Une table ouverte

Ce texte est intitulé La dimension eucharistique de notre spiritualité  1025 . Il fait partie d’un triptyque 1026 développant une même orientation, « ranimer l’espérance et la garder vive ». Cette ligne commune est « la réponse de la Société à un monde en profonde mutation ». Le Chapitre général de 1988 avait porté une attention particulière à la dimension politique de l’agir éducatif. Si cette approche était déjà présente, en 1978, dans le rapport de quelques zones, elle était loin d’être commune. Les interactions entre les provinces et une insertion plus proche des réalités sociales ont sans doute contribué à intégrer cette dimension, encore étrangère en 1960.

En 1994, ce paramètre reste présent, dans les considérations sur les «  changements récents, rapides et d’importance, que notre monde subit »  1027 . Mais un autre motif s’installe, sur l’horizon capitulaire : les défis éthiques liés à la biotechnique. Un nouveau paramètre s’intègre à la culture congrégationnelle : la défense de la vie et de l’écologie. Cette réponse, formulée dans un langage un tantinet bavard, s’inscrit sur un référentiel humaniste qui vise à faire respecter et à défendre «  les droits humains ». L’imagination, la créativité sont sollicitées pour inventer des solutions, en vue de «  défendre la vie là où elle est menacée, de la protéger là où elle apparaît sous des formes nouvelles ». La prise en compte de ce nouveau défi suscite l’orientation suivante, pour les six ans à venir : «  ranimer l’espérance et la garder vive »  1028 .

L’orientation, développée sous forme poétique, est contextualisée au moyen de deux références évangéliques. La première est tirée de l’Evangile de Marc ; la seconde, de l’Evangile de Jean.

‘« J’ai compassion de ces gens....
Donnez-leur vous-mêmes à manger »(Mc.6,37).’ ‘« Je suis venu pour qu’ils aient la vie
et qu’ils l’aient en abondance » (Jn.10,10).’

L’une et l’autre citation font singulièrement écho aux textes rencontrés antérieurement. Accompagnées d’un bref commentaire, elles sollicitent l’apparition, sur l’horizon référentiel, du symbole fondateur. Et cela non seulement par l’évocation portée par les citations, mais explicitement.

‘«  Nous expérimentons avec une nouvelle force
notre spiritualité
comme un mouvement de l’Esprit
qui jaillit du côté ouvert du Christ,
un dynamisme
une inspiration
un feu
qui peut transformer et transfigurer nos vies
et nous donner une vision prophétique du monde ».’

La condition requise est de «  renaître, d’accueillir de nouveau la grâce ». Or, cette vision arrive sans attendre. Le référentiel du «  côté ouvert du Christ » étant posé, les acteurs convoqués à l’actualisation du service éducatif s’installent rapidement. Voici quelques passages significatifs de cette mise en scène.

‘« L’espérance nous pousse
à chercher à faire de notre monde
un grand banquet
une table ouverte
où l’on partage le pain et la parole
où le Seigneur essuie les larmes de tant d’oppression,
d’injustice, de violence, de division.
Le projet qui nous rassemble :
c’est la célébration des filles et des fils de Dieu
où les petits sont les premiers
et où nous nous lavons les uns aux autres
les pieds fatigués par le chemin.
Toute notre réalité,
personnelle,
communautaire
apostolique
trouve là son intégration
et devient eucharistique.
L’intuition de Madeleine-Sophie sur l’adoration
nous invite à entrer dans les pensées du Cœur de Dieu
« qui subsistent d’âge en âge pour sauver leur vie de la mort et les faire vivre en temps de famine » (Ps.32, 11, 19).’ ‘« Célébrer l’Eucharistie
et la vivre à travers les lumières et les ombres
du quotidien,
devient un seul mouvement.
L’Esprit nous révèle la présence du Christ
dans le sacrement
et dans le monde qui souffre et qui espère ».’

Sont installées, à la table du banquet eucharistique, les populations sélectionnées antérieurement, les pauvres, les migrants et les femmes. Celle des jeunes semble faire exception. Toutefois, elle est mentionnée dans l’évaluation des six dernières années  1029 , qui précède cet article. Et le thème est diffus dans l’ensemble des orientations prises. A ces destinataires du service éducatif vient se joindre une invitée d’honneur, «  la création entière ». La table est largement ouverte...

Le mouvement d’adoration se donne à voir dans la dynamique du poème. Devant chaque réalité rencontrée, en chaque acteur du festin, il suscite l’expression d’une dimension évangélique. A la manière du pianiste qui active, à coups de marteau, une tonalité particulière de la symphonie, il «  fait résonner la valeur des valeurs » présente dans la rencontre comme dans le langage. C’est ainsi qu’apparaît «  l’accomplissement de l’image » des «  commencements ». Devant un «  tabernacle solitaire », une intuition spirituelle avait fait opérer à la jeune Sophie un déplacement de projet de vie. L’inspiration avait pris la forme «  d’une foule d’adoratrices devant un ostensoir universel ». En 1994, après l’interprétation de cette «  vision initiale » au Chapitre général de 1976, une nouvelle configuration de l’image est dessinée.

Le lieu de l’adoration est la scène du politique, de l’agir éducatif congrégationnel, où font signe «  la beauté de notre terre, la crise écologique, la dignité du travail humain ». Il s’agit, d’abord, de garder en mémoire «  le souvenir de ce que Jésus a fait : se donner pour donner la VIE ». Par cette «  mémoire vive », les éducatrices sont renvoyées au quotidien, «  pour y faire croître la vie, tisser des relations de confiance et de communion et créer un espace où la vie peut fleurir ».

Mais les véritables acteurs de la révélation du «  visage du Dieu de tendresse et de miséricorde », ce sont les pauvres, les marginaux, les victimes de la violence. Ce sont eux qui «  convoquent à vivre l’Eucharistie comme réconciliation ». L’événement dont il est fait mémoire est actuel. Son effectivité est celle «  du corps brisé et du sang versé aujourd’hui (qui) nous renvoie à ce monde pour être pain partagé, présence réelle de l’amour de Dieu pour les plus petits ».

La scène est internationale. Dans cette dimension propre à l’espace éducatif de la Société du Sacré-Cœur, surgit l’appel à «  surmonter les difficultés, à assumer les différences », à «  reconnaître » une action transformatrice à l’œuvre dans les différentes cultures. «  Prendre soin » de la création ; «  rendre habitable pour tous, sans exclusion, notre terre  », devient une dimension de l’utopie congrégationnelle.

Dans cette nouvelle dramaturgie  1030 , l’engagement sociétaire a le visage de la compassion et de la solidarité vis-à-vis de tous ceux dont la vie est «  déchirée et brisée par les injustices du monde ». L’éducation, œuvre de libération et de réconciliation ordonnée à la reconnaissance de l’Alliance, est, dans un même acte, restauration de l’image de soi-même et des autres, re-naissance, annonce d’une bonne nouvelle et pain partagé.

Prendre le temps de l’intériorité pour se laisser visiter par un Autre et être capable de prendre les moyens qui dépassent les espérances possibles... C’est ce qu’évoque ce poème sur la dimension eucharistique de notre vie et de nos engagements. Par le partage de quelques pains et de quelques poissons..., nourrir une foule nombreuse..., former des démultiplicateurs qui annonceront, par leur action sociale, le visage de tendresse, la force libératrice du Dieu de Jésus-Christ. Le paradigme congrégationnel porte, intrinséquement lié en une seule geste, le mouvement d’incarnation et d’adoration du Verbe de Dieu. Cette démarche est celle d’un salut, une promesse «  d’amour pour tous » à communiquer «  à toutes les nations ».

Notes
1025.

Société du Sacré-Cœur Chapitre général, 1994, Rome, p. 27 à 31.

1026.

Ces trois articles sont, respectivement, intitulés : "Faire croître la vie en éduquant à la réconciliation", "Communauté apostolique internationale", "La dimension eucharistique de notre spiritualité", idem, p. 18-31.

1027.

Ibidem, "Profonds changements récents", p.6-8.

1028.

Ibid., p. 8.

1029.

Ibid., p. 3-8.

1030.

En qualifiant de "nouvelle" , cette dramaturgie, nous la comparons, implicitement, à celle développée dans le livret du "Chapitre spécial de 1967".