A l’écoute des intuitions initiales

Plusieurs provinces soulignent le caractère dynamique des intuitions éducatives de la fondatrice. Son désir de former des agents de transformation sociale est mentionné de façon massive  881 . La province de Washington précise, à ce propos : «  Nous continuons de voir la force de l’éducation (potentiellement) pour la transformation de la société. Nous avons compris que dans le monde actuel, le changement social vient au moins autant du bas vers le haut que le contraire. Donc, sans abandonner l’éducation des classes moyenne et supérieure, qui continue à être une source de pouvoir pour le changement social aux Etats-Unis, nous avons engagé des ressources croissantes au service des pauvres dont le pouvoir d’opérer le changement, est grandissant et réel ». Cette appréciation est partagée par la province du Venezuela, même si elle s’exprime en d’autres termes. «  De Notre Sainte Mère, nous avons hérité le zèle pour le salut du monde, est-il fait mémoire. Elle et ses compagnes l’ont recherché en se consacrant à la classe aisée qui avait besoin d’être guidée, et elles pensaient que cette classe serait l’agent de changement d’où viendrait le salut. Elle avait aussi une préférence pour les pauvres auxquels elle était très attentive. Aujourd’hui, est-il déclaré, nous essayons d’apporter un élément nouveau : le salut viendra de la base ». Dans de tels propos, la visée de Léonor de Tournély revient avec force. Si elle ouvre aujourd’hui à des options diversifiées, selon les contextes socio-politiques, néanmoins, elle est l’un des facteurs qui qualifie la spécificité du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur et en assure l’unité.

Au sujet de l’option pour les pauvres, la commission de synthèse constate un écart sensible entre l’ordre des préférences «  spirituelles » et l’ordre des faits. L’intuition de la fondatrice, «  mentionnée le plus souvent par les provinces, est la préférence pour les pauvres, bien que les ministères décrits par certaines ne manifestent pas que la majorité soit engagée en faveur des pauvres ou avec eux », est-il remarqué  882 . Ce dernier fait est d’ailleurs apparent dans les tableaux récapitulatifs des ministères exercés par les religieuses.

Quelques provinces insistent sur «  le rôle des femmes »  883 . Cette tendance apparaît dans trois zones : l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et l’Afrique. La conviction de la province de Washington est en droite ligne du projet fondateur. «  L’éducation, surtout des femmes, est un moyen puissant de transformation de la société, de «  glorification du Cœur de Jésus ». Dans ce but, la province de St. Louis focalise sur la formation des éducatrices. «  Sainte Madeleine-Sophie a vu ce besoin de son temps. Elle a osé éduquer les femmes au-delà de ce qui était l’habitude. Nous visons au développement de nos religieuses dans tous les ministères » . Ces derniers dénotent, en effet, une compétence qui ne s’improvise pas. Tel est le cas des médecins, des magistrats, des différentes carrières juridiques, de toute forme d’intervention éducativevisant à l’établissement de politiques sociales, qualifiée de «  travail direct pour changer les structures sociales »  884 . Même si l’image du champ d’insertion rejoint singulièrement celle des commencements, à Cuignières ou ailleurs, elle s’est élargie à des fonctions ou à des rôles réservés aux hommes jusqu’au XIXe siècle. C’est, d’ailleurs, ce que la province du Venezuela ne manque pas de souligner, avec audace ou prophétisme... : «  une autre intuition de la Sainte Mère est l’importance de la femme dans l’histoire. En son temps, la femme secondait l’homme qui était celui qui faisait l’histoire, d’où l’expression : «  Derrière un grand homme, il y a toujours une grande femme ». Aujourd’hui, est-il déclaré, nous croyons que le rôle de la femme est encore plus important, parce qu’elle est appelée aussi à faire l’histoire ». Cette conviction est relayée par celle de la province du Tchad. «  Sainte Madeleine-Sophie a voulu que la fille soit capable de penser par elle-même, est-il rappelé. Ce que nous essayons de faire, le ministre de l’Education nationale l’a exprimé d’une manière pittoresque : «  Vous n’êtes pas des cruches à remplir, mais des flambeaux à allumer, déclare-t-il dans un discours adressé aux élèves du lycée de N’Djamena »  885 .

Quant à l’interprétation du sens de «  la réparation »  886 , elle est apportée par deux provinces, en référence au récit de Pauline Perdrau.Le lien avec la mission est établi au moyen du concept de justice. «  Aujourd’hui en particulier, atteste la province de New-York, nous reconnaissons dans l’humanité souffrante le Cœur transpercé du Christ, et comme religieuses du Sacré-Cœur, nous sommes appelées à réparer ces injustices. La réparation peut vouloir dire travailler à réagir contre les forces du mal, qu’elles soient physiques, psychologiques, personnelles, structurelles » 887 . La province d’Ouganda-Kenya vient confirmer l’interprétation. «  Nous voyons aujourd’hui l’idée de réparation comme étroitement liée à la justice. Réparer, libérer le visage, la personne du Christ défiguré dans les pauvres, les marginaux, est-il explicité ». Une équivalence de sens est ainsi posée entre «  réparer » et «  libérer ». La formulation en indique même les opérateurs : le charisme Congrégationnel et la réalité sociale. Car c’est bien d’une rencontre que jaillit la nouvelle orientation éducative. «  Le sens de la mission émerge quand il y a un engagement vrai et profond à travers des tâches diversifiées. Alors la pluriformité devient un bienfait, un enrichissement », constate la province du Brésil  888 . En d’autres termes, le regard contemplatif porté sur l’humanité blessée par les injustices actuelles est «  cet espace où a lieu la rencontre ».

Le défiformulé en 1967 et 1970, à savoir la crise des valeurs du monde contemporain, est bien celui auquel la Société du Sacré-Cœur se propose de répondre en 1978. Cette préoccupation détermine la sélection des besoins éducatifs. Cela apparaît massivement dans l’ensemble des synthèses. Le concept-clé qui sert à la description de ces besoins culturels et spirituels est celui de sens ou de valeur. Il en est de même pour certains besoins politiques ou sociaux. En corollaire, les propositions d’intervention éducative se définissent soit au niveau éthique, soit à celui de la morale quand il s’agit du respect vis-à-vis de la vie humaine, des diversités culturelles et des ressources naturelles. Un constat de la commission internationale chargée de cette synthèse se situe sur le même registre. «  Dans le cadre des états et des pays, est-il remarqué, il y a beaucoup de valeurs et de systèmes dépendant de structures qui nous dépassent. Dans certains cas, est-il ajouté, tout ce que les religieuses peuvent faire, c’est de commencer à saisir les structures de leur pays, à y réfléchir, à appeler les choses par leur nom, à prendre conscience des options - limitées - qui leur sont ouvertes, afin de choisir et d’inculquer des valeurs plus humaines et chrétiennes d’amour et de justice, des valeurs qui ont à faire avec la qualité des relations et de la communication ». Quelles que soient les contraintes administratives, étatiques et les formes d’intervention, la finalité reste celle du plan fondateur. Elle concerne la qualité des relations et de la communication. Par elle, se réalise l’unité du service éducatif.

En 1978, en effet, la lutte pour la justice détermine essentiellement deux choix institutionnels. Le premier choix concerne la manière de procéder. Il s’agit de mettre en place une démarche éducationnelle qui ne concourt plus à la reproduction de systèmes gouvernementaux déshumanisants.Le second choix fait l’objet d’un consensus relatif au type de population auquel l’Institut veut s’adresser : des groupes porteurs, tout à la fois, de vulnérabilité et de créativité. Les populations visées par le service éducatif des différentes provinces, ne se limitent pas à celles des jeunes. L’action éducative, dans les familles et les communautés de base, est mentionnée à plusieurs reprises, selon une diversité d’approches, sociales ou pastorales. Globalement, la priorité est donnée aux catégories de population présentant une forme de fragilité. Pour le continent africain, celle-ci prend le visage de la femme ; pour l’Europe, c’est celui des jeunes ou des handicapés, des migrants ou des détenus, des personnes âgées. S’adjoint en Amérique latine, celui du «  peuple : ouvriers et paysans » ; en Amérique du Nord, celui «  des minorités, des indiens autochtones, des noirs urbains » ; en Australie-N.Zélande et en Asie, celui des aborigènes, des Maoris et des Polynésiens.

Notes
881.

4. formation d'agents de changement, ibid.

882.

Intuitions éducatrices de Ste Madeleine-Sophie, ibid., p. 26.

883.

Ibid., p.27.

884.

La mission concrète de la Société du Sacré-Cœur en ce moment, Amérique du Nord, ibid., p.31.

885.

Intuitions éducatrices de Ste Madeleine-Sophie, ibid. p.27.

886.

Les synthèses des travaux préparatoires au Chapitre spécial de 1967 en avait formulé la demande, en ces termes :

"- une révision et une mise à jour du vocabulaire s'imposent; nous sommes prisonnières d'un langage du 19e siècle ; que notre vocabulaire soit dense, fort, existentiel, et non abstrait";

- beaucoup de rapports se posent la question des mots culte, dévotion (du Sacré-Cœur);

- s'attacher moins au mot Cœur qu'à la réalité profonde ;

- "préciser le sens biblique du mot gloire ;

- clarifier et préciser le sens de la réparation, "restauration de toutes choses dans le Christ", Travaux préparatoires au Chapitre spécial, I. Fin et esprit de la Société, AGSC. p.3.

887.

Ibid. p.24.

888.

ibid. p.26.