f) La promotion au cardinalat

La lettre d’Innocent IV à Louis IX déjà citée, dans laquelle le pape lui demandait de relancer la procédure de collecte et de brûlement du Talmud, évoquant le rôle d’Eudes de Châteauroux en 1242, faisait sans doute pressentir sa future élévation à la pourpre, en le qualifiant de « dilectus filius... cancellarius parisiensis » 375 . Pour correctement apprécier cette promotion, il convient de rappeler que le pape Grégoire IX et Frédéric II ont engagé depuis plusieurs années une lutte sans merci. Grégoire mort, l’empereur a tenté de faire élire un candidat à son gré, et croyait y être parvenu avec l’accession au siège de Pierre de Sinibaldo Fieschi, un Gênois, ville où le parti gibelin est traditionnellement puissant, appartenant qui plus est à une famille qui avait donné des fonctionnaires à l’Empire 376 . S. Fieschi était déjà du conclave de 1241 qui avait élu Célestin IV; il avait failli en mourir 377 . Il semble que durant la vacance de 1241-1243, il ait montré des dispositions favorables à l’empereur 378 , en demeurant continument à Rome, plus ou moins contraint il est vrai par la pression impériale, au sein d’un groupe de quatre cardinaux 379 . Il ne rejoint ses collègues enfuis à Anagni qu’après qu’une ambassade, reçue par Frédéric II, eut obtenu des conditions d’élection plus calmes et la réunion du sacré collège dans son intégralité à Anagni 380 . Frédéric n’a dû accepter ce cadre que contre la promesse d’un élu conforme à ses vœux, prêt notamment à négocier sa réintégration dans l’Eglise, ainsi qu’un accord définitif concernant les droits respectifs de l’empereur et du pape en Italie 381 . Sa réaction à l’élection de S. Fieschi prouve que son attente n’était pas déçue: il lui adresse le lendemain même une lettre pleine de confiance 382 , dont la sincérité est confirmée par d’autres de la même veine à divers princes 383 . Les modalités mêmes de l’élection, qui s’était effectuée, après scrutin, « unanimiter et concorditer » 384 , semblaient offrir des garanties. En réalité, l’ascension au sein de l’église romaine du nouveau pape s’était effectuée de façon absolument concommittante avec le développement du conflit papauté-empire 385 , et le biographe d’Innocent IV, Nicola da Curbio, insiste sur la continuité évidente entre son programme et celui de Grégoire IX, concernant Frédéric II 386 .

On sait ce qui advint: simulations de négociations, Innocent donnant le change vis-à-vis de l’empereur et de ses électeurs 387 ; retour à Rome du pape, qui reçoit le comte Raimond VII de Toulouse, un vassal de Frédéric II, venu poursuivre en son nom les tractations; réconciliation apparente, proclamée sur la place du Latran le 31 mars 1244, le jeudi saint où l’on lisait habituellement les noms des excommuniés: les envoyés impériaux jurent la paix, et Innocent IV gratifie Frédéric du titre de « princeps catholicus » 388 . Le 28 mai, Innocent IV crée en consistoire 12 cardinaux 389 , dont deux théologiens français, Hugues de Saint-Cher et Eudes de Châteauroux 390 . Le 7 juin, le pape qui devait rencontrer quelques jours plus tard l’empereur à Narni prend la fuite en direction de Gênes 391 .

J’ai voulu rappeler le détail de ces années 1241-1244, car on s’aperçoit nettement, dans les trois sermons précédemment analysés, à quel point le nouveau cardinal s’intéressait aux événements politico-religieux. D’autre part, le souvenir qu’a dû lui laisser cette période, associé aux péripéties du début du nouveau pontificat, est la seul base concrète sur laquelle se fonde le jugement d’Eudes de Châteauroux sur ce pape, jugement émis une dizaine d’années plus tard, lorsqu’il prêche pour l’anniversiare de son décès, et comme on le verra plutôt réservé 392 .

Le choix d’Innocent IV de rompre avec l’Empire et de chercher refuge à proximité des terres capétiennes 393 est à mettre en parallèle avec celui des cardinaux qu’il a promus. Il avait besoin d’alliés laïcs pour assurer sa sécurité, mais aussi de renforts idéologiques dans le grand combat qu’il s’apprêtait à mener pour déposer Frédéric II et justifier ce droit 394 . Les historiens ont relevé l’ampleur de cette première promotion d’Innocent IV: huit cardinaux de Grégoire IX étaient encore vivants à l’avénement du nouveau pape et devaient très vite se retrouver six 395 ; le fait d’en créer douze est en soi significatif d’une volonté de contrer ce qui restait de l’ancien collège, avec lequel il avait dû négocier son élection dans les conditions évoquées 396 . La présence de trois Français, jusqu’ici absents du collège, dit assez la montée en puissance capétienne 397 ; leur statut de théologiens renommés parle pour l’université de Paris, surtout si l’on ajoute qu’un quatrième cardinal créé en 1244, Pietro da Collomezzo, a fait l’essentiel de sa carrière en France où il était archevêque de Rouen et proche de Louis IX avant son élévation à la pourpre 398 .

On ne peut aller plus loin pour interpréter la promotion d’Eudes de Châteauroux. Contrairement à certains de ses collègues, il n’avait aucun lien direct avec la cour romaine avant mai 1244; s’il s’était fait connaître de ce milieu, c’était sous Grégoire IX qui était mort; mais peut-être certains ecclésiastiques qui étaient à Rome à cette date ont pu vanter ses mérites à Innocent IV en quête de candidats 399 .

On attribuera donc, selon des proportions difficiles à évaluer, à une triple recommandation l’accès d’Eudes de Châteauroux au sacré collège: celle du roi 400 ; celle de l’église de Paris et de son université, surtout sa faculté de théologie; celle des conseillers du pape, désireux de compter sur des hommes capables de fonder, en théologie et en droit, son combat, et susceptibles de les traduire en termes de propagande. Son collègue Hugues de Saint-Cher offrait un profil proche, avec l’avantage de pouvoir rallier son ordre au pape 401 . Les deux maîtres en théologie néo-cardinaux se rendent d’ailleurs ensemble à la rencontre du souverain pontife, qui leur remet à Suse, entre le 12 et le 14 novembre 1244, l’anneau cardinalice 402 .

Avant d’aborder sa carrière à la curie, un portrait récapitulatif s’impose: Eudes de Châteauroux est un prêtre d’origine modeste, devenu savant 403 , qui lorsqu’il doit intervenir dans des questions de doctrine ou de discipline ecclésiastique, se montre extrêmement sévère. Son inspiration théologique le conduit à prendre fréquemment la parole dans les débats d’actualité, en particulier quand surgissent des problèmes aux confins des rapports entre l’Université, l’Eglise et l’Etat. C’est qu’au cours du XIIIe siècle, un tournant s’opère dans l’économie générale qui agence les relations entre les grandes institutions de la Chrétienté. Alors que jusqu’ici, de façon intensifiée à la suite de la réforme grégorienne, le dialogue souvent conflictuel du Sacerdotiumet du Regnumavait structuré l’ensemble des relations de pouvoir au sein du monde chrétien, un terme nouveau vient bouleverser cette configuration séculaire, le Studium . L’évolution a surtout été mise en évidence pour le XIVe siècle, qu’on songe au conflit de Philippe le Bel et Boniface VIII 404 . Je crois qu’il faut la faire remonter à l’appparition même de l’institution universitaire, au tournant des XIIe-XIIIe siècles 405 . Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que les termes anciens du conflit aient disparu, comme le prouve la lutte à mort entre Frédéric II et la papauté; conflit auquel Eudes de Châteauroux prit naturellement part dans le camp papal. Mais l’existence de l’Université, ne serait-ce que comme instance possible de médiation, rendait déjà ce rapport plus complexe, il suffit d’évoquer les efforts de Frédéric lui-même pour créer une université à Naples, dans le royaume qui formait le coeur de son empire; mais aussi ceux, parallèles, d’Innocent IV pour créer un studiumpermanent à la Curie 406 . Le point essentiel, c’est que l’université est devenue l’une des sources majeures d’autorité doctrinale en Chrétienté; la compter à ses côtés est un enjeu crucial. Pour le roi de France en particulier, le premier à avoir délibérément profité de l’affaiblissement réciproque que le conflit Papauté-Empire engendrait pour les deux protagonistes, par exemple en avançant la théorie du roi « empereur en son royaume », il n’était évidemment pas indifférent que la nouvelle institution universitaire, garante de l’orthodoxie théologique, fût apparue en son territoire 407 . Eudes de Châteauroux, jeune clerc berrichon récemment intégré à ce territoire, participa durant sa carrière à la direction de ces trois institutions, parfois en même temps. C’est entre autres, je crois, ce qui fait le prix de sa prédication.

Notes
375.

CUP, doc. n° 131, p. 173.

376.

Sur la famille et la formation du pape Innocent IV, voir A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 23-55.

377.

Cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 12; est-ce une explication à sa volte-face de fin 1244, quand il choisit de fuir l’Italie ? Faute de sources sans doute, aucun historien n‘a donné de ce tournant de la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire d’explication factuelle satisfaisante.

378.

Cf. E. Berger, Ibidem p. 13 et note 1 (appréciation de M. Paris allant dans ce sens). L’analyse récente la plus complète de cette période est dans A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 64-70.

379.

Cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 28 et note 26.

380.

Cf. A. Franchi, Ibidem p. 3; A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 66-67.

381.

A. Melloni, Ibidem p. 71.

382.

Cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 13, où une partie de la lettre est traduite, et note 2.

383.

Ibidemet note 3.

384.

Cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 33; A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 71-72. C’est l’un des trois modes d’élection des papes au XIIIe siècle, les deux autres consistant en une élection per viam compromissi, ou per inspirationem, cf. A. Franchi, Ibidem, passim ; P. Herde, Election... art. cit., p. 412.

385.

A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 62-63.

386.

A. Melloni, Ibidemp. 64-65.

387.

A. Melloni, Ibidem p. 72-74.

388.

A. Melloni, Ibidem p. 74-75; l’essentiel de ces faits se retrouve dans la bulle d’excommunication de Frédéric II lue une année plus tard à l’ouverture du concile de Lyon I par le pape; évidemment, le récit en est agencé à son avantage, cf. le texte dans COD éd. cit., p. 278-283.

389.

Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 163-167.

390.

Cf. Ibidem, p. 164 et note 3: les dix autres sont créés en consistoire; les deux Français, sans doute avertis par lettre, se rendent à la rencontre du pape.

391.

A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 76 et note 20.

392.

Eudes de Châteauroux participe aux sessions du concile de Lyon, où il prêche un sermon sur la déposition de l’empereur, mais retourne très vite en France, où on le retrouve dès la fin de 1245 occupé à achever la condamnation du Talmud, voir ci-dessous, chapitre II, § 1 et 2. Il quitte la France comme légat de la croisade avec Louis IX sans être repassé par la Curie; lorsqu’il y retourne fin 1254-début 1255, Innocent IV est mort.

393.

Cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 25-26 sur le choix de Lyon; R. Fédou, Les papes du Moyen Age à Lyon, Lyon, 1988, p. 22-25.

394.

Les sources le disent à leur façon, cf. A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 76 et note 19: les opinions de M. Paris et Vincent de Beauvais.

395.

Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 167.

396.

Cf. A Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 78-79 sur les dissenssions entre anciens et nouveaux cardinaux, et le fait que les dix puis douze qui accompagnent Innocent IV à Lyon constituent son « parti ».

397.

Ces trois Français sont Eudes de Châteauroux, Hugues de Saint-Cher, et Pierre de Bar-sur-Aube, voir la biographie de ces deux derniers dans A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 250-272 et p. 213-221.

398.

Sur lui, A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 168-177, p. 171 pour de possibles études de théologie qui lui auraient valu le titre de maître, attesté. J. Maubach, Die Kärdinale und ihre Politik um die Mitte des XIII. Jahrhunderts unter den Päpsten Innocenz IV, Alexander IV, Urban IV, Clemens IV (1243-1268), Bonn, 1902, a bien insisté, malgré quelques erreurs factuelles relatives aux origines nationales et aux appartenances religieuses des cardinaux, sur le poids des théologiens dans le collège, p. 24.

399.

Je songe encore à P. da Collomezzo, présent le 8 mai 1244 à Rome. On n’oubliera pas d’autre part les liens étroits qui unissent au moins depuis le XIIe siècle les grandes familles romaines aux écoles puis à l’université de Paris, où elles envoient leurs rejetons faire leurs études, en occupant des prébendes qu’ils conservent souvent par la suite, cf. P. Classen, Rom und Paris... art. cit., passim.

400.

C’est l’avis de J. Maubach, Die Kärdinale... op.cit., p. 17.

401.

Sur le besoin du pape en théologiens et la promotion conjointe d’Hugues de Saint-Cher et Eudes de Châteauroux, cf. B. Smalley, The Gospels in the Schools... op. cit., p. 143.

402.

Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali...op. cit., p. 164 et note 3. L’auteur relève p. 202 note 7 que la promotion au cardinalat de clercs qui ne sont pas évêques résidents constitue à cette époque une rareté.

403.

Un élément me paraît significatif: devenu cardinal, il fut sans doute chargé par Clément IV, en 1264, d'ordonner un supplément d'information sur les miracles contenus dans le dossier amené à Rome pour appuyer la demande de canonisation de Thomas Hélye, curé de Biville en Normandie; la requête de l’évêque de Coutances en vue de l’ouverture d’un procès avait été appuyée par Hugues de Saint-Cher, ancien confesseur et maître en théologie de Thomas Hélye; naturellement Eudes comme chancelier de l'université avait connu ce dernier. Il faut lier sa présence et l’initiative de son collègue dans cette affaire à leur désir de promouvoir la figure d'un prêtre ancien membre de l'université, et qui avait choisi non la voie de l’ascension dans l’Eglise qu’auraient pu lui valoir ses titres universitaires, mais la fonction pastorale à laquelle l’avaient préparé ses études de théologie; c’était en outre, comme Eudes, un Séculier. C'est de cette époque environ qu'A. Vauchez date l'apparition du modèle du saint prêtre, La sainteté... op. cit., p. 358 s., et note 132 p. 359 pour l'intervention probable d'Eudes de Châteauroux; voir l’évocation de l’intervention des deux cardinaux dans RHGF, t. XXIII, Vita et miracula beati Thome Helie, p. 557-568, ici p. 568 BC. Outre ce qui a été dit plus haut de son attention aux étudiants pauvres du collège du Louvre, je mentionnerai dans le même sens ses manuscrits de sermons envoyés à Paris et légués à la Sorbonne, legs qu’attestent, sur un folio de garde des mss de Paris, BNF latins 15947 et 15948, deux notes identiques indiquant qu’ils ont été donnés à Robert de Sorbon et enregistrés dans le catalogue de la bibliothèque de Sorbonne, cf. L. Delisle: Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, II, Paris, 1874, p. 165; et R. Rouse: The early library of the Sorbonne, dans Scriptorium, t. XXI/1 (1967), p. 65. Ces notes spécifient que les livres sont donnés "aux pauvres étudiants" du collège.

404.

Cf. S. Menache, La naissance d’une nouvelle source d’autorité : l’université de Paris, dans Revue historique, t. CCCCCXLIV (1982), p. 305-327.

405.

Cf. H. Grundmann, Sacerdotium... art. cit., passim.

406.

pour Frédéric II, voir E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., Paris, 1987, qui insiste p. 131 sur le fait qu’il s’agit d’une « université d’Etat »; voir aussi D. Abulafia, Frederick II, a Medieval Emperor, Oxford, 1988, qui indique p. 163 que cette université a rapidement produit des propagandistes. Pour le studium de la Curie, voir R. Creytens, Le « studium curiae romanae » et le Maître du Sacré Palais, dans AFP, t. XII (1942), p. 5-83, et A. Paravicini-Bagliani, La fondazione dello « studium curiae ». Una rilettura critica, dans Luoghi e metodi di insegnamento nell’Italia medioevale (secoli XII-XIV), a cura di L. Argan-O. Limone, Galatina, 1989, p. 59-81 [repris dans Idem, Medicina e scienze della natura alla corte dei papi nel duecento, Spoleto, 1991, p. 363-390].

407.

Sur le XIIIe siècle, « siècle de l’établissement de la souveraineté royale », voir J. Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France (XIII e -XV e siècle) , Paris, 1993, p. 69s.