Quand perdre, c’est recevoir

La lettre 41, adressée à toutes les religieuses, reflète une étape importante du processus de refondation institutionnelle. Elle communique la nouvelle d’une guérison, la sortie d’une certaine « amnésie ». «  L’effort de communion que nous avons fait en travaillant aux Constitutions à la lumière de l’expérience - pauvre et réaliste - de ces années de recherche et de renouveau, est en train d’opérer une «  guérison de notre mémoire collective »  909 . Les symptômes de la maladieavaient déjà été identifiés quatre ans auparavant : «  l’angoisse et la peur chez les unes, l’impatience et la déception chez les autres » 910 . Maintenant, le diagnostic tombe. Cette guérison est une libération de certains «  absolutismes », autre nom de l’idole.Quant au parasite qui occulte la mémoire, il est qualifié «  d’obstination à retenir certaines formes du passé ». L’image de la fermeture, inhérente à l’ancien système conventuel, se profile derrière les expressions utilisées.

Entre autres règles incontournables d’une vie religieuse apostolique, ce trait de guérison reflète l’acceptation des orientations prises dans les instances décisionnelles de la Congrégation. Les incompréhensions et les conflits portaient, en effet, sur ces décisions. Le risque de Babel peut-il être évité ? Car les résistances ne concernent pas uniquement la forme de pensée à l’œuvre dans les textes. Selon les dispositions prises en 1967, le pouvoir décisionnel est partagé, à l’intérieur de la communauté internationale. Or, comme le font apparaître les synthèses des travaux réalisés dans les différentes provinces, les influences déterminantes sont venues, en 1970 comme en 1979, des religieuses du continent américain. N’y a-t-il pas eu, de la part des Européennes, quelques difficultés à y consentir ?

Aussi convient-il de se demander, à la suite de C. Prudhomme et de J-F Zorn, s’il s’agissait, alors, dans la Société du Sacré-Cœur, «  d’une crise ou d’une redistribution des cartes »  911  ? Les religieuses européennes avaient l’habitude d’être à l’origine des directives comme des plans d’études. Le dernier «  Esprit et plan des études » n’avait-il pas été l’œuvre d’une équipe européenne, constituée de M-T. Virnot, M-J. Vié, J. de Charry et des Maîtresses des études des provinces d’Angleterre, de Belgique, de France et d’Italie ? Mais, depuis 1967, les impulsions semblent venir d’Outre-Mer. Autrement dit, derrière les tensions et les résistances relatives à l’interprétation de la visée éducative, n’y avait-il pas pour certaines religieuses européennes, une difficulté essentielle, celle d’accepter un déplacement de pouvoir Congrégationnel ?

C’est du moins ce que laisse entendre l’analyse de ces deux historiens. A partir de 1970, « on assiste, constatent-ils, à une redistribution des rôles anciens entre Eglises mères et filles, sur la base d’une plus grande égalité ». Est-ce la « fin des missionnaires », se demandent-ils selon leur approche ? « En réalité, c’est surtout la fin du missionnaire occidental partant évangéliser les contrées païennes et apporter avec la vraie foi la véritable civilisation »  912 . Renoncer à être détenteur de vérité universelle, apprendre des autres cultures, n’est-ce pas ce qui se réalise à travers cette « guérison de la mémoire » ? Le scénario culturel occidental, qui consiste à « savoir », avant même d’avoir reçu ce que le discours de l’autre vise à transmettre, est battu en brêche. Vouloir revenir à Itaque est une chimère. Contrairement à ce qu’affirmait Madame de Gramont d’Aster, en 1827, la Société du Sacré-Cœur n’est pas française , elle est internationale.

Treize ans se sont écoulés depuis l’incitation de M-J Bultó à «  re-naître à la manière d’aimer du Christ doux et humble » ; onze ans depuis «  ces quelques paroles » où C. Camacho identifiait l’épreuve à laquelle les religieuses étaient confrontées. Une distance vient de s’installer. Des images culturelles se sont relativisées. La perte d’un monde révolu semble faite. Elle prend le visage d’une liberté recouvrée.

Notes
909.

« J’ai en ce moment, annonce la supérieure générale, une double expérience à partager avec vous. La première est une constatation : l’effort de communion que nous avons fait en travaillant aux Constitutions à la lumière de l’expérience - pauvre et réaliste - de ces années de recherche et de renouveau, est en train d’opérer une « guérison de notre mémoire collective ...C’est une guérison qui nous libère de nos absolutismes, échos bien souvent de théories et idéologies qui nous entourent, et de l’obstination à retenir certaines formes du passé», Lettre 41, idem.

910.

Lettre 28, datée du 8.09. 1977, ibid., p. 69.

911.

Ouvrage collectif sous la direction de J.-M. Mayeur, L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, Histoire du Christianisme, Tome 13, Crises et Renouveau (de 1958 à nos jours), Chapitre VII Crises et mutations de la mission chrétienne par Claude Prudhomme et Jean-François Zorn, Desclée, mai 2000, p. 351.

912.

Idem, p. 355.