b) Premiers indices d’hostilité au judaïsme

Un autre aspect, fondamental, de sa pensée et de ses réflexions exégétiques émerge me semble-t-il dans ce sermon. On voit en effet s’amorcer un processus de défiance intellectuelle vis-à-vis du Judaïsme, qui correspond au niveau des dates à ce que l’on sait des conditions d’arrivée à Paris du juif converti Nicolas Donin, sans doute au couvent des Cordeliers, entre 1230 et 1240 293 . Ce dernier a dénoncé au pape Grégoire IX l’usage par ses anciens correligionnaires de textes non bibliques, rassemblés dans le Talmud, montrant de la part des Juifs l’oubli de leur loi voire la trahison vis-à-vis du texte qui la fondait. On ne connait l’existence de cette dénonciation que par la réponse que lui donna Grégoire IX en 1239 294 . Mais il est certain que le milieu universitaire parisien a eu plus tôt que le souverain pontife connaissance de ces accusations. Dans sa lettre de 1247, qui relate les faits depuis le début, Eudes de Châteauroux, l’ancien régent puis chancelier devenu depuis cardinal-légat, évoque la démarche de N. Donin 295 , lequel a servi d’intermédiaire à Grégoire IX pour remettre à l’évêque de Paris sa réponse de juin 1239. Le sermon aux moines noirs permet à mon avis de se placer au tout départ de la controverse. En effet, l’orateur s’en prend à la « main lourde » des abbés vis-à-vis des moines, qu’il compare au joug que faisait peser Moïsesur les Hébreux durant la fuite d’Egypte 296 . La comparaison est donc péjorative pour ce dernier, qui tient habituellement, chez Eudes de Châteauroux, comme dans l’exégèse en général, un rôle plus flatteur. Le passage, condamnant sans ambigüité les « préceptes inutiles », « sans aucun fondement rationnel », du prophète, doit être mis en relation avec l’affaire du Talmud. Eudes de Châteauroux est aussi l’auteur d’un sermon De conuersione Iudeorum , destiné semble-t-il à susciter la bienveillance des Chrétiens en faveur d’un établissement de juifs convertis, qu’aucune autre source ne permet malheureusement d’identifier 297 . Tout indique que cet autre discours est postérieur à la dispute de Paris de 1240, qui déclencha la procédure ultérieure de la confiscation et du brûlement du Talmud 298 , donc postérieur au sermon adressé aux moines noirs. L’un des arguments principaux utilisés par les docteurs chrétiens lors de la controverse de 1240 consistait à opposer la nouvelle loi, d’origine purement orale, que se seraient donnée les rabbins avec le Talmud, aux écrits vétéro-testamentaires qu’ils trahissaient ainsi. Or la controverse judéo-chrétienne est chose ancienne, et 1240 marque précisément un tournant: pour la première fois, les polémistes chrétiens mettent à contribution massivement la littérature rabbinique pour la retourner contre leurs auteurs 299 . Jusqu’ici, la ligne d’attaque, traditionnelle depuis saint Augustin au moins, utilisait comme un de ses thèmes favoris la « cécité » des Juifs endurcis dans leur littéralisme vétéro-testamentaire, les interdits légaux fournissant un argumentaire varié 300 . Eudes de Châteauroux a dû lui-même évoluer dans son hostilité au Judaisme. La seule certitude le concernant, c’est que cette hostilité était ancienne, et fut durable 301 . Plusieurs indices montrent qu’un regain de polémique anti-juive est à l’oeuvre depuis 1235: Nicholas Donin aurait été baptisé en 1236 selon la plupart des auteurs, son apostasie remontant à 1225 environ 302 ; Guillaume de Bourges, autre converti devenu diacre de la métropole berrichone, aurait écrit son Livre des guerres du Seigneuren 1235 303 . Bref, il nous semble qu’avec ce passage, nous nous trouvons à l’amorce du processus qui va faire d’Eudes de Châteauroux, durant plus de dix années, l’un des acteurs majeurs de la polémique intellectuelle chrétienne contre le judaisme 304 . L’affaire en effet rebondit lorsqu’il devient cardinal 305 . En outre, ce moment capital dans la « conscience exégétique » de l’auteur justifie qu’on le traite en soi, en l’encadrant dans une étude des présupposés de cette exégèse telle que les sermons permettent de la saisir 306 . Je relève simplement qu’on peut repérer, à travers ses sermons, des processus de « longue durée » intellectuelle, donc d’ordre structurel, permettant à mon avis de mettre à jour, par-delà la diversité des situations auxquelles il se trouve mêlé, des constantes mentales.

Notes
293.

Cf. A. Tuilier, La condamnation du Talmud par les maîtres universitaires parisiens, ses causes et ses conséquences politiques et idéologiques, dans Le brûlement du Talmud à Paris, 1242-1244, Paris, 1999, p. 59-78, ici p. 61. L’auteur avance p. 60 la date de 1236, contredite par G. Dahan, Ibidem, introduction, p. 7-20, qui parle de 1239 (p. 15).

294.

Cf. G. Dahan, Ibidemp. 15 et note 29; le document est dans CUP, n° 173, p. 205-207, inséré dans la longue lettre du 12 août 1247 où Eudes de Châteauroux, s’adressant à Innocent IV, narre depuis l’origine la controverse.

295.

Cf. CUP, loc. cit. p. 202.

296.

F. 271vb: « Abusus vero dominandi facit monachos inobedientes. Legimus grauesfuisse manus Moysi . Sic manus quorumdam abbatum. Quare graues erant manus Moysi? Propter inutilitatem preceptorum. Precepta enim Moysi videbantur esse inutilia, immo stulticia, sicut in cerimonialibus que non videntur habere aliquam racionem, sicut comedere agnum cum lactucis agrestibus, dimittere terram occiosam per unum annum, fructus arborum primi et secundi et tercii anni reputare immundos, matrem incumbantem dimittere et pullos capere ».

297.

RLSn° 861 (mss Orléans, Bibl. mun. 203, f. 290vb-293rb, et Arras, Bibl. mun. 876, f. 85vb-88ra); cf. D. Behrman, Volumina vilissima. A sermon of Eudes of Châteauroux on the Jews and their Talmud, dans Le brûlement... op. cit., p. 191-209, avec l’édition du texte; l’auteur y fournit toutes les références au Talmud. Je le remercie de m’avoir envoyé son article avant sa parution, ainsi que G. Dahan qui m’a mis en relation avec lui.

298.

Cf. D. Behrman, Ibidem, et l’ensemble des actes du colloque, où l’on trouvera l’essentiel de la bibliographie souhaitable sur cette affaire, ainsi que les détails de l’implication d’Eudes de Châteauroux. On ajoutera en général sur ce problème un dossier commode des sources latine et hébraïque de la controverse, traduites ou paraphrasées en anglais, dans H. Maccoby, Judaism on Trial. Jewish-Christian Disputations in the Middle-Ages, Londres, 19932, p. 153-167; W. C. Jordan, The French Monarchy and the Jews. From Philip Augustus to the Last Capetians, Philadelphie, 1989; J. Rembaum, The Talmud and the Popes, dans Viator , t. XIII (1982), p. 203-223; K. Schubert, Das Christlich-Jüdische Religionsgespräch im 12. und 13. Jahrhundert, dans A. Ebenbauer u. K. Zatlonkal (hg.), Die Juden in ihrer mittelalterliche Umwelt, Wien-Köln-Weimar, 1991, p. 223-250.

299.

Insistent particulièrement sur ce tournant J. Cohen, Scholarship and Intolerance in the Medieval Academy: the Study and Evaluation of Judaism in European Christendom, dans American Historical Review, t. XCI/3 (1986), p. 592-613, ici p. 609 [repris dans J. Cohen (éd.), Essential Papers on Judaism and Christianity in Conflict. From Late Antiquity to the Reformation, New York et Londres, 1991, p. 310-341]; voir aussi G. Dahan, dans son introduction à l’édition de Guillaume de Bourges, Livre des Guerres du Seigneur et deux homélies, Paris, 1981 (coll. « Sources chrétiennes », n° 288), p. 10-11 et 40-41.

300.

Cf. par exemple la polémique de G. de Bourges, Livre des guerres... éd. cit., p. 184-185, et 236-237; on remarquera cependant que dans les deux cas, Moïse bien qu’ayant édicté une partie des préceptes est épargné par l’auteur. Sur ce thème en général, J. Cohen, Living Letters of the Law. Ideas of the Jew in Medieval Christianity, Berkeley-Los Angeles-London, 1999, en particulier p. 317-363.

301.

Les origines berrichones d’Eudes de Châteauroux impliquent qu’il ait connu avant son arrivée à Paris les communautés juives: sa ville natale a abrité une communauté au Moyen Age, cf. W. C. Jordan, The French Monarchy... op. cit., p. 261 note 10; celle de Bourges, où il a sans doute été clerc, est « florissante » aux XIIe-XIIIe siècles d’après G. Dahan, introduction à G. de Bourges, Livre des guerres... éd. cit., p. 8-9. Les fluctuations qu’aurait éventuellement connues la pensée d’Eudes peuvent s’expliquer de plusieurs manières, du fait en particulier que la controverse judéo-chrétienne répercute, et à son tour influence, des débats internes au Judaïsme: par exemple l’impact de la pensée de Maïmonide et de son Guide des égaréssur la communauté juive, dont certains rabbins demandent dès 1232 l’interdiction aux autorités chrétiennes, cf. K. Schubert, Die Juden... art. cit., p. 225; or Maïmonide jouit au XIIIe siècle d’une importante influence dans la philosophie et la théologie chrétiennes, cf. G. Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Age, Paris, 1990, p. 314-322. De même la querelle entre tosafistes partisans d’un Talmud écrit, et tenants d’une tradition halakhique coutumière, est la cause de dissensions internes au judaïsme, qui peuvent conduire des Juifs à se tourner vers le christianisme: ce serait le cas de N. Donin, initiateur de la polémique contre le Talmud, selon I.-M. Ta-Shma, Rabbi Yéhiel de Paris: l’homme et l’oeuvre, religion et société (XIII e siècle), dans Annuaire de l’E.P.H.E. Section des sciences religieuses, t. XCIX (1990-1991), p. 215-219.

302.

Cf. K. Schubert, Die Juden... art. cit., p. 224; W. C. Jordan, The French Monarchy... op. cit., p. 138; H. Maccoby, Judaism on Trial... op. cit., p. 153 et p. 156; certains auteurs mettent en doute cette apostasie, cf. I.-M. Ta-Shma, Rabbi Yéhiel... art. cit., p. 217.

303.

Cf. G. Dahan,G. de Bourges, Livre des guerres... éd. cit., p. 12 et p. 47-48.

304.

D’après D. Behrman, Volumina vilissima... art. cit., dont je partage l’opinion, le fil rouge de la pensée d’Eudes consiste dans son attachement à l’exégèse biblique, y compris littérale, et dans sa conviction que les Juifs, autrefois fiables dans ce domaine, ont désormais failli sur ce point, le Talmud jouant un rôle dans cette déviation: « La principale source d’Eudes dans son discours est l’ancien testament... Plus significatif, comme il apparaît dans d’autres sermons qu’il a prononcés, les références à l’ancien testament ne fournissent pas pour l’essentiel une ornementation, ni seulement un cadre structurel et des allégories utiles, mais insistent sur l’accomplissement actuel des prophéties de Jérémie et d’autres dans les victoires contemporaines de l’Eglise sur la Synagogue... Le coeur de l’affaire pour Eudes, ... c’est que les Juifs ne comprenaient plus la Bible ». Au passage, il me semble que le texte aux abbés bénédictins présente un système d’exégèse tout à fait comparable: ce sont eux qui sont cette fois accusés implicitement de ne plus comprendre la Bible, leur règle et leur propre histoire.

305.

Voir chapitre suivant.

306.

Voir la mise en parallèle avec le problème de l’eschatologie joachimite au chapitre IV.