Un nouveau principe intégrateur, le discernement

Aujourd’hui comme hier, il s’agit de poser les fondements d’une formation qui rende apte à reconnaître la présence du Seigneur dans l’histoire. Autrefois, cette capacité nécessitait le développement de la réflexion, assuré tout au long des différents gradus des Humanités. Il est intéressant de constater que le plan d’études de 1852, qui succède au plan fondateur, sélectionne deux paramètres, le développement de l’intelligence et le discernement. Ces orientations, situées en guise d’introduction, se substituent à l’exergue du plan fondateur.

Voici en quels termes Aimée d’Avenas les formule :

‘« Plus la Société du Sacré-Cœur a vu se multiplier ses pensionnats, plus on a senti le besoin d’un plan d’études qui établît une parfaite uniformité d’enseignement dans toutes les maisons, fortifiât l’instruction des maîtresses, et opposât une barrière à ces vaines prétentions d’un siècle orgueilleux que réprouvent la sagesse et la simplicité chrétienne. Pour arrêter ce plan, on a consulté l’expérience, et , sans mépriser les anciennes méthodes, sans rejeter les nouvelles, on a demandé aux unes et aux autres ce qu’elles ont paru avoir de plus favorable au développement de l’intelligence ».’

En 1852, l'Institut comptait 64 maisons  990 . L'uniformité, si vivement recommandée au Conseil général de 1820 statuant sur les études, fait encore figure de moyen privilégié pour répondre aux défis du moment. Nous avons vu comment lui a succédé, en 1967, celle de la pluralité. Mais former l'intelligence, en vue d'être capable de penser par soi-même, d'orienter sa vie avec sagesse et de vivre selon des valeurs chrétiennes, cela reste une constante des orientations Congrégationnelles. Et l'on comprend pourquoi la tradition tenait à qualifier cette formation, "d'éducation intégrale", car le cursus n'était ni purement académique, ni uniquement religieux.

Voici comment cet invariant est exprimé dans le livret de 1970 et les Constitutions :

1970 1982

Visons au développement d’une foi capable d’assumer un monde sécularisé, à une estime sérieuse des valeurs de l’esprit, et à l’éducation du sens social qui pousse à l’action.

Nous faisons nôtre
(le désir de M-S Barat)
que chaque personne
s’éveille à la vérité, à l’amour et à la liberté,
qu’elle découvre le sens de la vie et se donne aux autres,
qu’elle apporte sa part créative
dans la transformation du monde,
qu’elle puisse rencontrer l’amour de Jésus,
qu’elle s’engage dans une foi active
991 .
Notre service d’éducation (...) demande une vision large et critique du monde éclairée par la foi  992 .

Dans la ligne des «  orientations ad experimentum » de 1967, le normatif s’en tient aux visées éducatives. Le processus formatif ou didactique n’est plus codifié. Cette sobriété ne fait que renforcer les formulations choisies. Comme il a été développé ci-dessus, ces finalités structurent le projet d’éducation formelle des USA, adopté, dans ses grandes lignes, de 1980 à 1990, par les provinces d’Australie / Nouvelle-Zélande, d’Autriche, d’Angleterre-Ecosse et de Malte. Mais le champ des interventions éducatives s’est considérablement ouvert, depuis 1967. Le livret de 1988 donne aux vecteurs sélectionnés, les dénominations suivantes : «  le monde des jeunes », «  la solidarité avec les pauvres », «  le monde des migrants », «  la femme ».

Dans les nouvelles orientations institutionnelles et quel que soit le projet éducatif ou formatif, y aurait-il trace d’un principe intégrateur qui remplacerait celui du plan fondateur, l’admission par les règles des Humanités ? Sa fonction serait-elle apparente ? Quel serait cet élément, constitutif du «  nouvel ordo » ? Par quel «  gradus » serait-onconduit à la reconnaissance de la présence active du Christ dans le monde ? Ne serait-ce pas le discernement, cette forme de «  sagesse » dont parle le plan d’études de 1852 ?

Effectivement, dans le processus de rénovation du service éducatif, comme dans les textes normatifs, s’affirme progressivement, jusqu’à devenir une règle incontournable, le recours au discernement personnel et collectif. Cela représente un déplacement institutionnel notoire, dans la façon de réguler les rapports internes. C’est au Chapitre de 1970 quecette nouvelle règle est posée. Dans le processus de rénovation, ce moyen est commandé par une volonté de «  s’ouvrir religieusement à la sécularisation, comme à un phénomène qui peut nous amener à vivre en présence de Dieu et à le rencontrer partout (...). L’affirmation est nette : «  le discernement est nécessaire pour s’ouvrir à ces vraies valeurs, vivre en la présence de Dieu, sans idoles »  993 . Et, pour les choix institutionnels, il est à opérer communautairement.Par une telle recommandation, l’Institut retrouve une marque d’origine. N’est-ce pas, en effet, à ce type de médiation que L. de Tournély a recouru pour décider de la fondation de l’Institut féminin  994  ?

Une telle insistance est neuve ; elle n’apparaît ni dans le livret de 1964, ni dans celui de 1967  995 . Affirmée collectivement en 1970, elle se retrouve dans tous les textes ultérieurs. Et, en 1976, le discernement devient un élément constitutif de la manière de procéder. L’exigence est même sélectionnée comme «  ligne fondamentale » du renouveau.Le discernement est à vivre «  en Eglise », est-il spécifié,car «  notre réponse se fait dans des communautés concrètes de cette Eglise ». La visée éducative l’implique également  996 . Cet «  effort de discernement ouvre en profondeur aux valeurs humaines du monde sécularisé où le Christ est à l’œuvre »  997 . La rhétorique n’est plus l’art par excellence, à acquérir pour évangéliser au moyen des Humanités les milieux sociaux influents. Le principe intégrateur par les «  règles de la grammaire » est supplanté par cette «  petite lampe » qui permet, dans un monde sécularisé, d’orienter l’action sous la mouvance de l’Evangile.

En 1979, cette nouvelle règle s’affirme dans l’orientation choisie : «  l’éducation pour la justice, dans la foi ». Le choix est confirmé, dans les Constitutions de 1982. Le service éducatif implique «  une vision large et critique du monde éclairée par la foi »  998 . Le discernement devient donc le nouveau principe intégrateur des différents cursus de formation, en éducation formelle comme en éducation populaire.

Certes, ce transfert n’est pas explicite dans le corpus étudié. Mais pouvait-il l’être ? Nous ne le pensons pas. Et ce pour deux raisons. Les transformations institutionnelles ont été considérables. Et les membres ne pouvaient pas, à la fois, réaliser cette mutation d’une manière «  spontanée » et, de suite, saisir l’intelligibilité des déterminations prises. Une relative distance historique est requise, pour pouvoir le faire. A cette raison s’en ajoute une autre, plus fondamentale. Comme le signale Fr. de Dainville, pour penser l’intelligibilité d’un système éducatif, «  il n’y a qu’une méthode : «  remonter à l’origine de chaque pièce pour trouver sa raison d’être » 999 . Or, le principe intégrateur des Humanités avait-il été suffisamment pris en compte, dans la tradition, par celles qui avaient étudié le plan éducatif fondateur ? Il ne le semble pas, alors que la visée ordonnatrice et les objectifs généraux avaient été bien identifiés. Mais, comme nous l’avons montré, l’existence du plan provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens a, longtemps, été ignorée. Or, pour comprendre la fonction intégrative de la règle d’admission dans les classes, l’étude du plan fondateur était nécessaire. Saisir la cohérence interne de ce plan, à partir de ses principes de construction aurait permis de reconnaître ces règles à l’œuvre dans un tout autre contexte.

Néanmoins, le Chapitre général de 1976 cible « spontanément » ce nouveau principe intégrateur de toute démarche éducative. Pour en faire apparaître l’importance et la signification, resituons cet élément dans son contexte. Les deux paragraphes sur le discernement se trouvent dans la première partie du livret, «  Notre vie orientée en vue de la mission » 1000 , à l’article intitulé : «  Dimension éducative de notre mission ». Le charisme vient d’être interprété,à partir de la nouvelle symbolique du Cœur du Christ, nouvelle vision inspiratrice des choix institutionnels. Il est développé selon trois rubriques : «  contemplation », «  communion », «  dimension éducative de notre mission ». C’est dans ce troisième élément qu’est placé l’article sur le «  discernement ».

Et pour mieux suivre la dynamique du texte, reprenons le schéma, déjà présenté ci-dessus 1001 . Mais, cette fois, reproduisons-le en format réduit, pour en faciliter la lecture.

La justice est ordonnée à la communion, dont la solidarité avec les pauvres et les marginaux, est l’expression concrète. Dans cette « recherche de communion et de justice », le discernement est situé comme « médiation » spécifique mais aussi nécessaire. Il reçoit la même fonction pour « l’humble recherche du bien commun ». Ainsi il informe un mode d’être-au-monde caractérisé par « l’annonce du don gratuit de l’amour de Dieu dans nos vies », et par « le don (de soi) inconditionnel et gratuit aux autres »  1002 .

Dans la dynamique du texte, se manifeste l’importance de la fonction intégrative de cette règle caractérisant le « nouvel ordo » . Le discernement contribue, en effet, à former à un mode d’être-au-monde ouvert sur l’Inconditionné, à partir des situations concrètes. Subordonné à la réalisation de la justice et de la solidarité, visages de la communion et de la fraternité, il est, en quelque sorte, la traduction « à l’usage de tout laïc », du regard contemplatif, la perle d’or du charisme congrégationnel. Comme pour le plan fondateur, l’héritage est donc dans le droit fil de la formation jésuite. Ce ne sont plus les Humanités qui conditionnent la reconnaissance d’une altérité ultime, à l’œuvre dans le monde, c’est la capacité de discerner, dans la vie quotidienne, une action transformatrice à l’œuvre dans les différentes formes de relation et d’engagement familial ou sociétaire  1003 .

Notes
990.

En 1852, selon les Catalogues et les Lettres Annuelles de la Société du Sacré-Cœur, il y avait 64 pensionnats ; 4 demi-pensionnats (Bourges, Roscrea, Armagh, Palma en Mallorca); 31 externats ; 6 écoles pour les pauvres et 1 pour les sourdes-muettes ; 17 orphelinats.

991.

Notre service d'Eglise, 11., ibidem, p. 171.

992.

C. 1982, Notre service d'Eglise, 14., p.172.

993.

Société du Sacré-Cœur Chapitre 1970, 3 octobre - 28 novembre, Quelques paroles de Mère Concepcion Camacho à la séance de clôture du Chapitre, Rome, p.60.

994.

" Il consulta quelques membres de la communauté, son projet fut approuvé et l'on prit la résolution de mettre la main à l'exécution.", Breve ragguaglio, A.S-C de Vienne.

995.

Pour qu'elle puisse s'exprimer, une nouvelle conception de la femme, comme sujet autonome, devait se développer dans la culture institutionnelle Toutefois, cette représentation de la femme est explicite dans le texte de 1967.

996.

"Visons au développement d'une foi capable d'assumer un monde sécularisé, à une estime sérieuse des valeurs de l'esprit, et à l'éducation du sens social qui engage à l'action", ibidem, p. 13.

997.

Ibid., p.17.

998.

Constitutions de 1982, Notre service d'Eglise, 14., p.172.

999.

F. de Dainville La naissance de l'Humanisme moderne, premier paragraphe de la préface, Slatkine Reprints, Genève, 1969, p. IX.

1000.

Société du Sacré-Cœur, Chapitre 1976, Rome. L'importance du discernement revient dans la 2è partie du livret, intitulée : "Nos engagements en vue de la mission", à deux reprises, en vue de : "tester par le discernement la cohérence de nos choix et de notre contemplation" (p.13) ; chercher le message de Dieu qui nous permet de trouver les réponses concrètes pour la mission" (But 4, p.14).

1001.

Ci-dessus, p. 307.

1002.

Idem, p.8.

1003.

Les Collèges du Sacré-Cœur d’Espagne exprime ainsi cette visée :

- « veiller à ce que les éléves se posent la question du sens fondamental de leur existence pour qu’ils arrivent à accepter Dieu comme mystère et à orienter leur vie à partir de cette perspective, dans une attitude de recherche incessante de la vérité.

- former des personnes capables d’espérance, ouvrant des horizons pour une interprétation de la réalité à partir du point de vue des valeurs chrétiennes, et stimulant une ouverture au monde à travers la connaissance de l’amour de Jésus-Christ et de son Message », Caractère propre des Colèges du Sacré-Cœur, Madrid 1997, A.S-C.ES., p. 10.