a) La réforme de l’église de France

Entre début novembre 1245 et avril 1248, quelques semaines avant le départ des croisés de Paris, son zèle réformateur est infatigable, au point de déclencher des plaintes et l’intervention pontificale, après son départ, pour modérer la rigueur des statuts qu’il a édictés à l’usage de tel ou tel monastère.

L’essentiel des presciptions du légat sont relatives soit à la discipline, notamment régulière, soit à l’observance de la liturgie et du culte chez les Séculiers. Il n’est pas utile ici d’entrer dans les détails, que l’on peut trouver chez d’autres historiens, mais plutôt d’indiquer la tendance et le caractère systématique, du moins en intention, de l’action menée.

Le légat s’occupe d’abord des deux principales églises du diocèse de Sens où se trouve la capitale capétienne, en commençant par celle qu’il connait le mieux puisqu’il en provient, le chapitre de Notre-Dame de Paris; après l’avoir visitée, il promulgue à Pontoise une ordinaciodatée du 2 novembre 1245 607 , où il s’estime fondé à corriger sur quelques points les usages qui prévalaient, les jugeant non conformes au statut du lieu: le chantre se voit confirmer la cure d’âmes sur tous les clercs, du chœur comme du chapitre (les chanoines); toute activité autre que religieuse est proscrite de l’église; diverses stipulations visent à maintenir la dignité de l’office et le soin des objets servant au culte (poids des cierges, linge de l’autel); pour garantir la dignité de la conduite qui convient durant l’office, bavardages et allées et venues intempestives sont interdites, et des sanctions, ayant effet sur les revenus des clercs de l’église, sont édictées contre les absentéistes, sauf les infirmes; les intrus ne peuvent pénétrer dans un lieu à vocation religieuse: qu’il s’agisse de femmes (sauf les « magnates mulieres », car il faut éviter le scandale 608 ) ou d’animaux; enfin, les messes doivent être célébrées aux heures prescrites: le « capicerius » 609 veillera à ce que l’on ne bouleverse pas l’antiquité des usages liturgiques pour des raisons de commodité personnelle.

Une semaine plus tard, le même type de prescriptions établit la réforme du chapitre cathédral de Sens, métropole du diocèse 610 ; une citation biblique souligne en préambule le devoir incombant au légat de rendre des comptes et d’ôter le scandale du royaume de Dieu; l’accent est ici surtout mis sur la dignité nécessaire de la célébration liturgique 611 ; les statuts disciplinaires reprennent à peu de chose près ceux pour Paris 612 .

Le 16 février 1246, c’est au tour de la Collégiale de Meaux d’être réformée 613 : un prologue bien dans la tradition diplomatique pontificale 614 précède des satuts très proches de ceux donnés l’année d’avant pour Sens 615 .

Il semble enfin qu’Eudes de Châteauroux ait eu la dent dure concernant la non-résidence des clercs pourvus de cures: une lettre d’Innocent IV du 3 septembre 1247 à l’archidiacre de Coutances autorise ce dernier à conserver durant trois ans à Guillaume de Saint-Amour le bénéfice qu’il détient au diocèse de Granville, quoiqu’il ne soit que sous-diacre, étudie à Paris la théologie et ne réside pas, cela « malgré la constitution sur les clercs ayant charge d’âmes... que notre vénérable frère, ... l’évêque de Tusculum, légat du siège apostolique au royaume de France, a dit-on promulguée... » 616 .

A cette série de statuts regardant des églises ou des clercs séculiers, il faut ajouter, dans le même ordre d’idées, le réglement de conflits à résonnance ecclésiologique, notamment celui lié à la querelle entre Séculiers et Mendiants: en août 1246, le légat doit intervenir dans un procès qui oppose le doyen de l’église de Saint-Quentin aux Prêcheurs de cette ville, sur le droit des fidèles d’élire sépulture chez les Frères 617 .

L’autre volet de cette action réformatrice touche l’observance régulière: dès le 18 mars 1246, le pape a donné à son légat les pleins pouvoirs pour réformer le cas échéant les monastères 618 . Les traces documentaires qui subsitent témoignent d’une grande sévérité d’Eudes de Châteauroux, lorsque des personnes indignes sont en cause; mais sa pratique concrète, lorsqu’il s’agit d’interpréter la règle et d’apaiser des différents internes sur ce point, se révèle en fait de compromis.

Son action dans ce sens avait débuté avant cette date, car le 26 janvier 1246, il est intervenu dans un domaine qui lui est familier, en sollicitant de la papauté des privilèges apostoliques en faveur des chanoines de Prémontré, qui se disputent sur le fait de savoir si les statuts qui leur ont été autrefois octroyés sont bien en accord avec la règle traditionnelle; selon certains membres de l’ordre, c’est le cas, mais d’autres le contstent absolument, et tous conviennent que l’intervention pontificale fut arbitraire car non sollicitée 619 . Tout naturellement, c’est encore son légat que le pape charge le 15 mai 1247 de faire élire l’abbé de Prémontré, en convoquant le prieur et les moines du monastère 620 .

Sa main se fait plus lourde face aux moniales et aux moines fautifs: le 25 janvier 1247, il chasse l’abbé de Saint-Sulpice de Bourges 621 ; le 29 avril 1247, le pape, sans doute alerté par les moines, lui demande de se montrer plus souple vis-à-vis du monastère majeur de Tours, car le légat avait décidé d’y rétablir le nombre traditionnel de moines, ce que les revenus de l’établisement rendaient impossible 622 ; le 19 février 1248, Innocent IV doit à nouveau mitiger les décisions de son légat: il dispense la prieure du monastère de Jouarre, Agnès, d’observer la totalité des décisions prises naguère par Eudes de Châteauroux à l’encontre de son établissement, cela sans que sa réputation en souffre 623 .

La seconde légation d’Eudes de Châteauroux, qui fait de lui un croisé 624 , révèle on s’en doute la même attitude et des interventions modératrices identiques du pape: le 2 avril 1248, Innocent IV ordonne à l’évêque de Châlons, ordinaire du diocèse, de faire cesser la mission des trois inquisiteurs envoyés par le légat pour examiner la gestion de l’abbé de Notre-Dame de Châtrices et l’obliger à se démettre par écrit 625 ; de même le 5 mars 1249, c’est à dire plusieurs mois après le départ des croisés, l’évêque de Tournai est autorisé à modérer les statuts promulgués pour son église par le légat sous peine d’excommunication 626 ; ultime retombée de son action, la lettre du pape du 17 avril 1254 dispensant le monastère de Tudèle 627 d’appliquer les statuts très austères qu’Eudes de Châteauroux a fait ajouter aux coutumes déjà très rudes de la règle bénédictine.

Eudes de Châteauroux n’a donc pas ménagé ses efforts pour remettre en ordre et porter au niveau d’ascèse requis par la croisade l’institution chargée de sanctifier le Regnum . Mais il y a plus: c’est la foi même de la Chrétienté, entendue comme la communauté des croyants et non seulement comme l’institution ecclésiale, que certains germes de dissidence et d’hérésie menacent. Comme le roi a lancé à travers la France ses enquêteurs-réformateurs, qui sont tous des clercs, afin de traquer l’injustice et le désordre qui en résulte et de répandre ainsi l’esprit de croisade 628 , le légat pontifical souhaite purifier la société chrétienne désormais tournée vers Jérusalem. Il lui faut pour cela achever de réduire au silence le Judaïsme dénaturé, ainsi que les voix qui, au sein de l’institution universitaire, pourraient faire vaciller l’orthodoxie.

Notes
607.

Le texte est dans B. Guérard, Cartulaire... éd. cit., t. II p. 404 s.

608.

Une telle restriction est révélatrice du milieu social où se recrutaient en majorité les chanoines des grandes cathédrales: le légat veut dire que si l’on essaie d’interdire l’accès des demeures des chanoines à ces « magnates mulieres », c’est à dire à des femmes nobles, leur position sociale les metrra en situation de se plaindre et de causer un scandale nuisible à l’église (« magnates mulieres, qui sine scandalo euitari non possunt »).

609.

Il s’agit du chevecier, un dignitaire du chapitre en charge des meubles et du trésor d’une église, cf. J.-F. Niermeyer, Lexicon... op. cit., p. 135, s.v « capitiarius », équivalent du « capicerius » du texte.

610.

Statuts du 10 novembre 1245, cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 203 note 9; texte dans E. Martène - U. Durand, Thesaurus... op. cit., t. IV, col. 1078-1080.

611.

Ces statuts sont classés en chapitres; il n’est pas possible de savoir si ce classement figure dans la version originale ou est le fait de l’éditeur; sur la liturgie, voir les chapitres 1 à 8 surtout (le premier chapitre souligne la solennité de certaines dates liturgiques, en interdisant toute réjouissance païenne lors des fêtes de saint Jean l’évangéliste, des saints Innocents et de la Circoncision du Seigneur).

612.

Chapitre 9 surtout.

613.

cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 204 note 1; texte dans E. Martène - U. Durand, Thesaurus... op. cit., t. IV, col. 898-899.

614.

Comparer par exemple au préambule des statuts pour les moines noirs de Grégoire IX, évoqués au chapitre I.

615.

Parmi les stipulations liturgiques, figure notamment la nécessité de fêter les saints Innocents avec une dignité égale à celle des autres fêtes; en découle l’interdiction de laisser les enfants pénétrer avec des jouets dans le chœur (paragraphes 1 à 4). Même inspiration aussi, concernant la discipline et le bannnissement du sanctuaire d’activités qui n’auraient pas de finalité religieuse (paragraphes 5 et 6).

616.

Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., Prologuep. xxviii et note 24; p. xxvi pour le bénéfice et le cumul qui en résulte; l’attitude du légat est remarquable, car ce type de dispense pour études est l’un des motifs les plus fréquents de dispense pontificale; l’ancien étudiant puis maître en théologie pense donc qu’on peut financer et réussir ses études autrement.

617.

Il avait préalablement confirmé les statuts que s’étaient donnés les chanoines, restaurant l’antique discipline, cf. Fr. Duchesne: Histoire de tous les cardinaux françois de naissance..., Paris, Paris, 1660, t. II: Preuves , p. 182: « Sub eodem pontifice [ l’éditeur précise par erreur: Celestino] nostri (canonici) Ecclesiae disciplinam nouis ordinationibus restituunt, et has volunt esse sanctitas auctoritate Odonis episcopi Tusculani legati apostolici per Gallias, anno 1246. Fuit iste Otho de Castro-Radulphi bituricensis, ex cancellario parisiensi factus episcopus cardinalis Tusculanus ». Sur le procès et l’intervention du légat, voir sa sentence dans C. Héméré, Augusta Viromandorum, s. l., 1643, p. 231 ligne 17; M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 21 et note 182; sur l’attitude systématiquement hostile de ce chapitre à l’égard des Prêcheurs, voir M.-M. Dufeil à l’index, s. v° « Saint-Quentin »; en 1254-1256 par exemple, le chapitre soutient Guillaume de Saint-Amour dans sa polémique contre les Frères (Ibidem, p. 115-116).

618.

Reg. Innocent IV..., n° 1968.

619.

Il s’agit des statuts pontificaux de Grégoire IX, donnés dans le cadre plus vaste de sa tentative de réforme des observances régulières traditionnelles durant les années 1230, révisés par Innocent IV, à la suite des contestations; voir le chapitre I et le cas particulier des moines noirs, où Eudes de Châteauroux intervient comme subdélégué pontifical. A Prémontré comme ailleurs, l’un des points de contestation les plus virulents, significatif de la volonté de centralisation pontificale, porte sur la personne des visiteurs: les chanoines refusent d’être supervisés par des clercs extérieurs à leur ordre; la sentence du légat (voir ci-dessous) leur donne raison: seul le chapitre général annuel choisira des visiteurs, issus de l’ordre. Le texte se trouve dans J. Le Paige, Bibliotheca Praemonstratensis ordinis... , Paris, 1633, surtout p. 667 (« Privilegium LXXX ab Innocentio IV ad petitionem Domini Odonis Tusculani Episcopi et Apostolicae Sedis legati collatum Anno Domini 1246 »). Innocent IV s’exprime ainsi dans le préambule de sa lettre de confirmation de l’accord mis au point par Eudes: « Innocentius Episcopus, seruus..., dilectis filiis Abbati et Conuentui Praemonstratensi et uniuersis Abbatibus Praemonstratensis Ordinis... Cum igitur venerabilis frater noster Episcopus Tusculanus Apostolicae Sedis legatus, prout eo intimante accepimus, ad Monasterium Praemonstratense impensurus ei visitationis officium personaliter acessisset, ac super obseruatione quorumdam Statutorum quae nuper a Sede Apostolica emanarant, grauem inuenisset ibidem exortam materiam questionis, aliis eadem Statuta quoad quaedam approbantibus, aliis vero omnino se eis opponentibus, ac asserentibus ex aduerso eadem Statuta derogare quamplurimum priuilegiis dicti monasterii, ac dignitatem ipsius enormiter eneruare. Tandem mediante prædicto legato, huiusmodi quaestio admirabili fuit compositione sopita, prout in eiusdem legati litteris, quarum tenorem de verbo ad verbum praesentibus inseri fecimus, plenius continentur. Quam compositionem dictus legatus apostolico petiit munimine roborari... Tenor autem litterarum prædicti legati talis est... [le passage qui suit est extrait de la sentence du légat] asserentibus omnibus tam Abbatibus quam aliis quod nec ab ipsis, nec de mandato ipsorum super huiusmodi Statutis litterae fuerant impetratae; ad ultimum cum difficultate tamen, in hanc pacis viam in nostra praesentia consenserunt. Quod omnia Monasteria tam Praemonstratum quam alia eiusdem Ordinis, per visitatores in generali capitulo constitutos, et non per alios qui non sint eiusdem Ordinis... » (= Reg. Innocent IV..., n° 1753). Sur le travail de réforme de Grégoire IX, voir F. Neiske, Reform... art. cit.; pour le cas spécifique de Prémontré, Ibidem , p. 84 notes 65 et 66; P. J. Lefèvre, Les Statuts de Prémontré réformés sur les ordres de Grégoire X et d’Innocent IV au XIII e siècle, Louvain, 1946.

620.

Cf. Reg. Innocent IV..., n° 2677; F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 29.

621.

Cf. Reg. Innocent IV..., n° 2408; F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 29, et note 27.

622.

Cf. Reg. Innocent IV..., n° 2606. Ce problème est déjà au cœur des réflexions pontificales sur la réforme monastique entreprise par Grégoire IX et poursuivie par ses successeurs: en théorie, il s’agit de restaurer dans leur splendeur primitive les établissements religieux, notamment pour ce qui est du nombre des moines; en pratique, précisément parce que leur décadence et le pillage ou la mauvaise gestion ont beaucoup diminué leurs revenus, les papes et leurs envoyés doivent se montrer extrêmement souples sur ce point.

623.

Reg. Innocent IV..., n° 3685 (dispense) et 3686 (décision du légat: il a privé la trésorière du monastère de son office; le pape l’autorise à y résider, mais elle demeure privée de sa charge durant deux ans comme l’avait décidé Eudes); F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 29, note 29.

624.

Bulle d’Innocent IV du 23 février 1248; rien ne permet de savoir s’il avait pris la croix avant cette date; je rappelle qu’il est déjà âgé en 1248 de 50 ans au minimum.

625.

Reg. Innocent IV..., n° 4020 et 4021; F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 29, note 28.

626.

Reg. Innocent IV..., n° 4396.

627.

Reg. Innocent IV..., n° 7577. Le texte dit « Tutelensis », ce qui correspond à Tudèle en Navarre (cf. T. Graesse - F. Benedict - H. Plechl, Orbis latinus. Lexicon lateinischer geographischer Namen des Mittelaters..., Braunschweig, 19722, p. 533); j’avoue me demander comment Eudes de Châteauroux a pu donner des statuts pour un monastère navarrais.

628.

Cette fonction des enquêteurs-réformateurs à partir de 1247, et leur recutement exclusivement clérical, sont étudiés par W. C. Jordan, Louis IX and the Challenge... op. cit., chapitre III: Governmental Reform, p. 35-64, surtout p. 53 (les Mendiants fournissent l’essentiel); l’auteur insiste aussi, loc. cit., sur la filiation, plus ou moins consciente, avec les missi dominicicarolingiens; p. 61-64 sur le caractère « évangélique » de leur action et l’efficacité de leur propagande, verbo et exemplo, en faveur de la croisade.