Marcher humblement, faisant ensemble le chemin

Les «  attitudes en vue de la mission » ontmarqué un déplacement important dans la manière d’être et d’agir des éducatrices. Car il ne s’agit plus, uniquement, de donner, mais aussi de recevoir ; il s’agit moins de savoir que de chercher ensemble. A la proximité se joint la réciprocité  1004 . C’est ainsi «  qu’appartenir de nom et d’effet au Christ doux et humble » prend les formes concrètes de la solidarité. Désormais, le mot d’ordre est «  de marcher humblement, avec courage, faisant ensemble le chemin » 1005 .

Cette nouvelle modalité est illustrée dans bien des textes. Mais le livret de 1988 est particulièrement évocateur, sur ce sujet. Il bénéficie, d’ailleurs, du travail international réalisé de 1986 à 1988, par une commission sur l’éducation. Aussi le sélectionnons-nous pour dessiner les principaux traits de cette nouvelle manière d’être dans la pratique éducative, sans exclure, le cas échéant, certaines illustrations. Ces traits sont apparents dans quatre articles du texte, correspondant à quatre pôles prioritaires d’intervention :

Cela représente une légère modification par rapport à la sélection de 1979, qui retenait cinq groupes : Jeunes ; Femmes ; Familles ; Multiplicateurs ; Communautés de base. En 1988, le choix porte délibérément sur «  ceux et celles qui, dans beaucoup de cultures, vivent des situations d’inégalité et même d’oppression »  1006 . En effet, «  les cris des pauvres - affamés, sans-abri, chômeurs, femmes, hommes et enfants luttant pour la vie ou blessés dans leur dignité... - révèlent la gravité des situations d’injustice et nous font reconnaître que nous en sommes complices, est-il mentionné.

‘« L’injustice augmente et engendre de nouvelles formes d’exploitation et de marginalisation . Les causes de la pauvreté sont de plus en plus complexes et ses conséquences de plus en plus destructrices.
Face à ce défi croissant, en ce moment de l’histoire de la Société et en continuité avec les orientations des derniers chapitres, nous sommes convaincues que la solidarité avec les pauvres est notre réponse aux injustices du monde. Cette solidarité demande non seulement intérêt et présence, mais surtout engagement et action »  1007 . ’

Voici le tableau récapitulatif des objectifs, pour ces quatre lieux d’intervention.

pauvres jeunes femmes migrants

-accueillir les intuitions des pauvres.
- nous interpeller mutuellement sur la cohérence de nos vies et assumer les répercussions financières de nos choix.
- appuyer nos réponses sur des réflexions et analyses sérieuses et soutenues, faites avec d’autres et plus particulièrement avec les pauvres eux-mêmes.

- accueillir leur sens de la fraternité et encourager l’engagement social

Etre particulièrement attentives aux jeunes les plus blessés :
- chercher avec eux
des solutions à leur situation,
- proposer une aide spécifique, pour qu’ils trouvent leur dignité et leur place dans la vie.

- collaborer avec d’autres femmes pour prendre conscience ensemble de notre dignité, de notre vraie force, et de notre responsabilité.

- importance de la réciprocité : nous pouvons nous enrichir mutuellement ; et au contact de ceux qui souffrent, nous devenons plus humaines.
- découvrir ensemble les valeurs de nos cultures et religions respectives dans une relation et réflexion réciproques, eux avec
  1008 nous.
- aider les jeunes migrants et leurs parents écartelés entre deux cultures à apprécier les richesses de leur propre culture et du pays qui les accueille.

- entrer dans des initiatives éducatives qui répondent aux besoins des pauvres et leur permettent de devenir les agents de leur propre croissance.

- les aider à devenir agents de leur propre croissance
- favoriser leur prise de décision et leur capacité d’en assumer les conséquences.

- promouvoir la reconnaissance de l’égalité foncière de l’homme et de la femme.

- ce sont les pauvres eux-mêmes qui doivent être les agents de leur propre transformation.

Vivre cette solidarité exige de travailler pour la justice et la paix.

- éduquer à partager dons et richesses en solidarité avec d’autres.
- créer de nouveaux espaces éducatifs.
- offrir des structures de participation en cherchant avec eux des micro-projets de solidarité et de service pour promouvoir justice et paix par un changement social.

- nous tenir au courant des recherches sur les techniques de procréation artificielle, du service qu’elles peuvent rendre et des conséquences qu’elles peuvent avoir sur la personne humaine

- être auprès d’eux, avec eux,
- être un pont entre les cultures,
- mettre les pouvoirs institutionnels que nous avons au service des migrants et spécialement des réfugiés.

Tous ces objectifs concourent à la formation de personnalités autonomes et engagées. Ils s’ordonnent autour de quelques paramètres :

  • vivre des relations humanisantes, dans le respect des différences ;
  • développer le sens critique et la conscience morale et politique ;
  • favoriser la gratuité et la créativité, la responsabilité et l’engagement ;
  • promouvoir la justice et la paix.

Ils impliquent une méthodologie cohérente avec «  l’ordo » institutionnel. La confiance faite à autrui se manifeste singulièrement à travers l’estime que connotent les deux premières séries d’objectifs éducatifs. La première série cible la réciprocité relationnelle. La deuxième relève une dominante : quelle que soit la population concernée, la personne est située, dans la démarche pédagogique ou formative, comme «  agent de sa propre croissance ». Quant à la troisième série, elle focalise sur les lignes d’action, susceptibles de mettre en œuvre la visée commune : «  travailler pour la justice et la paix ».

A ce type d’accompagnement pédagogique ou formatif correspond une conception de la personne à laquelle il a, souvent, été fait référence dans notre étude. Sa catégorie essentielle est «  l’absolue dignité » de chacun. L’article intitulé «  le monde des jeunes » exprime clairement cette image de la personne : un être en devenir, capable d’intégration personnelle, d’autonomie et de responsabilité, d’engagement social et de créativité. L’autonomie et la responsabilité sont ordonnées à la gratuité de l’annonce de l’Evangile, à la solidarité et au service, en vue de promouvoir la justice et la paix, par un changement social.

Quelle que soit la population visée, la manière de procéder informe un double mouvement d’intégration personnelle et d’engagement. Elle induit une manière d’être-au-monde qui résulte de la mise en pratique des principes constitutifs de l’acte éducatif, vécu dans la dynamique du charisme congrégationnel. Le premier trait est induit par l’exercice du principe intégrateur, la formation à l’intériorité et au discernement. Les exemples ne manquent pas dans les différents projets, où cet «  ordo » est formulé en ces termes : «  former une conscience critique éclairée par la foi ».

Le second trait est l’ouverture. Il relève de la mise en œuvre de la visée éducative. Dans le dynamisme du charisme congrégationnel, l’accès à une dimension transcendante de l’existence prend une forme spécifique, signifiée dans le logo, celle de la vulnérabilité, de la compassion et de la solidarité. Cette ouverture à l’Inconditionné et à l’universel se réalise dans la particularité d’un engagement vécu en faveur de la dignité humaine. Cette finalité ordonnatrice peut se formuler ainsi : favoriser les conditions qui permettent à chacun de faire l’expérience d’une transcendance, au cœur de la finitude humaine ; expérience capable de susciter un engagement.

Telle est, en effet, la raison d’être du service congrégationnel. Quelles que soient les tâches ou les formes d’intervention éducative, il s’agit d’être au service de la «  reconnaissance » de cette incommensurable grandeur de la personne humaine, au cœur de sa misère comme de son plein épanouissement. L’une des orientations de ce texte recommande, d’ailleurs, «  d’être particulièrement attentives aux jeunes les plus blessés par la pauvreté, la violence, l’esprit de compétition, la drogue, le sida, l’émigration, l’éclatement de la famille, etc... pour qu’ils trouvent leur dignité et leur place dans la vie »   1009 . Agir ainsi, n’est autre qu’accomplir la «  justice du Christ »  1010 .

Les Constitutions de 1982 définissent cette visée au moyen de deux notions, «  la croissance de la personne » et «  la réconciliation entre tous »  1011 . Ces orientations sont, ensuite, déclinées en un certain nombre d’objectifs généraux dont voici la formulation :

«  que chaque personne
s’éveille à la vérité, à l’amour et à la liberté,
qu’elle découvre le sens de la vie et se donne aux autres,
qu’elle apporte sa part créative
dans la transformation du monde,
qu’elle puisse rencontrer l’amour de Jésus,
qu’elle s’engage dans une foi active »  1012 .’

Dans cet article, comme dans l’ensemble du corpus étudié, le nouvel «  ordo » est décliné en ces termes : avoir conscience de ..., découvrir un sens..., être créatif..., s’engager.. et s’organiser en vue d’une action transformatrice du milieu social. Autant d’expressions qui connotent une identité à trouver ou à retrouver, une estime de soi et des autres, fondée sur la conscience de la dignité humaine, qui prend d’incommensurables dimensions dans la rencontre du Chris : étape obligée sur «  ce chemin de croissance et de réconciliation », en vue de devenir ceux et celles qui instituent leur propre culture sur des valeurs évangéliques.

En effet, si l’intériorité relève du charisme fondateur qui suscite «  des réponses créatives conformes à l’esprit de la Société »  1013 ,celui-ci ne s’exerce que dans l’action et l’altérité d’une rencontre. Et ce au double niveau de la réalité humaine et de la Parole, Verbe de Dieu. L’une rend sensible aux appels de l’autre, et réciproquement. Cette double altérité situe l’exercice du charisme, comme son déploiement, dans un rapport triangulaire. Une telle problématique missionnaire induit nécessairement une évolution des formes et des modalités de la pratique éducative. Un charisme congrégationnel est une manière particulière de vivre l’Evangile et de rendre témoignage à la Parole. Comme tel, il ne peut subir d’altération, comprise au sens de modification ontologique. Mais les formes de son expressivité dépendent de la réalité culturelle dans laquelle il s’incarne. A cela tient son caractère évolutif.

Pour exposer à nouveau ce processus évolutif, en fidélité aux intuitions fondatrices, nous allons voir comment s’exprime, en 1994, l’accomplissement de l’image. Et, tout d’abord, de quel horizon référentiel relève cette effectivité, dans la pluralité et l’unité ?

Notes
1004.

"Notre service d'éducation se réalise

dans une relation authentique de réciprocité,

où chacun reçoit et donne

pour croître ensemble.

Il exige que nous le vivions en communauté

entre nous et avec d'autres.

Il demande un engagement généreux,

une formation sérieuse et continue

et une vision large et critique du monde éclairée par la foi", Constitutions de 1982, Notre service d'Eglise, 14., p.172.

1005.

Société du Sacré-Cœur de Jésus, Chapitre général, 1988, Solidarité avec les pauvres, p.15.

1006.

Idem, Introduction au rapport du Chapitre général, p.1.

1007.

Ibidem, p.13.

1008.

Ce mot est souligné dans le texte.

1009.

Il est ajouté : "Spécialement touchées par leurs blessures", les éducatrices se sentent "appelées à vivre un amour libérateur et fort envers eux", Orientation n° 4, ibid., p.12.

1010.

L'expression est utilisée dans la 12ème circulaire de C. Camacho, du 15.12. 1972 : "Si l'amour conduit à la justice, il est temps pour nous de chercher comment nous pouvons, au niveau international, local, mais aussi personnel, pratiquer davantage la Justice du Christ", supra, idem, p. 29.

1011.

Le Chapitre général de 1994 en fera une ligne d'action, formulée ainsi : "nous sentons l'urgence d'UNE EDUCATION A LA RECONCILIATION, basée sur le respect envers soi-même, les autres, la terre, dans la vérité et la justice. (...) La recherche de la réconciliation et de la paix nous invite à promouvoir une pédagogie de la non-violence dans la participation et la réciprocité". D'où l'engagement à "faire croître la vie, en éduquant à la réconciliation". Société du Sacré-Cœur, Chapitre général, 1994, Rome, p. 18-21.

1012.

Notre service d'Eglise, 11., ibidem, p. 171.

1013.

Ibid., 12., p.171.