Un référentiel, à usage international

Sur la trajectoire engagée depuis 1967, la confirmation de la visée éducative arrive comme un fruit mûr, en janvier 1979. Le texte élaboré par les provinciales, à Mexico, commence par rappeler l’objectif de l’assemblée : «  clarifier à partir de ce qui est vécu dans les provinces, la ligne éducative ». Il précise également que le choix est fait en fidélité à l’esprit de l’Institut, «  à l’Eglise et à l’homme d’aujourd’hui ». De la dialectique entre la pratique éducative et la vision du monde élaborée en 1976  889 , ressort cette déclaration :

‘« nous affirmons comme notre ligne éducative, aujourd’hui,
L’EDUCATION POUR LA JUSTICE DANS LA FOI.’

Trois conditions de possibilité lui sont adjointes. Vivre cette orientation suppose  de :

‘- « regarder le monde avec l’amour préférentiel de Jésus pour les pauvres et les marginaux, préférence qui doit marquer nos vies où que nous soyons.
- voir l’homme comme enfant de Dieu et frère de tous en Jésus-Christ, appelé à vivre et à se développer d’une manière humaine selon l’Evangile ».
- vivre une Foi inséparable d’un engagement dans la réalité ». ’

Ces conditions de réalisation évoquent, à elles seules, une manière d’être dont la source est l’intériorité. La figure est celle du Christ en relation avec les démunis de ce monde, en relation avec son Père. Elle est, à la fois, celle du Sauveur et celle du Fils. La métaphore du cœur peut, ici, être sollicitée.

Comme le précisaient déjà les synthèses des zones, le service éducatif Congrégationnel s’adresse aux «  groupes » suivants :

Cette pluralité est induite par la diversité des cultures et des moments historiques des pays dans lesquels sont engagées les religieuses du Sacré-Cœur. La préférence vis-à-vis des «  défavorisés » est confirmée, la priorité aux «  multiplicateurs », également  890 .

Dans ce texte de janvier 1979, l’image de la personne est associée à la justice à réaliser. Comme le développe Guy Avanzini dans l’un de ses ouvrages, Introduction aux sciences de l’éducation, la représentation de l’éduqué est un paramètre constitutif de l’acte éducatif  891 . Elle est ici biblique et suscite donc, en relation avec la vision du monde brossée au Chapitre de 1976, une préférence vis-à-vis de ceux qui vivent dans des conditions sociales ou politiques deshumanisantes.

Ce regard valorisant la dignité de tout être humain est comme le fil rouge de la trame textuelle de rénovation. Il apparaît dans les premières lignes du texte de 1967. Il est ensuite une référence constante qui contribue à déterminer les réponses éducatives aux besoins entendus  892 . Il intègre le choix institutionnel «  des commencements » de l’Institut : s’adresser aux personnes susceptibles de devenir agents de transformation sociale. La nouveauté tient, ici, au fait que cette orientation concerne aussi les populations dites défavorisées. En effet, le regard «  de préférence pour les pauvres et les marginaux » s’accompagne d’un discernement sélectif. Le choix est fait de s’adresser à ceux qui, parmi eux, sont susceptibles de devenir des «  multiplicateurs ».

Le terme de libération, présent dans les textes de 1970 et 1976, n’apparaît pas une seule fois. Ce qui laisse supposer que les blocages lui étaient relatifs. Néanmoins, le concept est présent dans des expressions telles que :

‘- «préférer les défavorisés et chercher ceux qui peuvent répondre à cette éducation pour la justice avec un dynamisme de transformation »,
- « rendre la personne capable d’être l’agent de sa propre croissance dans un processus dynamique »,
- « développer la gratuité, ... la liberté et le sens critique qui favorisent les choix en accord avec l’Evangile , la créativité devant la réalité ». Cet objectif intègre la finalité spirituelle à laquelle la libération et la justice sont ordonnées.’

Quant à la demande de critères adressée au Chapitre de 1976, elle se trouve largement honorée par une panoplie de 29 éléments répartis en six rubriques intitulées : réponse aux besoins, éducation, communauté de foi visible, sens de l’Eglise, sens du corps (apostolique), réalisme financier. Définis comme «  points de repère » pour les choix institutionnels, ces critères sont «  à considérer, non isolément, mais dans leur ensemble ». Le schème interactif des «  Options de 1970 » est visiblement sous-jacent. Ces critères sont, en fait, soit des attitudes à avoir vis-à-vis de l’éduqué, soit des objectifs éducatifs, soit des buts institutionnels ou des finalités.

En voici la liste, au paramètre « éducation » :

Si ces critères sont compris selon leur schème interactif, quatre remarques peuvent être faites. La première concerne la position de la personne engagée dans un processus de formation. Celle-ci est, non seulement, au centre de l’acte éducatif, mais elle est aussi acteur du processus. Un tel positionnement s’accompagne de la mise en responsabilité de l’éduqué dans la démarche formative. Il ne s’agit plus, en effet, d’inculquer théoriquement des valeurs qui seront, ensuite, à appliquer. Grâce à la procédure élaborée, la responsabilité induit un certain comportement. Et par là, le processus d’apprentissage peut contribuer à acquérir une manière d’être au monde, une forme de vie.

La deuxième remarque est liée à la première. La logique sous-jacente n’est plus celle de la répétition ou de la reproduction sur le schème de l’identique. Elle est de l’ordre de l’acquisition sur fond de liberté, et par suite, elle ouvre à l’initiative et suscite l’inventivité. Voici les objectifs qui l’explicitent :

‘- « Développer la gratuité ..., la liberté et le sens critique qui favorisent les choix en accord avec l’Evangile, la créativité devant la réalité ;
- Permettre à la personne d’être un agent de transformation ;
- Chercher à bâtir la Communion vécue dans le pardon et la réconciliation ». ’

Le discernement évangélique et la finalité missionnaire référent à une transcendance, source de la gratuité et du dynamisme de libération.

La troisième remarque porte sur le caractère opérationnel de ce référentiel. Non seulement, cet ensemble de «  critères » peut permettre d’évaluer les différentes pratiques éducatives. Mais il peut aussi servir à élaborer un projet formatif ou éducatif. La forme présente la même ouverture que les «  orientations ad experimentum » de 1967. Plus concise, elle est ordonnée autour de la « ligne commune ».

En voici la disposition.


Vision du monde (1976)

Ligne éducative commune :
l’éducation pour la justice, dans la foi

Conditions de réalisations :
attitudes en accord avec les préférences du Christ
 
Dynamique de réciprocité :
éduquer à la justice et se laisser éduquer

Groupes :
- Jeunes
- Femmes
- Familles
- Multiplicateurs
- Communautés de base.


Critères : 
réponse aux besoins
éducation
communauté de foi visible
sens de l’Eglise
sens du corps apostolique
réalisme financier

Moyens : à chercher en province.

Ce tableau rappelle brièvement les points essentiels du chemin de rénovation parcouru : l’impact des trois derniers Chapitres généraux et la vision du monde élaborée en 1976. Puis il formule l’orientation éducative et ses conditions de réalisation. L’internationalité congrégationnelle est mentionnée comme richesse et comme exigence de créativité. Les groupes ou populations auxquels s’adresse le service éducatif de l’Institut, sont identifiés. Les critères sont énumérés. Concis et ouvert, ce référentiel se termine en invitant chaque province à inventer les moyens à mettre en œuvre  893 . Et ce, «  dans la ligne des critères ». Trois moyens sont nommés : la formation continue, l’évaluation, l’étude biblique et théologique.

Ce texte est innovant, au double sens du terme. D’une part, sa forme est inédite. D’autre part, sollicitant la capacité de transférer ces critères d’un projet à un autre, d’une situation d’apprentissage à une autre, il est apte à satisfaire à la diversité des lieux et des groupes. Ainsi, appelle-t-il à la créativité.

La quatrième remarque a trait à la fonction de la solidarité, dans cette maquette de «  projet éducatif » élaborée lors de la refondation de l’Institut. Pour la préciser, repérons à quel ensemble sémantique elle appartient. Voici le relevé des expressions dans lesquelles le terme ou le concept de solidarité est utilisé.

texte expression

vision du monde

Notre charisme nous presse de nous faire solidaires des hommes dans leurs souffrances et dans la recherche d’un monde plus juste et plus fraternel.
Cette vision du monde interpelle notre foi, nous engage à collaborer à la croissance de l’homme en Jésus-Christ et nous fait découvrir que la recherche de la justice est la manière dont s’exprime notre mission de manifester l’Amour de Dieu fait homme.

éducation

Développer la gratuité et la solidarité.

communauté de foi visible

Exigence d’attention et d’ouverture aux attentes des autres, pour partager notre expérience de foi, offrir notre accueil et notre solidarité.
Célébration de l’Eucharistie et de la Réconciliation, source d’une éducation pour la justice.

sens de l’Eglise

Recherche de collaboration et de solidarité avec d’autres groupes de l’Eglise locale.

sens du corps

Assumer les choix apostoliques de la Province, et des autres provinces de la Société.

réalisme financier

- faire des choix dans la ligne de la simplicité et de la solidarité.
- tenir compte du partage international dans nos propres planifications.

Dans cet ensemble de critères, quel que soit le paramètre, la solidarité s’inscrit sur le paradigme de la communion déclinée en termes de relation, d’ouverture, de justice, de collaboration et de partage. Elle donne corps à la «  mission de manifester l’Amour de Dieu fait homme ». Au paramètre sur l’éducation, elle a valeur d’objectif éducatif ; à celui sur la communauté de foi, elle s’exprime sous la forme d’une exigence évangélique. Certains vecteurs apparus en 1967, à savoir la diversité des cultures et la collaboration, s’y réfèrent également. Ils figurent comme élément spécifique appartenant au contexte Congrégationnel ou à la manière de procéder.

En 1970 et en 1976, la solidarité était conçue comme l’expression du charisme d’union et conformité aux sentiments et aux dispositions du Cœur du Christ. Une telle interprétation est ici confirmée. Elle s’est substituée au principe régulateur de la charité, encore présent dans le livret du Chapitre spécial de 1967. Mais elle a la même fonction et le même référent évangélique.

Néanmoins, les résistances persisteront jusqu’en 1981 où C. Camacho parle, alors, de « guérison de la mémoire collective ». Sur quels éléments du patrimoine portait donc cet oubli ?

Notes
889.

Voici, en quels termes, cette vision du monde est développée : "Sainte Madeleine Sophie, en écoutant les appels de son temps, voyait le Corps du Christ "outragé" par "l'impiété"; aujourd'hui, nous contemplons le Cœur blessé du Christ dans l'humanité déchirée par les injustices du monde; et notre charisme nous presse de nous faire solidaires des hommes dans leurs souffrances et dans la recherche d'un monde plus juste et plus fraternel", Société du Sacré-Cœur, Chapitre 1976, p.3, Rome.

890.

Voici le texte : "en préférant les défavorisés et en cherchant ceux qui peuvent répondre à cette éducation pour la justice avec un dynamisme de transformation", ibidem, p.2.

891.

Cuy Avanzini, Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, 1987, p. 56.

892.

Cette image de la personne se retrouve dans les Constitutions de 1982, comme dans les projets d'éducation populaire et d'éducation formelle.

893.

La conclusion du livret de 1988 reprendra la même idée, en la développant en ces termes : "Les orientations données par ce Chapitre sont nées de la vie des communautés transmise par les Chapitres provinciaux. Maintenant, c'est aux provinces d'entrer dans une nouvelle étape de discernement et de chercher les moyens pour les concrétiser avec créativité", Société du Sacré-Cœur de Jésus, Chapitre général, 1988, Rome, Villa Lante, 19 août 1988, p. 27. Cette décentralisation, décidée au Chapitre spécial de 1967, est devenue constitutive de la manière de gouverner le service éducatif de la Congrégation.