Reconnaître une Présence

Dans les Constitutions primitives et selon le langage de la tradition, le lieu de l’adoration du Cœur de Jésus était, en effet, essentiellement identifié au Très saint sacrement déposé au tabernacle. La synthèse des travaux préparatoires au Chapitre spécial de 1967 avait mentionné l’opacité de certains termes spirituels de la tradition, demandé «  une mise à jour de ce vocabulaire et une clarification de certains termes ». Des moments significatifs de cette interprétation sont repérables. Comme cela a déjà été mentionné, le premier déplacement de la symbolique s’inscrit dans le texte de 1970. Il réapparaît dans la 16ème circulaire. Au Chapitre de 1976, il est confirmé et interprété  914 . Désormais, sans exclure la pratique de l’adoration eucharistique, toujours recommandée et vécue, c’est l’humanité souffrante qui symbolise la porte par laquelle se réalise « la rencontre ».

Néanmoins, en 1976 également, l’évaluation présentée au début de ce Chapitre général n’est guère optimiste sur une conception commune de l’adoration. «  Il reste, dit C. Camacho, beaucoup de chemin à parcourir, pour que notre solidarité devienne adoration ». Et elle précise : «  quelques-unes appellent engagement évangélique ce qui n’est qu’un engagement superficiel, incapable d’œuvrer pour ce qui est la profonde libération de l’homme : le rendre conscient qu’il est fils de Dieu ; d’autres décrivent et formulent les valeurs religieuses sans arriver à des gestes concrets face à Dieu et à leurs frères »   915 . Dans cette interpellation, le lieu de l’adoration est de nouveau signifié. Une finalité éducative est déjà proposée  916 . Mais le constat est sans équivoque : «  il reste beaucoup de chemin à parcourir ». Il faut, en effet, attendre 1981 pour que l’ensemble de l’Institut parvienne à exprimer en un nouveau langage, à partir de l’expérience vécue, la finalité spirituelle du service éducatif. Toutefois, des signes avant-coureurs apparaissent, en 1979, dans la contribution de deux provinces à la préparation de l’assemblée des provinciales à Mexico.

Comment accompagner ce passage d’une conception traditionnelle de l’adoration à une représentation post-conciliaire ? Pour une difficulté de même nature, M-J Bultó avait évoqué la figure de Philippine Duchesne, en ne s’adressant qu’à une partie de l’Institut. ConcepciónCamacho va utiliser un procédé analogue de distanciation, favorable au travail de conscientisation et de «  guérison de la mémoire collective », selon l’expression qu’elle utilisera ensuite. En septembre 1977, elle choisit de s’adresser aux religieuses dites du « 3ème âge » et, ce faisant, elle s’adresse à toutes. «  C’est vrai, disait-elle, que nous avons faim et soif de la justice, cependant nos efforts pour y répondre sont timides et pas assez profonds. Nous avons besoin que l’Esprit nous découvre quelle doit être notre recherche éducative, comment aider le monde à croître en fraternité et en sens de l’adoration » 917 . L’enjeu est nommé. Elle présente alors, avec force de conviction, le sens de l’adoration qu’elle contextualise à partir de l’Evangile de Jean, où Jésus indique comment «  adorer Dieu en esprit et en vérité ».

Le lieu de l’adoration est la réalité quotidienne des religieuses ayant quitté leurs activités professionnelles. Elle en appelle ainsi à leur responsabilité. «  Je vous demande à chacune, dit-elle, et je demande à chaque communauté de vivre avec plus de force, dans les circonstances concrètes qui sont les vôtres, le sens de l’adoration ». Et elle précise : «  l’adoration est quelque chose de plus qu’une simple présence devant le Seigneur dans l’Eucharistie, car elle suppose que vous fassiez de vos vies et de vos maisons, des vies et des maisons de prière et de supplication, plus accueillantes à l’autre, et plus proches des problèmes du monde, plus débordantes de louange envers le Père et d’actions de grâces pour tout ce que le Seigneur fait en ce monde et pour les signes de sa présence que vous découvrez dans votre vie et dans celle des autres ». Accueil, proximité et louange sont donc les dispositions intérieures qui conduisent à l’adoration.

Et avec cet art de la synthèse qui caractérise l’écriture, arrive ce condensé : « Adorer en esprit et en vérité suppose aimer le Christ visible, aimer tous ses frères et reconnaître que Jésus est Seigneur »  918 .L’amour effectif du frère n’est pas dissocié de la reconnaissance de la seigneurie du Christ. Il est perçu comme une composante de l’acte d’adoration, le prolongement de son expression. La dialectique de la proximité et de la distance, constitutive de la rencontre missionnaire, est aussi celle de la relation fraternelle. Dans l’Institut lui-même, elle prend le visage de la compassion et du service.

Dans une lettre ultérieure, la supérieure générale confirme cette interprétation. Elle finalise le service fraternel et, par là, lui donne sens. «  A propos du lavement des pieds, dit-elle, j’ai eu beaucoup de lumière sur la nécessité de nous entraider, de nous laver les unes les autres nos faiblesses, de nous aimer d’un amour tendre et sincère pour pouvoir marcher ensemble, légères, ouvrant des routes, prenant position devant tant de frères qui souffrent »  919 . Dans le regard comme dans le geste, une présence fait signe : celle du Christ ressuscité qui nous devance. Un amour gratuit traverse l’histoire «  pour faire toutes choses nouvelles »  920 .

En 1979, cette conception de l’adoration est communiquée dans les rapports de deux provinces, en vue de la réunion de Mexico. L’objectif de cette assemblée, rappelons-le, était  d’approfondir la réponse éducative de l’Institut à un «  monde en quête de justice et de paix ». Voici ce qu’exprime le rapport de la province de New-York : «  L’adoration peut être décrite comme louange et culte de Dieu ». Mais, est-il précisé, «  pour un chrétien, il y a la dimension supplémentaire de louer la présence du Dieu incarné dans la vie humaine... dans les personnes, ceux qui souffrent, les pauvres, etc.. » Arrive alors cette définition : «  L’adoration, c’est le mouvement par lequel nous reconnaissons la présence de Dieu dans notre monde, nous laissons son amour être puissant dans notre vie »  921 . Cette interprétation est bien proche de celle que transmet, deux ans, plus tard, la 41èmecirculaire.

Il en est de même pour la proposition de la province d’Ouganda-Kenya, qui reprend à son propre comptele commentaire fait par M-T Virnot du texte sur la formation des adoratrices, intitulé : «  Confidence de la Mère Barat à la Mère Perdreau ». «  Selon cette interprétation », former au sens de l’adoration signifie : «  rendre à la personne humaine le sens de Dieu, et avec lui, la compréhension des autres et le sens de la vie ». Comme nous le verrons ci-après, cette conception se retrouvera, presque dans les mêmes termes, dans le texte des nouvelles Constitutions.

En 1980, la 38ème circulaire transmet ce sens de l’adoration et les implications éducatives qu’il commande. Le terme utilisé n’est pas celui d’adoration mais de «  regard contemplatif »  922 . «   Nous vivons, constate la supérieure générale, dans un type de société qui anéantit ou réduit la dignité de la personne parce qu’il favorise la division, la méfiance et la peur. Mais, ajoute-t-elle, dans ce contexte difficile, les «  semences du Verbe » sont là, cette somme immense d’actes et de gestes de bonté, de force morale et d’amour... ». Puis elle atteste : «  ce regard contemplatif sur le monde a été pour moi un nouvel appel à être d’authentiques apôtres de son amour, à aider à la naissance d’un monde plus fraternel, à faire reconnaître la grandeur, la tendresse et la gratuité de Dieu. Il me semble que cet appel touche le cœur de notre vocation ». Utilisant alors le langage de la tradition, elle précise : «  c’est un appel à éduquer pour que le plan du Père - sa gloire - devienne réalité parmi les hommes, pour que grandisse en eux la liberté intérieure des enfants de Dieu tous frères, et qu’ils aient en eux la plénitude de vie ». Le message est transmis avec force de conviction, dans un langage qui permet de rejoindre les différentes générations.

Un an après est communiquée la nouvelle selon laquelle « une guérison de la mémoire collective est en train de s’opérer ». Or, le second trait dans lequel celle-ci se reflète, est « une estime nouvelle de l’éducation pour l’aide qu’elle apporte à l’homme, à tout homme, avec une préférence pour les pauvres ; aide à se sentir fils de Dieu et à collaborer à la construction d’un monde plus juste »  923 . La supérieure générale relate « une rencontre » qui a eu lieu le 25 mai 1981, avec un groupe international. « Nous avons cherché ensemble ce que Ste Madeleine-Sophie aurait pu nous dire, aujourd’hui, pour notre monde ». Dans les propos échangés, un constat fait l’unanimité  924 . L’appel entendu cible le charisme congrégationnel. L’écriture le transmet en ces termes : « Le monde nous presse : il a besoin de l’amour puissant de Jésus-Christ le conduisant jusqu’à l’adoration du Dieu vivant ». L’énigme, autre nom de la métaphore morte, est alors dévoilée : « l’adoration est inséparable de l’effort pour enfanter un monde plus fraternel ». Ainsi, la visée institutionnelle choisie depuis 1967, à savoir collaborer à la construction d’un monde plus juste et plus fraternel, implique l’adoration comme principe d’effectivité. Pour cela, une manière d’être est requise : « la liberté et la lucidité de ceux qui participent à la puissance et à la liberté de Jésus ressuscité, à sa liberté à l’égard de tout schéma ». Une telle attitude, caractérisée par la simplicité retrouvée, est reçue de Celui qui est le seul « adorateur du Père, en esprit et en vérité ». La population visée est spécialement celle des jeunes. « Le besoin le plus urgent, face au cri angoissé du monde, déclare la supérieure générale, est de répondre aux aspirations profondes de l’homme et en particulier des jeunes : les aider à chercher et à trouver le sens de leur vie, les raisons de leur espérance et la force d’aimer »  925 .

Telle est l’expérience vécue. Elle interprète, pour aujourd’hui, l’une des finalités éducatives du plan fondateur. Cette « page vivante » est inédite car elle connote pour la première fois, de manière officielle, un lien entre adoration et sens. Lien intrinsèque, si l’on en juge par l’affirmation centrale : l’adoration ne peut être dissociée d’un engagement sociétaire, de l’agir éducatif à finalité missionnaire. «  Faire reconnaître la grandeur, la tendresse et la gratuité de Dieu », est ainsi proposé comme finalité ordonnatrice de l’agir Congrégationnel. Avec la métaphore biblique (lettres 42-46-47), elle interprète « l’idée primordiale » de Sophie Barat  926 . A la recherche de sens de nos contemporains, l’adoration permet de répondre efficacement. Et comment ?

Renouvelant la conscience de la dignité humaine, elle permet de devenir éveilleur de sens. « A mieux connaître la grandeur de la dignité humaine et de notre appel à tous, y est-il affirmé, nous estimerons davantage chacune des personnes, croirons en ses possibilités, créerons des lieux où elle puisse les découvrir et les libérer pour les autres ». Le fondement de l’engagement est la découverte de « ce trésor caché qui se manifeste peu à peu dans l’histoire ». D’une telle expérience naît la « conscience de notre solidarité avec les autres et (le) dynamisme pour la vivre ». Etre touché(e) par ce mystère du Côté ouvert du Christ, c’est, en un seul et même acte, prendre conscience de l’absolue dignité de l’homme. Une telle rencontre est dévoilement de la grandeur de tout homme appelé à participer à la vie divine et convocation à devenir acteur de changement.

Cette nouvelle conscience de la dignité humaine a la même fonction que le sentiment moral, dans la réflexion critique d’E. Kant. Elle détermine l’engagement. Schématisons le processus formatif qui en découle et qui apparaît dans cette 41ème circulaire :

N’est-ce pas ce que signifiait F. Druilhet  927 en qualifiant de « noble et sublime » la vocation des élèves et des Dames du Sacré-Cœur ? Cette tâche était noble, à cause de son objet. Car la restauration porte précisément sur l’image que l’être humain se fait de lui-même. Or, une telle image se situe à l’intime de soi, là où est le cœur, au sens biblique du terme. Si ce lieu est insondable  928 , au sens où il est constitué par ce qui le fonde, il est, à ce titre même, un point de jonction entre le divin et l’humain. Il est « comme aux confins du monde spirituel et du monde matériel », selon Thomas d’Aquin. Et c’est bien cette conception thomiste de la personne que présente le « programme des Exercices de 1805 » où se trouve formulée la finalité ordonnatrice. «  Former des adoratrices et réparatrices » est, dans ce cadre conceptuel, une seule et même chose. Car la visée est unique, même si la dynamique spirituelle peut être analysée en deux moments, le premier d’ordre cognitif, le second d’ordre social.

Le premier moment est celui de l’éveil de la consience à l’altérité divine, la reconnaissance d’une transcendance dans les médiations culturelles et les activités humanitaires. Car «  la foi, en effet, n’est pas une défense contre l’erreur, ni simplement un assentiment intellectuel à une vérité que notre enseignement aurait mise en lumière, disent les capitulantes de 1967. La foi est une vie, une réponse de toute la personne aux Personnes Divines ». Or, spécifient-elles, «  c’est à nous, éducatrices, de préparer le terrain pour cette rencontre » 929 . Former une conscience éclairée par la Foi, capable de s’engager dans des actions sociales où l’Evangile sera ferment d’une «  nouvelle manière d’être au monde ». Voilà en quoi cette tâche est qualifiée de «  sublime ». Le second moment est celui de l’action. L’éthique est donc nécessaire. Mais elle n’est pas un but en soi. Et, en ce sens, l’acte éducatif ne peut être conçu comme modélisateur de comportements au service d’une politique gouvernementale. Car il est ordonné à «  cette rencontre ». De la simplicité de cette ordination, relèvent les qualificatifs attribués par Druilhet, à «  la vocation des Elèves du Sacré-Cœur ».

Notes
914.

Dans le recueil de lettres-circulaires de C. Camacho, cette mutation suit littéralement le mouvement d'élaboration de la métaphore biblique.

915.

Société du Sacré-Cœur, Chapitre 1976, Rome, p.46.

916.

Permettre à l'autre d'être conscientde sa qualité de " fils de Dieu" .

917.

Lettre 28, 8.09.1977, ibid., p.68.

918.

Lettre 28, 8.09.1977, ibid., p.70.

919.

Lettre 38, 3.09.1980, ibid., p.98.

920.

Cette expression relève de la lettre 12, datée du 15.12.1972.

921.

Intuitions éducatrices de Ste Madeleine-Sophie, Formation d'agents de changement, (New-York), p.24.

922.

Lettre 38, 3.09.1980, ibid., p.97.

923.

Lettre 41, 5.06.1971, ibid., p. 104.

924.

Voici, dans son intégralité, le passage sélectionné :

"Le besoin le plus urgent, face au cri angoissé du monde, est de répondre aux aspirations profondes de l'homme et en particulier des jeunes : les aider à chercher et à trouver le sens de leur vie, les raisons de leur espérance et la force d'aimer. Le monde nous presse : il a besoin de l'amour puissant de Jésus-Christ le conduisant jusqu'à l'adoration du Dieu vivant. Adoration inséparable de l'effort pour enfanter un monde plus fraternel, avec la liberté et la lucidité de ceux qui participent à la puissance et à la liberté de Jésus ressuscité, à sa liberté à l'égard de tout schéma", ibidem, p.105.

925.

Lettre du 5 juin 198, ibid., p.104-105.

926.

La province d'Ouganda-Kenya avait évoqué cette signification, en 1978, lors du travail préparatoire à l'assemblée de Mexico. « Former les jeunes au sens de l'adoration veut dire, selon l'interprétation de Mère Virnot, rendre à la personne humaine le sens de Dieu, et avec lui, la compréhension des autres et le sens de la vie ». Les Constitutions de 1982 reprennent ce sens sous l'expression : "mettre en lumière la révélation de l'Amour de Dieu dont le Cœur du Christ est pour nous la source et le symbole".

927.

A la demande du P. de Clorivière, F. Druilhet a contribué à la rédaction des Constitutions de 1815. Il connaissait donc bien la spiritualité missionnaire de la Société du Sacré-Cœur.

928.

Aux dires de St Paul, l'apôtre des gentils, figure missionnaire par excellence.

929.

Société du Sacré-Cœur, Chapitre spécial, Orientations ad expérimentum, p.54.