a) Le légat témoin, médiateur et acteur de conflits politiques

Une longue lettre envoyée par le légat au pape le 31 mars 1249 décrit par le menu les événements survenus après l’arrivée du roi, qui démontrent que le climat spirituel sur lequel il a tant insisté dans ses sermons antérieurs, comme condition nécessaire à la réussite de la croisade, est très loin de régner au sein de l’armée 803 . Sont ainsi narrés successivement: l’arrivée du vicomte de Châteaudun le 23 octobre 1248 et la discorde subséquente, « diabolo instigante », entre ses chevaliers et ses marins, provoquant le désir du vicomte de quitter l’île et en retour l’nterdiction formelle de la part du roi, désireux de concentrer ses forces, de tout départ individuel, par la force si nécessaire 804 ; peu après, deux lettres des maîtres du Temple et de l’Hôpital parviennent à Louis IX, où ils lui font part de leurs craintes que des pourparlers entre Sultans musulmans ne soient engagés pour faire front contre lui, et lui signalent qu’un envoyé du Sultan de Babylone, désireux de se désolidariser, vient le rencontrer pour lui fournir des informations; le souverain subodore là une manœuvre du maître du Temple et un exemple typique des manière de faire des Poulains, habitués depuis des décennies à jouer des rivalités entre Etats musulmans pour protéger la terre sainte; il interdit désormais tous pourparlers qu’il ne conduirait pas 805 ; aux alentours de la saint Nicolas, c’est à dire au début de décembre 806 , une nouvelle rixe a éclaté à Famagouste, cette fois entre sergents et marins du roi 807 ; enfin, alors que le roi tente de rassembler les navires qui doivent lui permettre de faire transporter troupes et logistique pour le débarquement en Egypte, une véritable guerre éclate entre marins gênois et pisans en terre sainte, où ils avaient préféré hiberner dans l’attente des suites de l’expédition; le roi et le légat doivent envoyer des négociateurs pour régler le problème et ne pas mettre en péril la réussite de l’expédition 808 . On comprend dans ces conditions que le légat achève sa lettre de façon pessimiste, en demandant au saint Père de prier pour son armée, prompte et vive à la discorde, alors que le départ pour l’Egypte est imminent 809 .

L’autre grande affaire politique à laquelle le légat est mêlé est encore plus révélatrice des conceptions d’Innocent IV: le pape lui mande le 24 mars 1249 de régler la question de la suprématie politique dans les Etats latins de terre sainte, en établissant Mélissende, veuve de Bohémond IV ancien prince d’Antioche, fille d’Amaury de Lusignan et Ysabelle, anciens rois de Jérusalem, sur le trône de ce royaume 810 . Il justifie juridiquement sa décision en expliquant qu’en l’absence de Conrad de Hohenstaufen, autrefois héritier du royaume comme fils de Frédéric II lui-même déchu, Mélissende est la plus proche parente de l’ex-héritier et doit selon la coutume des Etats latins être couronnée par les soins du légat. Le mandat est intéressant à plus d’un titre: Innocent IV méconnaît les réalités politiques de terre sainte et pense que la question des Hohenstaufen étant résolue en Occident, il en va de même pour l’Orient; or tout montre que les barons de terre sainte préfèrent maintenir la fiction de la royauté de Conrad, maître lointain et inoffensif 811 , plutôt que d’accepter une créature du pape qui, dans l’état concret de la situation, les mettrait sous la coupe du roi de France 812 . Un autre point notable, c’est que très probablement, à cette date, le pape ignore que Louis IX, après avoir hésité, a choisi de débarquer en Egypte, où il devait prendre pied environ deux mois plus tard, le 5 juin 1249; ce choix a fait l’objet d’un débat au sein de son conseil, car le contenu spirituel de la croisade n’avait pas fait oublier la réflexion indispensable sur le lieu le plus opportun où attaquer l’Islam 813 ; on est tenté de croire, d’après le mandat donné par Innocent IV à son légat, qu’à la fin mars le pape demeurait persuadé que l’armée croisée débarquerait en terre sainte; on peut même se demander si, à travers cettte mission confiée au légat, le pape ne souhaitait pas couper l’herbe sous le pied de Louis IX, qui apparaissait de toute évidence comme le maître à venir de l’Orient chrétien 814 . Le roi, une fois au Proche-Orient, sut faire preuve de beaucoup plus de réalisme que le souverain pontife, en usant habilement des rapports de force locaux pour imposer sa puissance de fait, qu’il savait ponctuelle 815 ; un signe de ce réalisme et de l’accord poltique avec le légat pontifical, c’est le refus poli de courir plusieurs lièvres à la fois lorsque les deux hommes jugent impossible de porter secours à l’empire latin de Constantinople, alors au plus mal, secours imploré par Marie de Brienne, impératrice, venue à Chypre dans ce but durant l’hiver 816 ; le contraste avec la réaction chevaleresque de Joinville, qui prête serment de venir en aide à l’empire après la croisade et demande au roi, au moment du retour, l’autorisation d’accomplir son serment ainsi que le financement de trois cents chevaliers dans ce but, est frappant; bref, le roi, même prudhomme, n’était pas un illuminé politique et savait circonscrire ses ambitions 817 .

Notes
803.

La lettre dans L. d’Achéry, Spicilegium siue collectio veterum aliquot scriptorum, t. VII, Paris, 1666, p. 213-224.

804.

Ibidem, p. 213-214.

805.

Ibidem, p. 214.

806.

Le saint est fêté le 6 décembre.

807.

L. d’Achéry, Spicilegium... op. cit., t. VII, p. 215.

808.

Ibidem, p. 223; sur ces événements, voit J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 211-212.

809.

L. d’Achéry, Spicilegium... op. cit., t. VII, p. 224.

810.

La lettre dans Reg. Innocent IV, n° 4427; cf. H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 247 s. et tableau génalogique p. 250: Ysabelle a épousé successivement trois rois, officiels ou de fait, de Jérusalem.

811.

Il ne meurt qu’en 1254, cf. H. E. Mayer, Ibidem, p. 272.

812.

Ibidem, p. 272.

813.

Sur le débat stratégique et le choix final de l’Egypte comme lieu de débarquement, cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 213 s.; voir aussi l’article du même auteur, La politique orientale de saint Louis; la croisade de 1248, dans Septième centenaire... op. cit., p. 197-207.

814.

Je partage sur ce point l’avis de B. Hauréau, Notices II... op. cit., p. 217.

815.

Le comportement politique de Louis IX en terre sainte, lorsqu’il choisit de s’y transporter et d’y demeurer après le désastre égyptien du début de 1250, prouve de fait qu’il avait conscience d’être la force politique majeure sur l’échiquier proche-oriental, cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 242 s.; son excellente entente avec le légat et le pragmatisme politique de ce dernier écartaient d’avance tout heurt grave.

816.

L’épisode est narré par Joinville, éd. cit. J. Monfrin, § 137-139; voir sur cette viste et la situation contemporaine de l’empire latin de Constantinople J. Longnon, L’empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, p. 170-186 et p. 225-228.

817.

Joinville, Ibidem, § 140; le contraste avec l’attitude de Charles d’Anjou vingt ans plus tard est encore plus saisissant; Louis IX, après son échec en Egypte, a jugé de façon à la fois réaliste et pieuse que le seul but désormais assignable à l’expédition, c’est le maintien de ce qui reste des Etats latins qu’il fait fortifier (voir ci-dessous), dans l’attente d’une autre croisade qu’il effectua dès que possible; il choisit alors Tunis comme lieu de débarquement, pour des raisons avant tout missionnaires: quelles qu’aient été ses maladresses stratégiques et tactiques lors de ses deux croisades, il ne s’est donc jamais laissé détourner de son seul objectif, libérer l’héritage du Christ; Constantinople n’eut droit qu’à un seul égard véritable, celui qui consista à y acquérir les précieuses reliques chères à la piété du roi, comme on l’a vu. Devenu roi de Sicile, Charles d’Anjou devait nourir de toutes autres ambitions, rêvant de reprendre la grande politique méditerranéenne des Hohenstaufen; au moment où son frère échafaude sa seconde expédition orientale, il est en tractations avancées avec ce qui reste des Princes latins dans l’empire grec depuis reconquis par Michel Paléologue, cela afin de réinstaller un latin, probablement lui-même, sur le siège grec: tout indique qu’il ne s’est rallié qu’in extremis, contraint et forcé, au projet de Louis IX. Voir, sur ces différences d’ambitions en 1269-1270, J. Longnon, Les vues de Charles d’Anjou pour la deuxième croisade de saint Louis: Tunis ou Constantinople ?, dans Septième centenaire... op. cit., p. 183-195; sur les différences profondes de caractère, de culture, de spiritualité et de conceptions politiques entre les deux frères, voir L. Capo, Da Andrea Ungaro a Guillaume de Nangis: un’ipotesi sui rapporti tra Carlo I d’Angio e il regno di Francia, dans MEFRM, t. LXXXIX/2 (1977), p. 811-888.