Avant d’aborder en détail les trois axes essentiels de l’activité du légat à Chypre, à savoir la médiation politique, religieuse, enfin les tentatives de mission et de conversion, il convient de présenter la situation particulière d’une île carrefour entre l’Occident et l’Orient.
Chypre voit arriver les Occidentaux avec la troisième croisade 787 . C’est Richard Cœur de Lion qui s’empare, en 1191, de l’île jusqu’ici partie de l’empire grec 788 , puis la cède à la famille des Lusignan, anciens rois de Jerusalem 789 . Cette famille acquiert la titulature royale quelques années plus tard lorsque le territoire deveint un fief de l’empire germanique: Amaury de Lusignan est couronné par le chancelier impérial en 1197 790 . Frédéric II renforce ces liens féodaux lors de sa croisade de 1228-1229 791 ; il est de plus devenu à la mort de sa femme Isabelle (1228), héritière du royaume de Jerusalem, régent pour leur fils Conrad, roi en titre, et a même profité de son séjour en terre sainte pour se couronner lui-même roi de Jerusalem le 18 mars 1229; à plus forte raison, en théorie du moins, l’île demeure dans la vassalité des Hohenstaufen 792 . En fait, à peine l’empereur a -t-il quitté Chypre que les turbulents barons de terre sainte, s’appuyant sur des institutions « purement » féodales où la centralisation de type royal ou impérial est proscrite, se révoltent contre ses lieutenants dans l’île 793 . La guerre s’achève en 1233 et signe la fin de la domination des Hohenstaufen en Méditerranée, de sorte qu’au moment même de la première croisade de Louis IX, le pape Innocent IV, dans le cadre de son conflit avec cette maison, s’est cru autorisé en 1247, en conséquence de la déposition de l’empereur, à délier de tout serment de fidélité à son égard les rois de Chypre, les prenant sous la protection du siège apostolique 794 ; le jeune souverain Henri Ier de Lusignan peut ainsi accueillir Louis IX en toute indépendance, alors qu’au strict plan féodal, les droits des Hohenstaufen en terre sainte posaient un problème beaucoup plus délicat qui aurait pu envenimer les relations avec l’empire; il est possible que ce fait, outre les avantages stratégiques de la position géographique de l’île, ait compté dans le choix des Français d’y organiser le rassemblement des troupes et l’accumulation des moyens logistiques 795 .
Cet excursus permet peut-être d’expliquer une allusion énigmatique du légat dans le SERMO n° 11, donné semble-t-il à Chypre le 24 avril 1249 pour la fête de saint Georges 796 . Il s’agit du cinquième point qui structure ce sermon, et qui commence ainsi: « Ce royaume est entouré d’eaux profondes, de Charybde et Scylla, c’est à dire de différents types de luxure » 797 . Le mot « royaume » joue sur l’ambivalence des interprétations: il est utilisé, dans le contexte général du développement de l’orateur qui débute au point quatre, pour désigner spirituellement notre royaume intérieur, nous-mêmes dont nous devons combattre les penchants peccamineux 798 ; mais évidemment, il s’agit aussi d’une allusion littérale, réaliste, au royaume dans lequel séjournent alors les croisés, où visiblement certains d’entre eux n’adoptent pas la conduite qui convient à leur état. Outre que le passage en question prouve indubitablement que le sermon fut donné dans une île, laquelle, d’après ce qu’on sait de l’itinéraire des croisés, ne peut être que Chypre, ce qui est plus troublant, c’est la mention de Charybde et Scylla, monstres que la mythologie classique décrit comme semant la terreur dans le détroit de Messine, entre les deux parties, péninsulaire et insulaire, du royaume de Sicile berceau de l’empire frédéricien; il est possible qu’Eudes de Châteauroux reconnaisse là, tout en critiquant implicitement l’empereur du fait de cette comparaison, le statut politique ambigu de l’île de Chypre; car sa manière de faire repose rarement, lorsqu’il use de ce type d’allusion mythologique, sur le hasard 799 .
Quoi qu’il en soit, les seules difficultés que devaient recontrer les dirigeants de la croisade durant ce séjour 800 sont liées aux dissensions internes des Chrétiens, qui forment l’arrière-plan visible de certaines critiques formulées par le légat dans son SERMO n° 11; à la cohabitation houleuse entre Grecs et Latins; enfin aux choix stratégiques regardant la destination immédiate de l’expédition; j’examinerai comment il y firent face, en privilégiant l’action du légat selon les trois directions indiquées plus haut; en réalité, excepté dans le cas de problèmes purement religieux, il est fort rare qu’on le voie intervenir de façon autonome, sans s’être de quelque manière entendu avec le roi. Innocent IV entendait sans doute les choses autrement; en confiant à Eudes de Châteauroux des querelles d’une double nature, politique et religieuse, il confirme un fait connu, à savoir qu’il entendait faire jouer à son légat dans l’Orient latin le rôle d’un véritable « vice-pape », mais il signe aussi par là sa conception hiérocratique de la fonction pontificale. Bien après le départ de Chypre, il continue ainsi à le charger d’y régler des conflits 801 , conformément au contenu des lettres envoyées en juillet-août 1248 en Orient 802 .
Pour le détail événementiel, le vieux livre de L. de Mas Latrie, Histoire de l’île de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan, Paris, 1861, est toujours utile; pour une synthèse plus récente, H. E. Mayer, The Crusades, Oxford, 19882, surtout p. 238 s.
Cf. H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 145 et p. 240; J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 209.
L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., t. I, p. 37.
H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 150 et p. 240 s.; L. de Mas Latris, Histoire... op. cit., p. 127 s.; E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 22 s. sur la politique méditerranéenne de l’empereur Henri VI.
Sur cette croisade H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 228-238; E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 170 s.
Sur la succession extrêmement complexe des rois de Jerusalem et la mainmise des Hohenstaufen sur le titre, cf. H. E. Mayer, Ibidem p. 250 (arbre génalogique simplifié des rois de Jerusalem après la mort d’Amaury de Lusignan en 1205) et p. 254 sur la mort d’Isabelle et la régence; p. 237 sur l’autocouronnement; concernant Chypre et le renouvellement des liens féodaux, p. 235; voir aussi L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 239s.
H. E. Mayer, Ibidem p. 242; L. de Mas Latrie, Ibidem, p. 254 s.; E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 356-357.
H. E. Mayer, Ibidem, p. 242; L. de Mas Latrie, Ibidem, p. 339.
J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 209; L. de Mas Latrie,Ibidem, p. 343 s.
Voir ci-dessous pour la justification de la date donc du lieu proposés.
Voir l’édition du SERMO n° 11, lignes 67-68.
Ibidem, lignes 48-49.
Sur les bonnes relations, à cette époque, entre l’empereur et le roi de France, cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 317-319, surtout p. 319 note 4: Frédéric a fait parvenir selon toute vraisemblance des vivres à l’armée croisée stationnée à Chypre.
Louis IX et Eudes de Châteauroux arrivent à Limassol dans la nuit du 17 au 18 septembre 1248.
La première bulle relative à Chypre, après le départ de l’armée croisée, est du 21 juillet 1250 (Reg. Innocent IV, n° 4769); la dernière du 30 mai 1254 (Ibidem, n° 7577); même en tenant compte que lors de l’envoi des premières bulles pour Chypre, le pape ne connaissait pas le détail des événements et ignorait que l’armée avait repris la mer pour l’Egypte, une telle ignorance n’est plus possible en 1254.
Cf. supra note 1; E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 322, cite parmi les destinataires le patriarche de Jerusalem, les archevêques et les évêques, les chevaliers du Temple, de l’Hôpital et de l’ordre Teutonique, les prélats des royaumes de Jerusalem, d’Arménie et de Chypre, le roi de France et celui d’Arménie, le prince d’Antioche, la noblesse des trois royaumes orientaux. Pour tous les renseignements relatifs à cette correspondance pontificale, j’ai fait confiance à E. Berger, par ailleurs éditeur très sûr des Registres d’Innocent IV, sans toujours vérifier le détail dans les sources originales.