondamental, il semble que ce sera toujours une ligne évangélique.

Travail social

Il semble que c’est de l’assistance à des cas urgents ; en soi, ce ne serait pas de l’éducation mais bien un travail pour la justice.
- Profite-t-on des possibilités d’éducation ?

Travaux personnels

On ne sait pas. Sans doute, très variée.

La force de conviction de cette critique relève de sa cohérence avec les orientations de Medellin. Aussi contribuera-t-elle, pour une bonne part, à déterminer l’orientation prise à Mexico en janvier 1979.

Le dossier sur l’Europe présente, quant à lui, une synthèse abondante et diversifiée. Cette zone intègre douze pays : Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Ecosse, Espagne, France, Irlande, Italie, Malte, Pays-Bas, Pologne. Les besoins sélectionnés couvrent, là aussi, les quatre domaines proposés (économique, politique, social, éducatif). Les trois concepts de justice, sens et respect de la vie sont comme les brins de laine qui tissent la toile de cette réflexion. La justice est censée devoir affronter différents problèmes, allant de l’oppression totalitaire au chômage, en passant par la «  recherche de sens et de racines culturelles » (Malte), les «  problèmes d’identité des jeunes » manifestes dans les symptômes d’agressivité, de méfiance et de pessimisme ambiant (Irlande, Italie, Pays-Bas). Face à la division ou aux choix matérialistes des parents, certains jeunes se trouvent bien vite confrontés à la solitude. «  L’enfant passe après la maison de week-end et la seconde voiture, signale le rapport de la province d’Autriche. Une hostilité s’exprime même, parfois, à son égard (100 000 par an sont maltraités) ». L’analyse des provinces d’Allemagne et des Pays-Bas croque une attitude de l’Européen, «  consommateur à tous les niveaux ». Et elle pointe cette contradiction : «  il rejette les tabous, constate-t-elle, mais il a soif des valeurs perdues ». Ces rapports s’accordent avec ceux des provinces d’Autriche, de France et d’Italie, pour affirmer : les jeunes sont à «  la recherche d’une vie authentique, de convictions et de simplicité »   880 .

Notes
864.

Voir supra, II.I. Adaptation et rénovation de l'Institut.

865.

Pauline Perdrau,Les Loisirs de l'Abbaye, Tome I, p. 422-424. Pauline Perdrau, Déposition au procès de béatification, A.G.S-C.

866.

La qualité de présentation et de synthèse de ce document dénote, en amont, celle du travail réalisé dans les communautés locales et provinciales. La présentation est organisée autour des thèmes correspondant aux objectifs de l'assemblée. La synthèse est faite selon quatre zones : l'Europe, l'Amérique du Nord, l'Amérique latine, l'Asie-Australie-Nouvelle Zélande et l'Afrique.

867.

La synthèse de chaque zone présente les besoins économiques, politiques, sociaux, éducatifs des pays concernés.

868.

Société du sacré-Cœur, Document de travail sur l'éducation, Les besoins du monde aujourd'hui, Amérique du Nord : U.S.A./ Canada, réflexion de la commission, 9, Rome, septembre 1978, A.G.S-C.

869.

idem, La mission concrète de la Société du Sacré-Cœur en ce moment, 31.

870.

Ibidem, Afrique, 12.

871.

Ibidem, Asie/Australie-N.Zélande, 11.

872.

Australie, Corée, Japon, Taiwan.

873.

Il y a des situations que nous avons contribué à créer, comme Eglise, et qui sont un appel à la réparation", ibidem, p.25.

874.

Ibid., Europe, 8.

875.

ibid., 12.

876.

Cette assemblée s'est tenue, en Colombie, à Medellin, du 26 août au 6 septembre 1968.

877.

Une note précise : "La liste des besoins vient des réponses des huit provinces d'Amérique latine. Les 'causes' ont été tirées des documents qui ont fait une petite analyse de ces besoins : Mexique, Venezuela, Brésil et Pérou surtout", ibidem, Amérique latine, 10.

878.

"Cette participation a poussé à l'analyse de la réalité du pays, au moment où l'on s'insérait dans une société où commençaient des changements de structure, est-il remarqué dans le rapport sur la Formation à la mission. De plus, une évaluation des établissements scolaires congréganistes a été faite avec la collaboration des enseignants-laïcs, entre 1972 et 1974. Cette étude socio-politique a aussi été réalisée, au Mexique, par "les équipes de travail ... afin que les activités éducatrices répondent aux besoins concrets", ibidem, La Formation à la mission, Amérique latine, 34.

879.

Ces groupes de population et la visée seront, globalement, repris dans le texte normatif de janvier 1979.

880.

Europe, 7, ibid.