C’est à la fin août que le roi entre sur la nef royale; après quelques jours, le temps clément permet de mettre la voile, le 28 août 1248, sur l’île de Chypre où il a prévu de rassembler l’ensemble de l’armée croisée, partie de différents ports de la Méditerranée; aux côtés du roi, peut-être sur le même bateau, en tout cas avec la même flotte, Eudes de Châteauroux s’est embarqué muni des consignes et du statut officiel qui font dire à l’un de ses biographes, analysant la documentation pontificale relative à l’ensemble des prérogatives que lui a conférées le pape, qu’ « en somme les pouvoirs du légat seront, en Orient, les pouvoirs du pape lui-même dans toutes les terres chrétiennes; la délégation est complète » 783 .
L’armée séjourne environ 8 mois dans l’île, plus longtemps que ne l’aurait souhaité Louis IX qui voulait rembarquer dès la fin de février 1249, aussitôt que l’ensemble des forces croisées, y compris les barons de terre sainte, aurait été rassemblé. Divers événements, du mauvais temps durant l’hiver, dangereux pour la navigation, aux dissensions internes aux Chrétiens des Etats latins, notamment la guerre entre Pisans et Gênois à Acre retardant l’arrivée des bateaux nécessaires, expliquent ce décalage 784 . C’est de fait un monde inconnu, celui des descendants des premiers croisés, fréquemment célébrés par le légat dans ses sermons, dont les Français font connaissance; la déception, de ce point de vue, a dû être à la hauteur des illusions que révèlent ces textes. En même temps, ces horizons nouveaux ouvrent des perspectives: découverte de l’Eglise grecque et donc d’une Chrétienté autre, dont il faut situer, ecclésiologiquement, la place à l’intérieur de la foi en Christ et que la position institutionnelle d’Eudes de Châteauroux le contraint de gérer, au quotidien de ses heurts avec la hiérarchie coloniale latine 785 ; surtout, découverte concrète d’un nouveau peuple, les Mongols, jusqu’ici surtout objet de fantasmes, sur la foi de récits parvenus en Occident, et qui paraît pouvoir offrir deux avantages: une alliance tactique contre les Musulmans qui seraient ainsi pris à revers; un terrain de conversion, posant la question de l’élargissement du domaine de la foi en des termes à peu près inconnus aux Catholiques d’Occident.
Les sermons sont peu éclairants sur ces points. Le seul que je crois pouvoir rapporter avec une quasi-certitude à ce séjour dans l’île, le SERMO n° 11, s’il ne manque pas d’intérêt, marque plutôt la continuité de préoccupations déjà entrevues dans la phase de prédication précédente, puisqu’il est consacré à saint Georges. On dispose par contre d’une abondante documentation concernant l’action disciplinaire et diplomatique du légat durant cette période. C’est donc en croisant l’ensemble de ces sources, qui révèlent une collaboration sans failles et même une véritable intimité politique et spirituelle avec le roi, que je procéderai.
De cet ensemble documentaire, trois activités principales ressortent: régler ou aider le souverain à régler les conflits politiques alors en cours chez les Chrétiens d’Orient; surveiller et apaiser les rapports entre les églises locales, l’Eglise latine qui tient les villes, l’Eglise grecque qui encadre les habitants des campagnes, en veillant à assurer aux croyants de tous bords une vie religieuse régulière et digne; prêcher et convertir par différentes voies, celle dont Eudes de Châteauroux est spécialiste, le commentaire de la Parole, mais aussi la simple catéchèse aux Musulmans et les tentatives de mission auprès des Mongols.
Les SERMONES documentent beaucoup mieux la seconde phase de l’expédition outremer, qui se déroule en Egypte puis au Proche-Orient: les n° 12 à 16 datent en effet, j’espère le démontrer, de cette époque, qui dure de juin 1249 à avril 1254 786 . Cette seconde phase au contact direct de l’Islam se décompose elle-même en deux moments, où l’état d’esprit des croisés, en tout cas celui du roi et du légat, est très différent. L’expédition d’Egypte en effet, qui se présentait sous les meilleurs auspices, s’est transformée en catastrophe: les deux SERMONES qui s’y rapportent (n° 12 et 13) traduisent ce renversement et le désarroi qui en résulte. A partir de mai 1250, le roi vaincu mais libéré contre rançon choisit de séjourner au Proche-Orient dans un double but: consolider ce qui peut l’être des Etats latins; parcourir les lieux saints en méditant à loisir, en compagnie du légat, sur la question essentielle posée par cet échec: pourquoi Dieu a-t-il permis ce désastre ? Double activité qui rejoint à la source la spiritualité de croisade, valorisant par le pélerinage la découverte in situdes lieux où a vécu le Christ; et retrouve en même temps le mouvement exégétique du XIIIe siècle: mieux interpréter le lettre et l’histoire de l’Ecriture pour perfectionner son salut spirituel; les SERMONES 14 à 16 traduisant fort bien cet itinéraire, propre et figuré.
Je cite B. Hauréau, Notices... II art. cit., p. 214 s. sur les 18 lettres (= Reg. Innocent IV, n° 4663 à 4679; voir aussi E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 322 note 4) du 21 juillet 1248 détaillant ces pouvoirs à tous les prélats et Princes concernés; on notera qu’une des lettres (Reg. Innocent IV, n° 4666) le décrit chargé de promulguer les statuts du concile de Lyon en Orient.
Cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 212.
Ces souvenirs ont pu jouer dans l’accueil pour le moins mitigé que le légat, 20 ans plus tard, réserve aux envoyés de l’empereur gerc Michel Paléologue, voir au chapitre VI l’étude des SERMONES n° 56 et 57.
La date de départ probable du cardinal de terre sainte est le début de 1255 (voir la fin de ce chapitre), mais le dernier sermon de croisade que j’aie pu dater (SERMO n° 15) est donné au plus tard en février 1254.