Peter Classen, il y a 25 ans, montrait que pour établir des relations entre institutions et courants de pensée, il convenait d’abord d’étudier les trajets biographiques, en particulier la formation intellectuelle, de ceux qui peuplaient ces institutions. Prenant pour exemple les rapports qui se sont établis, aux XIIe et XIIIe siècles, entre les écoles parisiennes et la curie romaine, et partant du constat que les historiens de l’université ont étudié avant tout ceux des étudiants qui ont fait carrière au sein de l’institution scolaire, cet auteur tentait d’évaluer, en recensant à peu près exhaustivement les personnages devenus prélats en curie après avoir fait des études à Paris durant l’époque indiquée, dans quelle mesure la formation intellectuelle reçue avait orienté leurs carrières cléricales; il montrait complémentairement que certains maîtres universitaires, bien que n’ayant jamais cessé d’enseigner, avaient par le biais de leurs disciples sans doute influencé des débats intellectuels survenus à la cour pontificale 35 .
Ce faisant, P. Classen rappelait l’intérêt de la méthode prosopographique, puisqu’aux deux bouts de la chaine qu’il établit, les historiens disposaient déjà, du moins pour le XIIIe siècle, des travaux solides d’A. Paravicini-Bagliani sur les cardinaux et leurs familiers, des répertoires de P. Glorieux sur les maîtres ès arts et les maîtres en théologie parisiens 36 .
La prosopographie du personnel universitaire, mais aussi celle du personnel curial, demeurent cependant largement à faire. On sait qu’avant le XIVe siècle, les sources manquent concernant les étudiants 37 : on ne peut par conséquent quasiment rien connaître de la formation initiale de ceux que l’on voit enseigner comme maîtres dans les diverses écoles du XIIIe siècle. Du côté des maîtres, concernant les canonistes, il n’existe pas d’outil comparable à celui que P. Glorieux a fourni pour les théologiens ou E. Wickersheimer pour les médecins 38 . Quant au personnel de la cour pontificale, si des tendances ont déjà été dégagées 39 , l’ampleur de l’enquête la fait avancer lentement et dans des directions très diverses, aucun ouvrage de synthèse n’ayant à notre connaissance paru. En attendant que ces recensements, lorsqu’ils seront achevés, ouvrent de nouveaux champs de recherche, il est possible à une échelle beaucoup plus modeste, à partir de cas individuels, d’approfondir ceux déjà mis en évidence par les travaux cités.
Car ces entreprises prosopographiques n’ont pas vocation à entrer dans l’étude détaillée des personnalités, et la documentation dont elles tirent parti ne le permet en général pas. Raison de plus, lorsqu’un personnage peu ou moyennement connu offre un dossier documentaire conséquent, pour se pencher sur lui et vérifier, le cas échéant, dans quelle mesure il confirme les grandes tendances dégagées par l’étude quantitative, ou s’en écarte. Certains universitaires du XIIIe siècle ayant fait carrière à la cour romaine ou influencé de façon notable la vie de l’Eglise sont certes très connus: on n’ignore pas grand-chose de Thomas d’Aquin 40 . Il est plus rare qu’on puisse suivre de près l’itinéraire d’un maître que son oeuvre doctrinale n’a pas fait accéder à la célébrité, même s’il a pu jouir en son temps d’une certaine notoriété.
Le cas du personnage dont je voudrais présenter brièvement la biographie, Eudes de Châteauroux - et non de Déols, j’y reviendrai -, né sans doute vers 1190, mort en 1273, est d’autant plus intéressant que les deux grandes étapes de sa carrière, c’est à dire son enseignement comme théologien à Paris, puis son rôle comme cardinal, sont suturées par la source qui nous renseigne le mieux sur sa biographie: les collections manuscrites de sermons qu’il a fait copier à partir de son arrivée dans l’Etat pontifical, fin 1254 ou début 1255 41 . Il fournit ainsi une première confirmation à l’enquête de P. Classen, concernant l’influence exercée par l’université sur la carrière de certains curialistes: Eudes de Châteauroux n’a jamais oublié qu’une des activités principales des maîtres en théologie consistait à prêcher. Cette vocation pastorale fut chez lui si forte que, parmi les prédicateurs du XIIIe siècle, il fut le plus prolixe de ceux dont dont nous possédons encore l’œuvre 42 ; je montrerai au long de ce travail combien, comme théologien puis comme cardinal, c’est à son talent oratoire qu’il dut d’abord, en son temps, sa réputation. Mais l’esquisse biographique ici tentée consiste d’abord à s’interroger sur la façon dont un jeune clerc de province, en l’occurrence berrichon, a « réussi » dans l’Eglise de France au point d’accéder à celle de Rome, c’est à dire l’Eglise universelle en ce siècle de plenitudo potestatis 43 , car de nombreux indices prouvent que le cardinal n’a pas oublié ses origines et était conscient de son ascension, même si tout carriérisme, dans son cas, doit je pense être écarté.
P. Classen, Rom und Paris: Kurie und Universität im 12. und 13. Jahrhundert, dans Studium und Gesellschaft im Mittelalter , hg. J. Fried, Stuttgart, 1983, p. 127-169.
A. Paravicini-Bagliani, Cardinali di Curia e ‘familiae’ cardinalizie dal 1227 al 1254, 2 t., Padoue, 1972; P. Glorieux, Répertoire des maîtres en théologie de Paris au XIII e siècle, 2 t., Paris, 1933-1934; Idem, La Faculté des arts et ses maîtres au XIII e siècle, Paris, 1971; ces deux derniers ouvrages seraient à reprendre mais fournissent une bonne base de travail.
Epoque à laquelle apparaissent les matricules universitaires, cf. en première approche R. C. Van Caenegem, Introduction aux sources de l’histoire médiévale, Turnhout, 1997, p. 149 note 60 (bibliographie sur les matricules: répertoires, éditions); p. 421 (prosopographie du personnel universitaire réalisée à partir de ce type de sources); bibliographie complète dans J. Paquet, Les matricules universitaires, Turnhout, 1992, p. 100-111. On connait un peu les étudiants du XIIIe siècle qui étaient des religieux, grâce à la qualité spécifique des sources monastiques, cf. par exemple T. Sullivan, Benedictine Monks at the University of Paris, A.D. 1229-1500, Leyde, 1995. L’essentiel des travaux prosopographiques récents concernant les maîtres du XIIIe siècle se trouve dans la bibliographie du petit ouvrage de J. Verger, L’essor des universités au XIII e siècle, Paris, 1997, p. 127-148.
E. Wickersheimer, Dictionnaire biographique des médecins en France au Moyen Age, Paris, 19792, et Supplémentpar D. Jacquart.
A. Paravicini-Bagliani, Il personale della Curia romana preavignonese: Bilancio e prospettive di ricerca, dans Proceedings of the Sixth International Congress of Medieval Canon Law (Berkeley 1980), éd. S. Kuttner et K. Pennington, Vatican, 1985, p. 391-410.
En dernier lieu, J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris-Fribourg, 1993.
A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., t. II, p. 198-212; voir pour quelques compléments biographiques A. Charansonnet, L’évolution de la prédication du cardinal Eudes de Châteauroux (1190?-1273): une approche statistique, dans De l’homélie au sermon. Histoire de la prédication médiévale, Louvain-la-Neuve, 1993, p. 103-142.
Cf . J. B. Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalter für die Zeit von 1150-1350, t. IV, p. 394-483, Münster, 1972, désormais cité RLSavec le n° du sermon: l’auteur inventorie 1077 sermons, mais on doit pour obtenir le nombre réel ajouter les sermons auxquels il donne le même numéro (exemple p. 416, n° 288 et n° 288a), certains sermons qu’il a oubliés en parcourant les manuscrits, ou bien qu’ils n’a pas relevés faute d’avoir inventorié tous les manuscrits qu’il cite (par exemple le manuscrit de Paris, Bibliothèque Mazarine 1010, ou celui de Rome, Bibliothèque Angelica 156, visiblement non vus quoique cités); inversement on doit retrancher certains doublons manifestes, que seule la transmission a rendus légèrement différents; bref, il nous semble que le nombre de sermons attribués par les manuscrits au cardinal doit se situer autour de 1100, voire un peu plus, ce qui de toute façon le situe très au-dessus des orateurs contemporains, par exemple Philippe le Chancelier qui fut son collègue (723 sermons répertoriés par J.-B. Schneyer, Ibidem, p. 818-868), ou l’auteur de la Légende Dorée, Jacques de Voragine, destiné à un immense succès (832 sermons répertoriés par J.-B. Schneyer, Ibidem, t. III, p. 221-283). J’ajoute que le travail de J. B. Schneyer, malgré ses lacunes de détail pour qui s’intéresse à un auteur particulier, rassemble un labeur impressionnant et constitue un outil indispensable.
J’aurai l’occasion de revenir longuement sur l’origine, le sens et la mise en oeuvre concrète de cette expression, tels que les sermons d’Eudes de Châteauroux la documentent; pour une première approche, cf. J. A. Watt, The Theory of Papal Monarchy in the Thirteenth Century. The Contribution of the Canonists, dans Traditio, t. XX (1964), p. 179-317, ici p. 250-268.