La gratuité comme règle d’or

Enracinée dans la dimension corporelle de l’expérience humaine et animée par le suprasensible, la métaphore biblique est ouverte à une dimensionqui défie toute représentation. Le paradoxe, lui aussi, mais d’une autre manière,permet d’entrevoir cette réalité. D’où le choix de l’intitulé, «  l’espace, le regard où advient la rencontre ». Quelle que soit son acception  941 , le regard ne dévoile-t-il pas le cœur  942 de l’homme ? Dans le contexte de notre étude, il a ceci de particulier d’être un «  regard nouveau qui naît (d’une) relation personnelle au Christ »  943 . Aussi campe-t-il, d’entrée de jeu, une relation à trois termes, dans la dissymétrie. La relation interpersonnelle n’est donc pas seulement de l’ordre du «  Je-Tu », comme certaines écoles anthropologiques peuvent la qualifier. Marquée par la transcendance, elle ouvre à tous les échanges possibles, sans jamais s’y réduire. Telle est sa première caractéristique.

La deuxième caractéristique du regard contemplatif relève de ce qui le fonde. La dimension du Tout autre, comme le terme l’indique, n’est ni définissable, ni localisable. Et en ce sens, nous pouvons dire qu’elle relève d’un « non-lieu ». Or, c’est précisément cette rupture ontologique qui s’inscrit comme ouverture inconditionnelle de l’échange, en détermine la règle d’or.Les différentes formes de violence viennent s’y briser, les plus fines comme les plus grossières (réduire l’autre à l’identique comme vouloir le détruire  944 ). De cette ouverture seule relève la capacité à pardonner ou à se réconcilier. Et ce faisant, une «  nouvelle » dimension relationnelle peut advenir. Les Constitutions de 1982 ouvrent par ce portique la spécificité éducative de l’Institut. Dans le Christ «  est la source de la croissance de la personne et le chemin vers la réconciliation entre tous ». L’attestation collective suit immédiatement : «  nous le croyons et nous voulons l’annoncer » 945 . La sobriété du langage renforce la conviction, mise en exergue, en guise de sceau congrégationnel.

Une spécialiste en philosophie politique, Hannah Arendt, « reconnaît que l’amour a le pouvoir privilégié de pardonner, car il est le seul capable d’un désintéressement qui ne juge pas la personne en raison de ses mérites ou de ses manquements »  946 . La sagesse biblique définit ainsi cette attitude de gratuité et de liberté : être ni créancier ni débiteur d’autrui. N’est-ce pas, en effet, à cette perfection de l’amour que le christianisme appelle ? Et ce pour la seule raison que nous sommes « à l’image et à la ressemblance » de ce Dieu dont « l’amour est gratuité » ? Comme le disait une historienne de l’Institut, Margaret Williams, « dans la Bible, le cœur exprime cette connaissance savoureuse qui se mue en sagesse »  947 . Une telle connaissance  948 induit la règle d’or de la réciprocité dans la gratuité  949 . C’est pourquoi l’amour fraternel, sous les différentes formes du service, de l’estime et de l’amitié, ne peut être vécu seulement comme « une tâche » mais comme « une grâce » 950 .

Par sa particulière acuité, le regard contemplatif implique «  un amour qui s’enracine dans une authentique pauvreté de cœur ». Structurellement ouvert,il permet de «  découvrir en l’autre ses richesses latentes ». Et, si le regard révèle l’image que l’on se fait d’autrui comme des autres cultures, la «  règle d’or » de ce service éducatif appelle à la liberté et à la responsabilité, à la joie de vivre dans l’engagement selon ses propres capacités, quels que soient les aléas de son histoire 951 . L’image évoquée par ces propos, déjà cités , est celle d’une libération, d’un déploiement de vie ou d’une croissance.Comme le disait Rostand, «  en croyant à des fleurs, parfois on les fait naître ». Maxime reprise par Baudiquey, en ces termes : «  les vrais, les seuls regards d’amour sont ceux qui nous espèrent » 952 .

Notes
941.

D'où, l'affirmation de Sartre selon laquelle le regard d'autrui nous "chosifie". Ce qui peut être un cas de figure de la relation, mais seulement un parmi d'autres possibles.

942.

"Le cœur" dit C. Camacho dans l'une de ses lettres, "est le centre de notre vie, de nos relations". Et, se référant à une lettre du pape Jean Paul II, elle ajoute : "le cœur est la mesure avec laquelle juger", Lettre 33, 15.08.1977, ibidem, p.85.

943.

Telle est la formulation de la première attitude" en vue de la mission", du livret du Chapitre général de 1976 : "contempler la réalité avec le regard nouveau qui naît de notre relation personnelle au Christ", idem, p.9.

944.

Cette remarque s'inscrit dans la problématique de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre", Seuil, 1990. Et, en particulier, "les figures du mal dans la dimension intersubjective", p. 256 à 258.

945.

Société du Sacré-Cœur, Constitutions de 1982, approuvées le 1.01.1987, Notre service d'Eglise, 10., p. 171.

946.

Cité par N. Sarthou-Lajus, «Pardon et justice», Croire aujourd’hui, n° 73, Assas Edition, 1999, p.8.

947.

Margaret Williams La Société du Sacré-Cœur, Histoire de son esprit, Rome, 1979, p.30-31.

948.

La province d’Espagne dessine ainsi ces traits qui « configurent au Christ » :

La gratuité qui ne cherche pas d’efficacité immédiate;

La réciprocité et la proximité de celui qui sait qu’il reçoit plus qu’il ne donne, parce qu’il découvre les valeurs de l’autre et ce que l’autre donne.

L’humilité et la simplicité qui rendent possible une attitude dialogante qui ne veut pas s’imposer, qui ne cherche pas à dominer, mais qui seconde le plus possible le travail de l’autre.

L’espérance, la fidélité et la joie de qui croit en la Pâque, de qui croit en la dignité de l’autre, de qui sait que la qualité du biene l’emporte sur la quantité du mal.

Le regard contemplatif qui prie à partir de la vie », Lignes caractéristiques de l’éducatin « informelle » à partir de notre insertion comme RSCJ, en zone populaire et parmi les marginaux, Cheminer ensemble : de l’expérience à la parole », Espagne, 1994, A.S-C.E., p.3.

949.

Le texte du Chapitre de 1988 présente cette insistance : "nous désirons que la réciprocité soit la caractéristique de notre service éducatif", Solidarité avec les pauvres, Rome, 1988, p.14. Il ne fait que réexprimer ces propos du paragraphe 14 des Constitutions de 1982 : "Notre service d'éducation se réalise dans une relation authentique de réciprocité, où chacun reçoit et donne pour croître ensemble", Notre service d'Eglise, p. 172.

950.

C. Camacho "Vivre l'amour de Jésus pas seulement comme une tâche mais comme une grâce", Lettre 27, du 4.08.1977, ibidem, p. 67.

951.

"Oui, la liberté se construit grâce à cette attitude d'attente qui suscite en l'autre ses plus secrètes possibilités et le porte à se livrer plus pleinement, sans défense, aux besoins des hommes, dans une simple disponibilité", Lettre 2, 12 mars 1971, ibid., p.2.

952.

Paul Baudiquey Rembrandt, le retour du prodigue, Editions Mame.