b) Mise en garde au pouvoir laïc: un sermon pour la fête de Thomas Becket (29 décembre 1247)

L’épilogue de cette affaire et des troubles sérieux qu’elle provoqua dans les relations du roi de France et du pape nous est offert par le SERMO n° 7 d’Eudes de Châteauroux, qui profite de la fête d’un personnage emblématique des rapports conflictuels Regnum-Sacerdotium, saint Thomas Becket, pour adresser une mise en garde au pouvoir laïc: tout le contenu du sermon fourmille d’allusions si précises aux événements survenus depuis le début de l’année 1247 que je n’hésite pas, sur la foi de la tradition manuscrite 584 , à le dater précisément du 29 décembre 1247 585 .

Si le texte ne peut être rapproché mot pour mot de la protestation, ne serait-ce qu’à cause de la différence du genre littéraire, tout le raisonnement qui le sous-tend prend l’argumentaire de la cour française à contre-pied. A l’ambassadeur du roi qui rappelait que l’église de France avait été fondée par les souverains de ce pays, Eudes de Châteauroux oppose à Louis, comme lors du sermon de 1229, le modèle de ses ancêtres, ici le roi Louis VII, dont l’accueil chaleureux au prélat exilé 586 est nettement souligné par le texte 587 . Reprenant implicitement l’exemple du pape Alexandre III dont l’ambassadeur louait la conduite en matière de collation des bénéfices, l’orateur évoque la rencontre du futur saint avec le pape et les cardinaux à Sens en novembre-décembre 1164 588 .Mais l’argument clef de la polémique est l’assimilation de Thomas Becket persécuté par les puissants à la figure du Christ, et la comparaison récurrente de son sacrifice avec celui du Seigneur. Cette assimilation est esquissée dès le thème biblique du sermon, où Elisée est choisi d’après l’Ecclésiastique comme type du saint: « Pendant sa vie il n’a craint aucun Prince, nulle puissance n’a pu le vaincre ni aucune parole le subjuguer, et jusque dans sa mort son corps a prophétisé » 589 ; nombre des prodiges qu’accomplit dans l’Ecriture ce fils spirituel d’Elie figurent en effet les miracles christiques 590 . C’est à partir de cette lecture typologique de la vie du prophète qu’Eudes de Châteauroux, après avoir découpé en introduction le verset thématique en séquences qui structurent le développement 591 , décompose les cinq points de son sermon: le premier martèle l’assimilation Becket-Christ; des quatre points suivants, trois traitent de la vie de T. Becket (avant l’exil, pendant l’exil, après l’exil), un seul de sa mort et de ses miracles 592 ; la notion d’exil, à entendre pour une large part en un sens spirituel, joue un rôle pivot entre ces deux modes de manifestation de sa sainteté.

La première division détaille, par une mise en parallèle de l’ancien et du nouveau testaments, la similitude des destins d’Elisée et de Thomas Becket: le palliumlégué par Elie au prophète qui lui succède devient la croix du Christ dont s’est vêtu le prélat; ce faisant, il perdait ses amis et entamait volontairement son calvaire, victime de faux témoignages comme le Christ l’avait été devant Pilate; il se situe de la sorte dans la lignée des martyrs inaugurée par Etienne, à propos duquel est opportunément rappelée la citation de Matthieu: « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive », déjà utilisée dans un sermon de croisade 593 ; l’évocation du protomartyr Etienne est d’autant mieux venue que sa fête vient d’être célébrée, quelque jours avant celle qui commémore le meurtre dans la cathédrale 594 .

Le mérite de Becket en est d’autant plus grand que le pallium du martyre, depuis les temps primitifs de l’Eglise, a été pour l’essentiel abandonné: plus personne n’osait s’opposer aux puissants, les hommes craignant davantage leurs semblables que Dieu, seul véritablement digne pourtant et d’amour et de crainte; à cet endroit, il est clair qu’Eudes de Châteauroux prend directement à parti le pouvoir royal: Qui tel le prophète Nathan réprimandera David ? « Qui aujourd’hui tel Moïse et Aaron dira à Pharaon qu’il laisse partir le peuple de Dieu » 595 ? Effacer les édits que le pape, « qui représente le Christ », a gravés dans la pierre, c’est refuser ceux du Seigneur et préférer ceux peints par les hommes sur un mur 596 ; c’est ce que signifie le bris des Tables de la loi, tandis que celles écrites par Moïse sont demeurées intactes 597 . Il faut peut-être interpréter comme une habileté de l’orateur, tentant de faire vibrer la corde anti-anglaise chez les nobles français, l’évocation au même endroit du courage de Becket face au « roi d’Angleterre et aux autres barons et princes ecclésiastiques »: tel un « véritable lion », un « véritable coq blanc », il a mis en fuite la superbe du faux lion d’Angleterre 598 .

La suite du sermon ne fait qu’appuyer le contraste entre la dureté apparente de l’exil du saint, quasiment coupé de tout contact avec sa terre et ses fidèles 599 , et son calme intérieur lié à la conscience de son bon droit, à sa proximité avec le Christ dans la charité et l’austérité de la vie quotidienne 600 ; entre sa solitude et la lâcheté de ceux qui, refusant de suivre le Christ, hésitent à abandonner leurs proches et leurs biens pour prendre la croix 601 .

Pour achever son discours, Eudes de Châteauroux retrace minutieusement, sans doute en s’inspirant des vies latines du saint, le dénouement qu’appelait la vocation de Becket revenu en Angleterre 602 : arrivée des chevaliers envoyés par le roi pour l’obliger à se soumettre et choix délibéré du prélat de s’offir au martyr 603 ; correpondance non fortuite entre les circonstances du meurtre et la liturgie: Becket-Christ « à l’endroit où l’on prie, tel un véritable prêtre s’offrit en hostie vivante, sainte, immaculée », « à l’heure du soir, c’est à dire lorsqu’est offert l’agneau gras » 604 , « assassiné dans le ventre de sa mère [l’Eglise] afin d’être uni à juste titre aux saints Innocents »; avant lui ont été fêtés, « dans l’octave de la Nativité », les « principaux guerriers » de Dieu, Etienne et l’apôtre Jean 605 . Il faut sans doute voir une ultime allusion à la croisade et au devoir royal dans la mention de ses dernières prières, qui sont pour la Vierge et saint Denis 606 .

La conclusion évoque très brièvement les miracles accomplis par le saint après sa mort: ils continuent chaque jour de se produire, mais valent d’autant plus que de son vivant déjà, Becket a montré l’exemple de la mort au péché.

Comme pour les sermons précédents et à suivre, on ne possède aucun indice permettant d’évaluer de façon précise ce qu’ a pu être l’impact d’un tel discours; seule une éventuelle évolution, en sens positif ou négatif, des rapports entre le roi et son légat peut fournir un élément d’appréciation; de ce point de vue, tout montre que cet orage passé, compte-tenu des positions respectives des deux protagonistes et de leur personnalités, qui les incitent à assumer pleinement leurs responsabilités, leur entente ne s’est jamais démentie. Ils possédaient en commun, tout particulièrement, la conviction que le royaume, pour engager la sainte entreprise et justifier son élection, se devait d’effacer tout germe de discorde et tout facteur d’impureté en son sein.

A ce titre, une remise en ordre ou réforme de l’église de France, ainsi que l’élimination des éléments corrupteurs de la foi, s’imposaient au légat.

Notes
584.

Le sermon n’est présent que dans les mss représentant la première édition des collections du cardinal, antérieure à 1260-1261; un second sermon sur T. Becket est postérieur, inclus dans la seconde édition (SERMO n° 29, voir chapitre V).

585.

On peut hésiter quant à la date précise, car T. Becket était à cette époque fêté deux fois: le jour du meurtre dans la cathédrale, soit le 29 décembre; le jour de la translation prévue par la bulle de canonisation du 21 mars 1173 et réalisée en 1220 par E. Langton, soit le 7 juillet, cf. la notice de la Bibliotheca Sanctorum, t. XII (1969) col. 600, et l’Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t. VI (1986) p. 261-266; mais Eudes de Châteauroux précise en général dans ses rubriques si le sermon concerne la translation; ici le sermon est simplement rubriqué: «  [sermo in festo] sancti Thome martyris », voir la transcription; à quoi s’ajoutent les allusions à la liturgie (voir surtout les lignes 119-122, où sont évoquées les fêtes proches de saint Etienne, le 26 décembre, et des saints Innocents le 28 décembre). Restent en théorie trois années possibles, 1245-1246-1247, puisqu’une allusion du texte montre clairement qu’il date de la croisade et fut prêché en France (lignes 97-98): je renvoie au contenu analysé ci-dessous et au contexte de l’année 1247 pour justifier mon choix.

586.

Sur l’exil de T. Becket en France, fuyant Henri II Plantagenêt, cf. F. Barlow, Thomas Becket, Londres, 1986,p. 115-116.

587.

Lignes 95-96; sur le soutien immédiatement apporté à Becket par Louis VII lors de son arrivée en France, cf. F. Barlow, Ibidem, p. 121; ce soutien, pour des raisons aisées à comprendre, n’a jamais été marchandé par la cour de France à l’archevêque, Ibidem p. 96, 107, passim s.v. « Louis VII » (p. 328).

588.

Allusion discrète il est vrai, ligne 90: le pape et les cardinaux ne sont pas nommés; en fait, ils ne se montrent pas très désireux, lors de cette entrevue, d’un affrontement avec les envoyés d’Henri II, cf. F. Barlow, Ibidem, p. 121 s. Concernant l’itinéraire de Becket en France révélé par ses biographes, commode résumé par J. van der Straeten: Les Vies latines de saint Thomas Becket et son exil en France, dans Thomas Becket. Actes du Colloque international de Sédières. 19-24 août 1973, R. Foreville (éd.), Paris, 1975, p. 27-32 (tableau chronologique p. 32).

589.

Eccli. 48, 13-14; lignes 1-3.

590.

Cf. l’article Elisée du DB , p. 316-318. Significativement, le dernier point du texte (lignes 123-128) joue sur l’ambiguïté des mots, déclarant que « de fait durant sa vie, il [Becket] produisit des preuves [de sa sainteté] et dans la mort il accomplit des miracles »; le mot « monstra » que je traduis par « preuves » n’a en effet rien à voir avec des prodiges qu’aurait accompli T. Becket durant son existence, cf. J. F. Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden-New York-Köln, 1993, p. 704; il renvoie dans le texte (voir surtout lignes 38-46) au statut de défenseur des libertés de l’Eglise qu’assuma Becket, à son mode d’argumentation contre Henri II, essentiellement légal, qui justifie sa résistance aux attaques du roi d’Angleterre contre les droits de l’Eglise et à la la claire conscience qu’il avait, en les défendant, de servir la justice; sa sainteté ne fait que manifester la supériorité juridique de sa position; en dernière analyse, cette supériorité de l’archevêque découle du fait que les lois du Christ sont supérieures à celles des hommes, Christ auquel Becket est à plusieurs reprises explicitement comparé, Christ dont le pape est le représentant (lignes 67-68).

591.

Lignes 4-6.

592.

Constat qui vient bien appuyer des conclusions d’A. Vauchez (La sainteté... op. cit. ) concernant l’évolution des critères de sainteté à la fin du Moyen Age: c’est, plutôt que ses fonctions de thaumaturge, la vie du saint elle-même que la Curie, en monopolisant à son profit les procédures légales de canonisation, entend montrer en exemple, en fonction de ses besoins spirituels et politiques (Ibidem, surtout les chapitres II: Vers la réserve pontificale du droit de caninisation [XI e -XIII e siècle], et III: Le procès de canonisation des origines jusqu’à la forme classique (fin XII e -fin du second tiers du XIII e siècle] ); l’usage que fait Eudes de Châteauroux de la figure de T. Becket, dans un contexte qu’il est possible de reconstituer avec précision, illustre parfaitement ce fait; le même constat peut s’opérer lorsque le légat promeut en Curie, dans les années 1260, la canonisation de divers personnages, voir ci-dessous, chapitre VI.

593.

Mt. 16, 24; cf. aussi Lc. 9, 23; le sujet du sermon n’est pas la croisade, mais évidemment y fait connstamment allusion, puisqu’un des angles d’attaque de l’orateur consiste à montrer qu’en rejetant les ordres de l’Eglise, on renonce à suivre ce précepte évangélique et l’on trahit ainsi le Christ.

594.

Voir supra note 178; d’après les biographes du saint, Becket anticipant sur son futur martyr le vénérait particulièrement, cf. F. Barlow, Thomas Becket... op. cit., p. 112 (il célèbre une messe votive en l’honneur de saint Etienne alors qu’il doit comparaître devant le roi Henri II) et p. 233 (messe pour la fête du saint trois jours avant l’assassinat); on lit un second rapprochement explicite aux lignes 160-161 du sermon.

595.

Ligne 75 et lignes 77-78.

596.

Lignes 64-67.

597.

Ligne 65; allusion au geste de Moïse découvrant à sa descente du Sinaï que les Hébreux adorent le veau d’or, cf. Ex. 32, 19; mais Josué, exécutant l’ordre de Moïse, fait écrire les paroles de la loi sur de grandes pierres lors de l’entrée en Canaan, cf. Ios. 8, 32. On notera cette façon, caractéristique de la plasticité des ressources offertes par la Bible, d’utiliser à peu de distance dans le texte la figure de Moïse en sens opposé. Cette allusion, connotée négativement, au plus grand du prophète, a peut-être à voir avec une autre série de problèmes qu’achève de traiter le légat, la question du Talmud, voir ci-dessous dans ce chapitre; on lit en effet deux autres appréciations négatives sur les Juifs, au début du texte (ligne 13: l’attaque est certes explicable par le contexte, l’évocation du procès du Christ, mais non indispensable à cet endroit); au début du point trois (lignes 85-86; même contexte historique).

598.

Lignes 37-47.L’allusion symbolique pro-française paraît en effet claire dans le contexte: critiques à l’encontre des rois anglais; accueil amical de Louis VII. La vérité historique, c’est à dire la nationalité de Thomas lui-même, n’est pas trahie, mais il est qualifié de « vere leo » par opposition à Henri II « leo Anglie... fugatus ».

599.

Voir lignes 82-84 et 94-95; sur les persécutions infligées aux familiers, cf. F. Barlow, Thomas Becket... op. cit., p. 125-126.

600.

C’est ici que l’orateur évoque, dans une intention aisée à interpréter, l’accueil du roi et des nobles de France.

601.

Lignes 97-106.

602.

Il rentre en Angleterre dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1170, cf. F. Barlow op. cit., p. 224.

603.

Les détails de l’expédition des quatre chevaliers d’Henri II et du meurtre se trouvent dans F. Barlow, Ibidem, p. 240 s. La version donnée par Eudes n’est pas tout à fait exacte, ou du moins résume les faits: les quatre hommes sont d’abord arrivés sans armes, pour arrêter Becket dans le palais épiscopal, Ibidem, p. 240; mais très vite la querelle s’est envenimée: les chevaliers de l’archevêque sont arrêtés, mais ce dernier refuse d’obéir ainsi que de s’enfuir; les chevaliers du roi après s’être concertés à l’extérieur reviennent cette fois prêts pour l’assaut, Ibidem, p. 242; Becket et sa suite se sont réfugiés dans l’Eglise: il ordonne aux moines de Christchurch de n’en pas fermer les portes (Ibidem, p. 244); selon l’un des biographes, E. Grim, c’est lors de l’entrée dans l’Eglise que les chevaliers du roi posent la fameuse question: « où est le traitre »? (l. 146), et que Becket leur répond: « me voici » (l. 147), Ibidem, p. 245.

604.

Le meurtre a du avoir lieu vers 16h30, heure tardive en hiver, cf. F. Barlow, Ibidem, p. 247.

605.

Pour les fêtes d’Etienne et des Innocents, voir ci-dessus note 178; l’apôtre Jean est fêté le 27 décembre; il était le disciple préféré du Christ.

606.

Le fait est attesté par les biographes, cf. F. Barlow, Ibidem, p. 247. Saint Denis est un saint français par excellence, celui qui garde les regaliadont se munit le roi avant toute expédition guerrière, en particulier l’oriflamme.