CONCLUSION

L’intention de Léonor de Tournély était de créer un Ordre selon les Constitutions de Saint Ignace, adaptées aux femmes. Les premières réalisations montrent la détermination de Sophie Barat à instaurer ce nouveau type de vie apostolique. Mais au cours de l’étape de fondation de l’Institut, sous la pression de tendances conservatrices et restauratrices, l’originalité de ces intuitions est partiellement confisquée, le champ de possibilité d’interventions éducatives, restreint. La référence qui s’impose est celle de la vie monastique marquée par la séparation du monde. La nouveauté du plan éducatif fondateur de la Société du Sacré-Cœur de Jésus en subit quelques retombées. Cent cinquante après, au Concile Vatican II, l’Eglise catholique accueille la modernité objet jusqu’alors de bien des réticences. En 1964, la Société du Sacré-Cœur de Jésus peut délibérément opter pour un nouveau mode de présence missionnaire, celui de la rencontre. Il s’agit là d’une véritable mutation au moyen de laquelle se réalise « l’accomplissement de l’image » qui habitait la visée initiale.

A deux moments significatifs de l’histoire de l’Institut, la fondation et la refondation, cette étude a fait apparaître les éléments opérateurs de l’élaboration du premier projet éducatif et de son adaptation, à savoir les invariants. Ces derniers font signe sous une forme bien particulière : celle de la naissance. Pour en comprendre la signification et la portée, il convient, une fois encore, de revenir aux intuitions des fondateurs. En effet, de même que l’acte philosophique retourne au principe, c’est-à-dire à l’expérience fondatrice du système pour élaborer de nouveaux traités, de même tout acte collectif d’interprétation fait « retour aux sources » pour puiser sa créativité au charisme primitif.

La nouveauté marque le projet fondateur dans sa forme juridique, dans sa visée et surtout dans l’acte qui le conçoit. La forme est précisée par Léonor de Tournély, la finalité élaborée par Sophie Barat, la visée sociale définie par l’un et l’autre. Le type d’expérience par lequel l’intuition créatrice leur advient est fondamental. C’est ce qui se découvre chez ces acteurs des commencements de l’Institut : la nouveauté surgit de la contemplation du Christ à travers la réalité environnante. Ce qui signifie que la puissance de régénération du Ressuscité est reçue dans l’adoration. Le projet est reçu d’un Autre alors même qu’ils considèrent les besoins contemporains. La source du projet est cette réalité transcendante « qui fait toutes choses nouvelles ».

Cette forme de l’intuition créatrice est constitutive du charisme congrégationnel, en est l’élément dynamogène. D’elle relèvent les invariants du service éducatif : le paradigme congrégationnel, la finalité missionnaire, la démarche formative et la visée sociale. La capacité à transformer la réalité sociale ou à se réconcilier avec une histoire personnelle ou collective est « reçue » du Christ serviteur. Concepción Camacho évoque cette source en 1980 au moyen de la métaphore biblique du fleuve. Sophie Barat l’exprimait en d’autres termes : « Les autres Instituts ont eu un fondateur ou une fondatrice, le nôtre diffère de tous en cela : son fondateur, c’est le Cœur de Jésus lui-même » 1031 . Cette conviction est un leitmotiv de l’étape de fondation et de la refondation. Elle apparaît dans le tracé de la relation éducative des Constitutions de 1815. Elle est affirmée dans les différents Chapitres généraux qui conduisent à l’élaboration des nouvelles Constitutions de 1982 où elle est ainsi attestée : « En Lui est la source de la croissance de la personne et le chemin vers la réconciliation entre tous »  1032 .

La créativité congrégationnelle se déploie sur un horizon référentiel, celui de l’Alliance, d’une communion à restaurer. Pour cette raison, la relation est un paramètre constitutif de l’acte éducatif. Fondamentalement, elle est ce sur quoi porte la libération et la réconciliation, où la «  réparation » du langage parodien à propos du Sacré-Cœur prend une figure nouvelle. Aujourd’hui comme hier, la problématique est la même, l’enjeu également : la violence porte préjudice à l’humanité du Christ, dans sa présence eucharistique comme dans le visage des pauvres. L’identité humaine s’en trouve abîmée, voilée ou parfois même détruite. Les formes varient d’un siècle à l’autre mais le combat évangélique est le même. Dans cette dramaturgie universelle, le Christ est vainqueur des puissances de mal qui traversent l’humanité. Le récit de refondation constitué par les lettres circulaires de Concepción Camacho le signifie au moyen de la figure du Serviteur souffrant et de la métaphore du fleuve de l’Apocalypse, qui ne tarit jamais et qui est abondant en toute saison : « Que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie gratuitement »  1033 . S’y exprime le véritable enjeu éducatif de la Société du Sacré-Cœur de Jésus.

De ce paradigme référentiel, la finalité missionnaire reçoit son expression et sa forme. Pour J. Druilhet, la vocation des « enfants du Sacré-Cœur » est de « faire renaître la religion de ses cendres ». Combattre l’impiété, poser les fondements solides d’une foi vivante et communicative, reconstituer le tissu social sur des valeurs chrétiennes en constituaient les expressions, comme autant de motifs sur une même toile. A la suite des éducatrices des commencements, il s’agit, dans le renouvellement rendu possible par Vatican II, d’apprendre à adorer le Cœur du Christ Sauveur pour accomplir humblement la justice évangélique ou, selon l’expression de Maria-Josefa Bultó, «  renaître à la manière d’aimer du Christ ». « Comprendre de l’intérieur l’intention rédemptrice du Christ »  1034 , signifie inventer les moyens qui permettent à nos contemporains de re-découvrir leur identité d’hommes et de femmes.

Le terme de justice, rencontré dans la formation à l’adoration visée dès le commencement, est alors à entendre à un niveau ontologique comme le déploiement du projet éducatif fondateur. Le référent biblique est cette parole du Christ lors de son baptême sur les bords du Jourdain : « Je suis venu accomplir parfaitement toute justice » 1035 . Ce qui signifie permettre à l’être humain de retrouver la source de son humanité « glorieuse », ou en d’autres termes, faire en sorte qu’il puisse être « redonné » à lui-même, dans son identité première, se sachant aimé de Dieu et capable d’instaurer avec d’autres une société plus humaine. Dans cette éthique congrégationnelle, la visée consiste à susciter cet acte de re-naissance, de « restauration » ontologique, dans la communication et l’action et d’en proposer les moyens. Ce qui est l’objet des différentes formes d’action éducative.

« La manière qui nous est familière » est le second invariant du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur. Sa conception s’est considérablement modifiée. Aujourd’hui comme hier, les différents paramètres de l’acte éducatif s’ordonnent autour d’une même visée : rendre apte à reconnaître son identité, à découvrir le sens de sa vie et à agir en conséquence. Il s’agit en effet de mettre en œuvre un type d’éducation ordonné à la découverte de la dignité humaine, de sa transcendance. Au XIXe siècle, dans une conception finaliste du monde, les moyens pédagogiques qui servaient de propédeutique à l’intelligibilité du sens du cosmos relevaient des Humanités. Au XXe et XXIe siècles, à l’heure de la mondialisation, pour des hommes et des femmes de diverses cultures, s’est substituée à la Ratio studiorum la formation au discernement spirituel en vue de promouvoir des sociétés plus humaines. En ce sens, le retour aux sources de la Société du Sacré-Cœur semble aller jusqu’à Ignace de Loyola, comme le laisse entendre Sophie Barat dans le Journal de Poitiers 1036 . Le premier but de la Compagnie de Jésus, tel qu’on est en droit de le lire dans le « Principe et fondement » des Exercices spirituels, était d’aider à la réalisation de la fin pour laquelle l’homme a été créé, la louange et le service de Dieu Notre-Seigneur, qui est source de vie. C’est à cela que sont ordonnés les Collèges, à l’exemple du Collège romain, voulu par Ignace lui-même.

Mais il n’est plus question d’appliquer à la lettre, « en se gardant d’innover », consignes et programmes. En janvier 1979,l’assemblée des provinciales à Mexico élabore le référentiel procédural, à usage international. Il s’agit désormais d’inventer les démarches et les contenus de formation, de les adapter au type de population et à la forme d’intervention éducative. Le Chapitre général de 1976  présentait déjà les compétences évangéliques à développer : la gratuité de la relation, la réciprocité et le partage, la collaboration dans l’estime de la différence, la solidarité dans le combat pour plus de justice.

Le troisième invariant est le type de population auquel s’adresse le service éducatif de la Société du Sacré-Cœur de Jésus. La visée sociale est de former des leaders, des hommes et des femmes capables de transmettre leurs convictions et d’agir en référence aux valeurs évangéliques en vue de transformer de façon humanisante les réalités sociales. La dialectique missionnaire de la proximité et de la distance s’inscrit sur horizon international, facilitant les échanges culturels et les stages formatifs. Le « plus éloigné » culturellement devient le « plus proche », en tant que sujet des préférences du Christ. Et l’ouverture à de nouvelles formes d’action éducative inscrit l’universel dans les particularités locales.

Les priorités institutionnelles vont vers les groupes porteurs de vulnérabilité et de créativité, en particulier les jeunes et les femmes, et vers les personnes blessées dans leur identité et leur dignité par les injustices. A l’étape de la refondation de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, les effets de destructuration sociale et personnelle relèvent d’autres causes plus complexes que celles de la Révolution française. Le phénomène n’est plus spécifique à une nation ou à un peuple, il est d’ordre mondial. Sous des formes et des proportions diverses, il atteint les différentes couches de population. Ce sont ces nouveaux appels qui vont susciter des engagements nouveaux.

Au contact de différentes réalités, la métaphore biblique du fleuve continue à déployer son énergie. Une constellation de notions appartenant au paradigme référentiel contribuent au déploiement de l’image créatrice. Quel que soit le paysage socio-politique et le langage utilisé pour approfondir la spécificité éthique, ces notions s’ordonnent autour d’un seul motif : la justice dans l’amour. Dans l’action éducative et les choix institutionnels, les éducateurs ont à rendre visible le « mystère caché » de l’action libératrice du Christ, à communiquer cette espérance. Sur fond d’estime et de sollicitude, un amour incommensurable doit faire signe, dans le regard comme dans le geste. Il est appel à grandir dans l’engagement, en faveur des plus démunis des moyens d’action. Former en l’autre cette intériorité sur fond de liberté et de transcendance, telle est la tâche unique et diversifiée à laquelle sont conviés ceux et celles qui, dans des réseaux de collaboration et de partage toujours plus différenciés, sont partie prenante de cette éthique éducationnelle.

Notes
1031.

A. Cahier, Vie de la vénérable Mère Barat, Tome II, chap. 47, E. de Soye, Paris, 1884, p. 206.

1032.

Constitutions de 1982, Notre service d’Eglise, n° 10, supra, p. 171.

1033.

Apocalypse 22, 17.

1034.

Guy Avanzini, Transmission d’une tradition, L’intuition de Madeleine-Sophie Barat, A.S-C.F., 1992, p.7.

1035.

Evangile de Matthieu, 3, 15.

1036.

« Oui, mes sœurs, il serait sans doute plus consolant pour nous de n’avoir qu’à nous occuper des choses de Dieu et de ce qui peut nourrir notre âme, mais en cela nous nous tromperions si nous croyions rendre plus de gloire à Dieu. Le grand Saint dont nous voulons suivre l’esprit, en jugea autrement », Sainte Madeleine-Sophie Barat, Journal de Poitiers, texte présenté par M-T. Virnot, préface du P. Holstein, Reprint Ligugé, 1977, A.S-C.F.,p. 86.