Le SERMO n° 8, sur le verset thématique de Matthieu 19, 28: « En vérité je vous le dis, à vous qui m’avez suivi: dans la régénération, quand le Fils de l’homme siègera sur son trône de gloire, vous siègerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d’Israêl », semble encore se ressentir de la toute récente querelle entre le roi et ses nobles d’un côté, l’Eglise universelle et son légat de l’autre 678 . Les nobles, plus exactement les riches, y sont en effet pris à partie de façon feutrée: saint Paul, dont la conversion est proposée en exemple aux croisés par le thème biblique et la fête du jour, est loué d’avoir renoncé à cette occasion à sa noblesse, aux richesses et aux honneurs que vaut en général ce type d’ascendance, au magistère de la loi; il aurait même abandonné femme et enfants, s’il en avait eu, pour suivre le Christ 679 ; un peu plus loin, l’orateur oppose, en évoquant la traversée des flots amers, la façon dont les pauvres, semblables à l’apôtre Pierre, se jettent nus dans la mer, c’est à dire portent le fardeau du pélerinage de croisade, tandis que les riches utilisent des navires surchargés des richesses qu’ils comptent amener avec eux: nombre de croisés, conclut-il, consentent à suivre le Christ, mais en n’empruntant pas le chemin qui fut le sien 680 ; à propos de la guerre elle-même qui attend les croisés, Eudes de Châteauroux, dans l’une des rares notations réalistes de ses sermons sur ce plan, critique par avance les railleries dont les pauvres pourraient être l’objet de la part de prétendus « sages »: « ils défendront les fossés », se moquent ces derniers; l’exemple de Jonathan et de son écuyer, qui précédèrent l’armée de Saul pour lui préparer la victoire, démontre pourtant qu’il est besoin de toutes les forces pour vaincre les Sarrasins 681 ; à la fin du sermon, les lâches entendent par avance leur condamnation au tribunal éternel: évoquant d’après Matthieu le jugement dernier, le légat leur déclare: « Ainsi les pauvres qui prennent la croix et se hâtent au secours du Seigneur condamneront les riches et les puissants qui n’ont pas voulu le faire » 682 .
L’autre indice que le départ de l’expédition est désormais proche, outre les allusions ci-dessus aux préparatifs matériels d’embarquement 683 , est constitué par la mention explicite, à plusieurs reprises, des ennemis de la Chrétienté, les Sarrasins. Jusqu’ici, dans les sermons de croisade examinés, ils n’avaient jamais été nommés comme tels, sans doute en considération du défi à relever, déclencher la prise de croix: pour des raisons de fond comme de technique de persuasion, l’essentiel aux yeux du légat consistait à éveiller les ressorts spirituels du negocium crucis ; a contrario l’évocation du futur ennemi pouvait-il provoquer le découragement et faire manquer ce but. A présent, il n’est visiblement plus temps de différer la réalité du danger qui attend les combattants; l’orateur préfère même anticiper sur les craintes de ses auditeurs en justifiant la guerre sainte: « On me dira: Les Sarrasins ne m’ont nui en rien. Pourquoi donc prendrais-je la croix contre eux ? Mais, si l’on réfléchissait bien, on comprendrait que les Sarrasins font grand tort à chaque chrétien » 684 ; la réalité toute crue est encore plus nettement exposée lorsqu’il est fait allusion aux alliances dont bénéficient les Sarrasins: « Cela arrivera peut-être que ceux qui, aujourd’hui, favorisent les Sarrasins, s’en éloigneront » 685 ; il est difficle de savoir qui est ici visé, sans doute des Chrétiens puisque ces alliés objectifs des infidèles sont ditingués d’eux: on peut songer aux marchands qui continuaient comme de tout temps à commercer avec eux malgré l’interdiction pontificale; ou encore à une allusion perfide à Frédéric II, puisque l’Empereur entretenait d’excellentes relations avec l’Egypte ayyoubide depuis le traité conclu à Jaffa en 1229 qui avait restitué sans combattre Jérusalem aux Chrétiens. Quoiqu’il en soit, le temps du réalisme est venu et les conditions concrètes du déroulement de l’expédition ne peuvent être éludées. Cela vaut pour les laïcs, qui constituent d’évidence une part importante du public ayant entendu ce sermon; cela vaut tout autant pour les clercs, nécessaires à l’expédition à la fois au titre de leur participation collective à l’œuvre de salut, mais aussi destinés à assurer la continuité et la multiplication des célébrations et cérémonies liturgiques en tout genre qui accompagnent ce type d’entreprise 686 .
L’orateur s’adresse à eux de façon moins critique qu’aux grands laïcs, leur rappelant que les questions finacières ne peuvent constituer un obstacle à leur participation puisque, au concile de Lyon, le pape leur a octroyé, s’ils se croisaient, le revenu de leur bénéfice durant trois ans 687 . L’autre thème qui cible précisément les clercs donne à Eudes de Châteauroux l’occasion de s’exprimer sur la valeur des prédicateurs 688 . Après avoir exalté l’amour brûlant pour Dieu, indispensable à qui veut prendre la croix, il soulève une possible objection de la part des auditeurs:
‘« Mais le Seigneur peut se plaindre de certains, selon ce que nous lisons dans Jérémie, 6: Le soufflet est trop faible, le plomb est dévoré par le feu, comme s’il disait: il ne sert à rien d’activer le feu. De même en effet que le diable possède ses soufflets, ceux dont les paroles ou le pouvoir de suggestion incitent au mauvais amour, conformément à Isaïe (54): il a suscité le forgeron soufflant sur les braises ; à Job, 49: Son souffle fait rougir les braises ; de même Dieu lui aussi possède les siens, c’est à dire les prédicateurs, mais certains ne sont pas sans défauts. Et le plomb, c’est à dire le Christ, en est même consumé: il s’est enflammé pour rien d’un si grand amour 689 ... Mais que sera ce jugement ? Que ceux qui refusent de brûler de cet amour, dans le futur se consumeront au feu de la géhenne. Et moi, peut-être dois-je craindre que la faible intensité de ce brasier ne soit imputable aux défauts du souffleur; car qui ne brûle pas ne peut mettre le feu; on lit dans l’Ecclésiastique, 48, qu’Elie se dressa tel le feu, son discours brûlait comme une torche . Je vois pourtant bien que du caillou surgit le feu, que la matière préparée s’enflamme, bien que le caillou ne brûle pas. Ainsi, à supposer que je ne brûle pas, si toutefois vous êtes préparés, vous vous enflammerez malgré tout » 690 . ’De ces considérations sur la possible insuffisance des prédicateurs à leurs tâches, à commencer par lui-même, Eudes de Châteauroux glisse à une analyse des raisons de ces déficiences:
‘« Qui sont ces ministres, sinon les clercs qui devraient plus que tous les autres brûler ?... Pourquoi donc les théologiens brûlent-ils moins ? On lit dans l’Apocalypse, 21: Cette ville dessine un carré: sa longueur égale sa largeur . Et les saints disent que les quatre côtés sont la foi, l’espérance, la charité et l’action 691 . Autant de fait l’on croit, autant l’on espère, autant l’on aime, autant l’on agit. Par la foi, on connait Dieu, mais il est clair que la foi n’équivaut pas à l’amour, car ceux qui savent davantage aiment moins. Mais cela s’explique par le fait qu’ils ne connaissent pas en vérité, ou ne possèdent pas l’espérance, qui doit intervenir comme intermédiaire. Ainsi donc, comme je le disais, nous devons non seulement aimer Dieu, mais mieux, brûler de son amour et nous enflammer. Car si nous l’aimions alors nous abandonnerions tout, ne chérissant rien dans notre cœur sinon à cause de lui ou en lui; et si nous brûlions de son amour, alors tout de go nous renoncerions à tout, comme Paul dont il est question: parce qu’il brûlait, il a tout abandonné. Il fut donc du nombre de ceux dont le Seigneur dit: Je vous dis Amen, à vous qui avez tout abandonné » 692 . ’Ce cours de théologie extrêmement clair, bien dans la manière de l’orateur, répond en écho à l’affirmation quelques lignes plus haut, à propos d’une citation des Juges: « Par les viandes, [il faut entendre] les paroles morales, qui sont douces et nourissent l’homme extérieur; par le pain, les paroles qui fortifient la foi, et rendent l’homme intérieur solide dans la foi » 693 . Où l’on retrouve deux des fonctions principales du prédicateur, et deux des sens spirituels selon lesquels interpréter la Bible, instruire la foi et les mœurs, face à un public visiblement mixte, de laïcs et de clercs.
Si les extraits cités confirment que le recrutement ne fut sans doute pas aussi aisé que prévu, l’occasion fournie par la fête du jour et le choix d’un thème approprié font de ce sermon, parmi tous ceux de croisade, assurément le plus riche au plan doctrinal. Le plan en est fort simple et suit le découpage du verset thématique en trois séquences, illustrant: la conversion du pécheur à Dieu, dont celle emblématique de saint Paul; la vie qu’il mène après la conversion; la récompense qu’il obtiendra pour l’éternité en raison de ce double mérite. La ligne générale de la pensée, comme souvent chez Eudes de Châteauroux, ne prétend aucunement à l’originalité, et tout son art repose une fois de plus sur l’agencement personnel de matériaux exégétiques et spirituels traditionnels, comme il ressort de sa forte implication dans le développement du discours, notamment par le biais de dialogues fictifs avec l’auditoire où il met directement en scène les clercs chargés de convaincre les croisés. On notera tout au plus, au moment du départ proche, l’insistance particulière sur les récompenses éternelles promises au croisé 694 , auxquelles s’opposent à plusieurs reprises les peines infernales dont hériteront les lâches, appelés au tribunal par l’armée du Christ 695 . Mais c’est bien sûr la vision christocentrique de la croisade qui fournit sa tonalité décisive au sermon: l’orateur n’a de cesse de marteler deux idées, l’immensité du sacrifice et donc de l’amour du Christ pour l’humanité; la volonté de conformité absolue à ses paroles et à ses actes, dont saint Paul a donné l’exemple, que nous ne saurions imiter que de loin 696 , mais qui fournit la clef du salut; la thématique du retournement, de la conversion n’est pas neuve dans ce contexte 697 ; c’est sa combinaison avec celle, spécifique au XIIIe siècle, de l’imitation du Christ pauvre, qu’il faut suivre à la trace comme les chiens traquent leur proie 698 , afin de souffrir comme il a souffert et de désirer comme lui la mort 699 , qui rénove quelque peu la spiritualité du pélerinage en armes.
Le sermon paraît encore à cheval sur deux moments de la prédication: récapitulation forte d’une spiritualité entièrement centrée sur la personne du Christ fait homme; début d’appréhension des horizons concrets qui s’ouvrent à l’armée française en phase terminale de préparation. Ce lien entre ce que les croisés vont laisser derrière eux et ce qui les attend outremer n’est plus de mise lors de la consécration du palladium du royaume de France que représente la chapelle haute du Palais abritant les reliques du Sauveur 700 . C’est le thème du peuple élu, en marche vers le royaume, qui devient alors central et symbolique de l’unité retrouvée autour du Christ-roi.
C’est pourquoi, à choisir entre les trois dates du 25 janvier 1246, 1247 et 1248, je privilégie cette dernière comme la plus probable.
Lignes 96-98. Une énumération du même genre, dans un esprit différent, se trouve aux lignes 39-42: « C’est un signe manifeste, lorsqu’un homme par amour de Dieu et zèle à son endroit abandonne sa patrie, ses possessions, ses maisons, ses fils, son épouse, et s’embarque outremer au service de Jésus Christ... ».
Lignes 140-147
Sur cet épisode de la Bible, cf. 1. Rg. 14, 14. L’évocation de ce dialogue imaginaire est aux lignes 156-160 du sermon.
Les deux citations commentées sont dans Mt. 12, 41 et 42; voir les lignes 177-182.
Sur la construction du port d’Aigues-Mortes à cette fin, cf. W. C. Jordan, Louis IX and the Challenge... op. cit., p. 70-76.
Lignes 164-166; un tel développement fait indubitablement écho aux critiques dont la croisade est l’objet très tôt, mais qui gagnent en virulence après l’échec qu’a connu au début du siècle (1213-1221) la dernière grande entreprise comparable à celle de Louis IX, cf. J. M. Powell, Anatomy of a Crusade, 1213-1221, Philadelphia, 19942, pour cette cinquième croisade; E. Siberry, Criticism... op. cit., pour les différents types de critique contre la guerre sainte.
Lignes 162-163.
Cf. C. Maier, Crisis... art. cit. ; et les dispositions de la constitution 5 du premier concile de Lyon , Super cruciata, regardant l’action spiriituelle des clercs prenant part à l’expédition, COD éd. cit., p. 298 lignes 1-10.
Lignes 122-123, en écho à la constitution du concile citée note précédente, loc. cit. lignes 17-20.
C’est habituellement l’objet des prothèmes, cf. les analyses détaillées de N. Bériou, L’avènement... op. cit., p. 260-274.
Lignes 56-62.
Lignes 65-70. On peut considérer ces propos comme une sorte de captatio benevolentiæ rhétorique; leur rareté chez Eudes de Châteauroux m’incite à les prendre au premier degré; ils rejoignent dans un tout autre domaine une idée déjà rencontrée, à savoir que c’est la fonction, ici celle du prédicateur, comme tel envoyé officiel du pape, et non l’individu en charge de cette fonction, qui détermine la valeur de l’officium assumé. D’ailleurs le légat s’exprime à peu près dans le même sens lors d’une autre prise de parole devant les croisés, voir plus loin l’analyse du SERMO n° 12. En outre, une telle humilité ne contredit pas l’idée principale qui ressort en général des prothèmes, quec’esten dernière instance Dieu qui inspire le prédicateur, à condition qu’il prenne la parole dans les conditions canoniques et spirituelles requises, c’est à dire dans la position du magistère et sous l’influence de l’Esprit saint qui a donné aux apôtres le don de la Parole; voir sur ce point N. Bériou, L’avènement... op. cit., p. 260-274; et les considérations judicieuses de J. Leclerq, Le magistère du prédicateur au XIII e siècle, dans AHDLMA, t. XV (1946) , p. 105-147, surtout p. 108-115.
On reconnait ici l’un des développements favoris de la prédication sur les vertus, celui des trois vertus théologales, foi, espérance et charité; significativement dans le contexte, l’orateur y joint comme une une quatrième vertu, l’action; voir sur ce thème et sa place dans la pastorale des XIIe-XIIIe siècles F. Morenzoni, Des écoles... op. cit., p. 121 s.
Lignes 81-91. Ce rappel du verset thématique en conclusion du paragraphe, par lequel l’auteur insiste sur l’importance du thème de la pauvreté consentie pour suivre le Christ, fait écho à un autre très proche, d’origine hiéronymienne, encore plus lié à la spiritualité de croisade, celui du « Nudum Christum nudus sequere »; voir J. Châtillon, Nudum Christum nudus sequere. Note sur les origines et la signification du thème de la nudité spirituelle dans les écrits de saint Bonaventure, dans S. Bonaventura.. op. cit., t. IV: Theologica, Grottaferrata, 1974, p. 719-772 (repris dans Idem, Le mouvement canonial au Moyen Age. Réforme de l’Eglise, spiritualité et culture, Paris-Turnhout, 1992, p. 201-254).
Lignes 72-74.
Les exemplaaccréditent la validité de cette promesse, voir l’un de ceux recueillis par Etienne de Bourbon (éd. cit. L. Lecoy de la Marche), le n° 99 (p. 90): « Item dicitur quod, dum in quadam platea crux prædicaretur et homines crucesignarentur, vidit quidam beatam virginem tenentem puerum suum et offerentem crucesignatis »; l’éditeur précise en note qu’ « on a souvent cité des apparitions de ce genre, racontées aux croisés pour les encourager. Celle que rapporte ici Etienne de Bourbon paraît empruntée au récit suivant de Jacques de Vitry: "Memini (quod), cum aliquando in quadam ecclesia de cruce suscipienda predicarem, aderat ibi quidam homo Ciscerciensis ordinis conversus, qui frater Symeo vocabatur, qui frequenter diuinas reuelaciones et secreta Dei consilia videbat. Cumque cum lacrimis videret multos, relictis uxoribus et filiis et patria atque possessionibus, ad crucem accedere, supplicauit Domino ut ei ostenderet quale premium crucesignatis collaturus esset. Qui statim vidit in spiritu beatam Virginem filium suum tenentem, et, secundum quod unusquisque signum crucis corde contrito recipiebat, filium suum illi dabat". (Ms de Paris, BNF latin, 17509, f° 94) ».
Etienne de Bourbon décline d’une autre façon ce thème de la valeur salvatrice ou consolatrice de la prise de croix, dans l’un des exempla , le n° 30, de son recueil [éd. cit. A. Lecoy de la Marche; l’exemplum n° 30 correspond au paragraphe intitulé: « Valet eciam eis (qui sunt in purgatorio) pro eis (crux) assumpta », p. 37-38]; c’est l'histoire d'un cavalier harcelé par le démon qui a pris la forme de son cheval, alors que trois de ses compagnons ont été libérés de ce harcèlement parceque leurs amis avaient pris la croix « transmarina »; lui-même ne peut l'être, car il n'a pas d'amis qui aient fait ce vœu pour lui; l'auditeur décide alors de lui venir en aide, et (p. 38) « inclinauit se in terra et acccepit folium herbe in modum crucis... »; ce mode symbolique de prise de croix sous la forme d’une feuille est déjà me,tionnée par l’exemplum, cité supra note 66, qui met en scéne la prédication d’Eudes de Châteauroux.
Voir la fin du texte, lignes 193-195.
Omniprésente chez saint Bernard, cf. E. Delaruelle, Saint Bernard... art. cit.
Voir les lignes 129-137.
Voir les lignes 169-172: « Mathatias s’exclama d’un voix forte, disant à la ville: tout homme qui a du zèle pour la loi, qu’il fasse son testament et sorte à ma suite. Pourquoi dit-il: qu’il fasse son testament, ce qui est propre aux mourants, sinon pour exprimer que sortir à sa suite, c’était courir à la mort et s’exposer à elle ? ».
Sur ce palladium, bouclier sacré que constituent les reliques de la Passion, voir J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 148; l’auteur emprunte l’expression à J. Richard.