c) Enjeux doctrinaux des années 1230

Sa position de pivot, aux plans personnel comme institutionnel, le place désormais au centre d’une série de condamnations doctrinales qui s’ouvre en 1241; indice avec l’affaire du Talmud que le climat à l’université et dans la Chrétienté se modifie. La sentence de 1241 regarde la condamnation des écrits d’Etienne de Vernizy, un Dominicain 307 . Deux points me paraissent notables. Sur la forme, le Père Doucet a démontré l’existence d’une double condamnation, qu’il nomme l’une simple « prohibition » 308 , l’autre la « sentence officielle », de 1244, qui fulmine l’excommunication contre les fauteurs et leurs défenseurs 309 . Or ce processus de double condamnation n’est pas un avatar documentaire: il manifeste un évident durcissement du combat du pape et de l’université, désormais promue au rang de première autorité doctrinale de la chrétienté 310 . De 1241 à 1244, les écrits d’Etienne de Vernizy passent du statut de simples textes hétérodoxes, débattus par la corporation enseignante et expurgés, à celui de manifeste hérétique entrainant la mise au ban de la chrétienté de leur auteur. Le fait s’explique certes par le travail de diffusion dont ils avaient été l’objet. Mais aussi par l’entrée au service de la papauté, comme tribunal doctrinal agissant dans un cadre quasi-inquisitorial, de l’université et da sa faculté de théologie. Car le même phénomène s’observe à propos du Talmud: l’offensive de N. Donin n’a pas débouché immédiatement sur des mesures répressives. Dans sa lettre de juin 1239 311 , Grégoire IX préconise de recueillir tous les exemplaires du Talmud que les Juifs sont conviés à amener pour le 3 mars 1241, et de faire brûler les livres où seraient contenus des erreurs et des balsphèmes manifestes 312 . Mais un processus de longue haleine se déclenche: de l’examen de ces livres, sort probablement le manuscrit de Paris, BNF latin 16558, contenant les Extractiones de Talmut , confectionné sur les ordres du légat Eudes de Châteauroux 313 . La controverse de juin 1240 déjà évoquée entre les rabbins et N. Donin, en présence du roi Louis IX, de la reine Blanche, de l’évêque, des docteurs de l’université 314 , certes peu irénique, n’est cependant pas encore inquiétante pour le Judaïsme. Les rabbins parviennent à retarder l’échéance en corrompant, dit Thomas de Cantimpré, l’archevêque de Sens Gautier Cornut 315 . A. Tuilier est tout à fait fondé à parler, dans son analyse du processus de condamnation, d’une procédure inquisitoriale 316 , en soulignant le rôle joué par le frère dominicain Henri de Cologne, à propos de livres qu’Eudes de Châteauroux nomme hérétiques 317 . Les accusations de corruption, en lien avec les pratiques usuraires auxquelles se livraient les Juifs, affleurent dans les sources. Bref, s’installent à la fois un climat mental et sa traduction judiciaire, à partir du jugement d’une instance doctrinale dont la légitimité ne saurait être mise en doute, l’université de Paris. C’est ainsi que le peuple de la capitale put probablement assister à deux crémations de charretées de Talmud, l’une en 1242, ou tout du moins entre la mort de Gautier Cornut le 23 avril 1241, et l’élection d’Innocent IV, le 25 juin 1243; l’autre en 1244 318 . Il est clair que le chancelier, de par sa position, sa correspondance ultérieure et les propos que nous l’avons vu tenir dans ses sermons, a joué un rôle-clef en l’espèce.

La condamnation de 1241-1244 des thèses d’Etienne de Vernizy comporte un autre intérêt, plus spécifiquement doctrinal, que le parallèle entre les deux processus ne doit pas faire négliger. il s’agit bien sûr de la nature des thèses condamnées, que les historiens ont finalement peu étudiées 319 . On y découvre essentiellement, comme l’indique le titre de l’étude du Père Chenu, le lieu où conflue toute une série de courants antérieurs à 1200: le réveil évangélique, la postérité spirituelle de Joachim de Flore, la connaissance des docteurs grecs via le corpus dionysien et Jean Scot Erigène, les Porrétains, la philosophie néo-platonicienne. Le concile de Latran IV, avec son canon concernant la Trinité 320 , rouvre un conflit depuis longtemps larvé, mais virtuel grâce à ces matériaux divers accumulés, et qui avait connu une première expression sous la forme de la crise amauricienne, entre 1210 et 1215. En choisissant lors du concile la doctrine de Pierre Lombard sur ce point, et en condamnant celle de Joachim de Flore, les Pères obligeaient ces courants à mener une vie souterraine, que le changement d’attitude de l’université que j’ai cru déceler, au tournant des années 1230-1240, permet de remettre au jour. Certes, une nouvelle condamnation, celle des thèses de Scot Erigène, s’était produite en 1225 321 . Mais dorénavant, il semble possible de voir à l’oeuvre un clan, d’inspiration augustinienne 322 , où se rangent entre autres Guillaume d’Auvergne et Eudes de Châteauroux, et qui prend en main l’orthodoxie doctrinale. Le fait que ces deux hommes soient d’importants prédicateurs n’est pas indifférent: tant que les débats doctrinaux se cantonnent au milieu intellectuel, on peut considérer que le danger est réel, mais peut être contenu avec de la vigilance. Mais si l’on considère que la mission principale de ces intellectuels consiste à devenir un groupe de spécialistes du commentaire public de la Parole, chargé de la diffuser mais aussi de former les clercs qui la porteront dans les paroisses, la portée critique du débat pour la société chrétienne change de nature. Le fait que le principal incriminé soit membre de l’ordre dominicain, c’est à dire l’un des canaux majeurs de diffusion de cette prédication 323 , renforce l’acuité du problème 324 .

Indéniablement, l’université forte de son nouveau statut change de méthodes et d’attitude dans sa façon d’établir et promouvoir l’orthodoxie doctrinale. Il est logique que cette modification corresponde aussi à un regard plus attentif aux événements qui se déroulent dans la capitale de la Chrétienté, conscient que ce qui s’y produit affecte l’autorité des maîtres. C’est ce dont témoignent trois sermons d’Eudes de Châteauroux, qui font pressentir l’orientation à venir de sa carrière dans l’Eglise.

Notes
307.

Texte dans CUP, doc. n° 128, p. 170-172. Sur les problèmes de datation de la sentence, cf. V. Doucet, La date des condamnations parisiennes dites de 1241. Faut-il corriger le cartulaire de l’université ? , dans Mélanges A. Pelzer, Louvain, 1947, p. 183-193.

308.

Ibidem, p. 192.

309.

Ibidem, p. 193; l’auteur des propositions condamnées a bénéficié de soutiens dans l’ordre dominicain lui-même, tel Jean Pagus, mentionné dans sa chronique de l’ordre par G. de Frachet. Cette double sentence pousse le Père Doucet à rectifier la date du doc. cité de CUP, qui n’est pas le texte de 1241 mais celui de 1244

310.

Grégoire IX envoie à l’université la version officielle de ses Décrétales; Innocent IV fait de même après le premier concile de Lyon , cf. A. Melloni, Innocenzo IV. La concezione e l’esperienza della cristianità comeregimen unius personae, Gênes, 1990, p. 94-98 .

311.

Voir CUP, n° 173, p. 205-207 (la letre d’Eudes de Châteauroux contenant la missive de 1239), ici p. 204.

312.

Le pape lui-même en fournit la liste, doc. cité note précédente.

313.

Sur lequel voir en dernier lieu G. Dahan, Les traductions latines de Thibaud de Sézanne, dans Le brûlement... op. cit., p. 95-120. Je note que dans le ms., Eudes est nommé évêque de Tusculum, cf. G. Dahan, Ibidem p. 120 (f. 234ra du ms.); c’est la preuve qu’il a fait rédiger le ms. sous sa forme définitive fin 1244 au plus tôt, puisqu’il ne devient cardinal-évêque qu’en mai de cette année; le travail de confection des extraits a duré longtemps, ce qui pourrait expliquer ce que croit décèler G. Dahan, Ibidem : si Thibaud de Sézanne est bien le traducteur des Extractionesavec Henri de Cologne, les passages incriminés ont été communiqués à un troisième homme travaillant à la demande d’Eudes de Châteauroux; il est possible que ce dernier ait relancé l’action pontificale puisque la dernière lettre où le pontife l’intitule chancelier, de mai 1244 (CUP, p. 174), est adressée à Louis IX et lui demande de relancer la recherche d’exemplaires du talmud et leur brûlement, cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit. , p. 65.

314.

Cf. A. Tuilier, Ibidem, p. 63; et surtout, en dernier lieu, pour l’interprétation de la relation hébraïque de la controverse, R. Chazan, The Hebrew Report on the Trial of the Talmud: Information and Consolation, dans Le brûlement... op. cit., p. 79-93; I. Loeb a le premier comparé les relations hébraïque et latine de la dispute, La controverse de 1240 sur le Talmud, dans Revue des études juives, t. I (1880), p. 247-261; t. II (1881), p. 248-270; t. III (1881), p. 39-57.

315.

Cf. H. Platelle, éd.-trad. cit. , p. 67; on a remarqué plus haut la malveillance dont ce chroniqueur pouvait faire preuve. Il interprète évidemment comme un châtiment divin la mort, le 23 avril 1241 en plein conseil du roi à Vincennes, de l’archevêque, Ibidem. Il dit aussi que c’est le frère dominicain Henri de Cologne qui revient à la charge auprès du roi, comme il avait mené la controverse contre Philippe le Chancelier. Bref, on mesure à quel point les recueils d’exempla, genre auquel appartient le traité de Thomas, doivent être tenus pour suspects quant à la véracité des faits qu’ils rapportent. Sur l’attitude d’Henri de Cologne, voir aussi N. Bériou, Entre sottises et bleasphèmes. Echos de la dénociation du Talmud dans quelques sermons du XIII e siècle, dans Le brûlement... op. cit., p. 211-237, ici p. 212; elle fait remarquer p. 219, note 28, qu’on lit en marge du ms. de Rome AGOP XIV, 32 (contenant la seconde édition d’une partie des sermons « De tempore » d’Eudes de Châteauroux ), au f. 54va, une remarque élogieuse sur le frère Henri de Cologne.

316.

La condamnation... art. cit., p. 67-68.

317.

Toujours dans sa lettre de 1247 (CUP, n° 173, p. 205-207) résumant l’affaire, ici p. 204.

318.

Cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit., p. 64, qui n’avance pas de preuves pour cette date de 1242; cette hypothèse chronologique se déduit de la letre citée d’Innocent IV, de mai 1244, où le pape dit qu’une première crémation a eu lieu (Ibidem p. 66 et note 24), entrainant l’hypothèse d’une seconde crémation en 1244; N. Bériou, Entre sottises... art. cit., p. 212 et note 2, précise que la crémation de 1242 eut lieu en place de Grève, alors que Thomas de Cantimpré parle de Vincennes.

319.

Je m’appuie sur M.-D. Chenu, Le dernier avatar de la théologie orientale en Occident au XIII e siècle, dans Mélanges A. Pelzer, Louvain, 1947, p. 158-181; tout récemment, l’ensemble de ce processus a été doté d’une nouvelle profondeur historique par C. Trottmann, La vision béatifique. Des disputes scholastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, 1995 (BEFAR, n° 289), voir surtout le chapitre II: « Du quid au quomodo de la vision béatifique », p. 115-186; l’auteur montre que l’épisode constitue un jalon dans le développement de la controverse autour de la vision béatifique; l’épisode de la condamnation, par Eudes de Châteauroux devenu cardinal et légat pontifical, de Jean de Brescain (voir ci-dessous le chapitre II), encore moins étudié, se situerait dans la même perspective, ibidemp. 176. Je reviendrai sur ce problème au chapitre III, car il n’est pas sans liens avec le joachimisme, comme le suggère C. Trottmann, Ibidemp. 131-133, et révèle donc une grande continuité de préoccupations et de pensée chez Eudes de Châteauroux; je relève au passage, sans avoir pu approfondir la question, qu’un grand nombre de sermons d’Eudes de Châteauroux datant de la première période de sa prédication, car contenus dans la première édition de sa collection de sermons, comportent une doxologie finale (qui fait espèrer la vision « facie ad faciem » de Dieu après la résurrection), différente de celle qu’il emploie le plus communément ensuite; il est tentant d’y lire la volonté de prendre parti sur la question de la vision béatifique; seule la lecture et l’analyse des sermons en question pourrait confirmer cette hypothèse.

320.

M.-D. Chenu, Le dernier avatar... art. cit., p. 178.

321.

Cf. CUP, doc. n° 50, p. 106-107; j’ai déjà évoqué l’ allusion que fait le cardinal Henri de Suse, dit aussi Hostiensis du nom de son évêché suburbicaire, célèbre décrétaliste, dans son Apparatus, à la réfutation systématique de ces thèses à laquelle s’est livré Eudes de Châteauroux, sans qu’on puisse savoir à quelle date et à quel titre ce dernier opérait.

322.

Cf. M.-D. Chenu, Le dernier avatar... art. cit., p. 179

323.

Cf. D. L. d’Avray, The Preaching... op. cit., passim.

324.

Doit-on y voir l’une des manifestations du « triomphe de la raison » décrit par R. I. Moore dans La persécution. Sa formation en Europe, X e -XIII e siècle, Paris, 1991, p. 163-169 ? L’auteur applique son schéma à un cadre bien différent, puisqu’il entend implicitement sous le terme « raison » la raison d’Etat, qu’il voit dirigée par les « litterati », les « clerici », contre les « rustici », les  « illiterati ». Dans le milieu universitaire, ce schéma ne semble pas devoir fonctionner. Mais le rôle de certains maîtres, notamment les prédicateurs, auprès des autorités politiques, et la perte d’indépendance scientifique que J. Le Goff juge caractéristique des universitaires au cours du XIIIe siècle (voir ce point de vue dans Les intellectuels au Moyen Age, Paris, 19852, p. 77-80; nuancé p. 81 par l’idée que l’université « semble promise, à l’égard de tous, à une suite de trahisons. Pour l’Eglise, pour l’Etat, pour la Cité, elle peut être un cheval de Troie. Elle est inclassable »), conduisent à appliquer ce schéma, moyennant des adaptations, aussi aux débats au sein de la corporation enseignante.