b) Des horizons nouveaux: l’Eglise grecque

C’est essentiellement la question des rapports entre Eglises et fidèles grecs et latins à Chypre qui présente au légat des problèmes inédits, que son expérience antérieure ne pouvait lui permettre d’avoir, ne serait-ce que mentalement, envisagés 818 ; il les aborde d’un point de vue plutôt irénique, prolongeant les mesures de détente prises par Innocent IV à partir du concile de Lyon. Les papes précédents du début du XIIIe siècle avaient en effet durci leur attitude vis-à-vis du clergé grec chypriote 819 , sans doute pour donner droit aux exigences du clergé latin qui s’était installé à la suite de la conquête occidentale à la fin du XIIesiècle 820 , mais plus nettement du fait de la quatrième croisade et de la fondation d’un empire latin en Orient. A priori, les Byzantins sont considérés par les Latins comme une branche dissidente de leur propre Eglise et leur retour dans le giron du Catholicisme relève à ce titre de solutions diplomatico-politiques, pour ne pas dire guerrières; cela entraine concrètement, dans toutes les zones de rite byzantin où les Occidentaux ont pris le pouvoir, la soumission de l’épiscopat grec à la hiérarchie latine, maladroitement conciliée avec une certaine tolérance liturgique et cultuelle, indispensable pour éviter l’affrontement permanent 821 .

Innocent IV modifie clairement l’attitude de ses prédécesseurs, pour des raisons peu évidentes. Au plan diplomatique, il a cherché quelques années plus tard à relancer le processus d’union des Eglises 822 ; dans ce cadre, il est possible qu’il ait voulu ménager, en signe de bonne volonté, les épiscopats grecs des colonies latines; cela lui coûtait d’autant moins concernant Chypre que son patriarche est en fait, depuis de nombreux siècles, autocéphale 823 . Ces explications essentiellement politiques doivent sans doute être nuancées de considérations plus proprement religieuses, en relation avec l’état d’esprit missionnaire que les historiens s’accordent à voir émerger, au cours du XIIe siècle, en conséquence des croisades et de la formation d’états latins en Orient. 824 . Peut-être Innocent IV a-t-il jugé bon d’étendre cette approche en direction d’une colonie, telle Chypre, qui par son indépendance de fait vis-à-vis de Byzance, lui paraissait offrir des perspectives d’évangélisation comparables à celles dont sont l’objet les autres églises orientales non catholiques 825 . Quoi qu’il en soit, les objectifs du pape apparaissent clairement lorsqu’en 1246, ses envoyés obtiennent, contre le patriarche et l’épiscopat latins de l’île, le rattachement direct du patriarche grec de Nicosie au siège de Rome, déclenchant une crise que le pape Alexandre IV ne devait régler qu’en 1260 826 .

Durant le séjour des croisés, l’équilibre de la balance est évidemment fragile, et des conflits quotidiens tendent à le faire vaciller; d’où des hésitations et la difficulté à discerner une véritable ligne de conduite du légat en la matière. De toute façon ce séjour, premier contact direct d’Eudes de Châteauroux avec des Chrétiens d’une autre obédience, dut jouer un rôle important, dans sa réflexion et son positionnement ultérieurs au sein du sacré collège, durant le conclave de Viterbe, relativement aux propositions de négociation et d’union des deux Eglises faites par l’empereur grec Michel Paléologue 827 .

Cette résistance larvée et souvent ouverte des prélats latins à l’assouplissement des positions pontificales traditionnelles est très visible dans la correspondance qu’Innocent IV adresse à son légat; par rapport aux dates de la croisade, il s’agit de documents tardifs, envoyés alors que l’armée a quitté l’île depuis longtemps; il n’est pas sûr qu’en l’absence du légat, leur exécution ait pu être menée à bien; du moins les décisions qu’il prend sont-elles significatives de sa volonté conciliante. Ainsi, dans deux documents du 21 juillet 1250 et du 20 décembre 1251, le pape lui avait enjoint de prendre conseil de prélats et autres « prudentes » pour statuer sur les réclamations de l’épiscopat grec, qui se plaignait de la levée de dîmes sur ses églises par la hiérarchie catholique et demandait le retour aux quatorze évêchés supprimés par la constitution du légat Pélage en 1222; puis de trancher, sans appel possible, la querelle entre évêques latins et grecs concernant le droit, reconnu par le pape à ces derniers, d’élire et consacrer leur métropolitain 828 . Le légat, s’il ne peut accepter de revenir totalement sur les mesures restrictives et centralisatrices de son prédécesseur dans l’île, accorde cependant une faveur, qu’approuve Innocent IV, aux évêques grecs: il saisit l’opportunité du décès de leur métropolitain pour autoriser ses suffrageants à élire et confirmer à sa place Germanos Pesimandrus 829 . La décision ne fut jamais véritablement acceptée par Hugues de Faggiano, devenu le nouvel archevêque latin de Nicosie après que le titulaire avait suivi le roi en Egypte et y était décédé; au point qu’il se résolut à jeter l’interdit sur le royaume et à s’exiler en 1253 830 . De retour dans l’île après la mort du roi Henri Ier, il reprit, avec ses trois suffrageants latins de Limassol, Famagouste et Paphos, son harcèlement contre les évêques grecs et Germanos; très à cheval sur la prérogative hiérarchique de son Eglise, Hugues jugeait que la subordination théorique des Grecs était annihilée de fait par la concession du droit à l’élection d’un métropolite. De terre sainte, le légat, en conséquence d’une lettre du pape du 17 février 1254, dut à nouveau intervenir 831 : il maintient en vigueur le privilège pontifical et même, après une nouvelle demande d’Innocent IV, du 25 février 1254, de vérifier la canonicité de l’élection d’un nouveau métroplitain qui n’aurait été promu qu’aux ordres mineurs, fait taire une fois de plus l’archevêque latin de Nicosie 832 . Les décisions d’Eudes de Châteauroux, dans le sens d’une attitude conciliante envers les Grecs, ne se limitent pas à faire respecter la plenitudo potestatis, qui court-circuite la hiérarchie intermédiaire en rattachant directement le métropolitain grec au siège de Rome; dans les mêmes documents pontificaux où il est chargé de trancher des divergences d’un point de vue canonique, il se voit aussi confier la tâche d’expliquer aux prélats grecs les rites latins qu’ils sont tenus d’observer, tout en leur conservant l’entière liberté de leurs usages liturgiques dans les domaines où le souverain pontife n’avait pas jugé bon de déterminer la doctrine catholique 833 . On peut noter dans le même sens sa présence, en compagnie des rois de Chypre et de France, lors de l’Epiphanie, c’est à dire le 6 janvier 1249, à une procession de l’Eglise grecque où leurs prélats, précise le légat au pape, ne reconnaissent qu’un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême et n’usent que de formules théologiquement correctes 834 .

La brièveté du séjour sur l’île ne permet pas de tirer de conclusions sûres à propos des sentiments réels qu’Eudes de Châteauroux nourrissait vis-à-vis des Grecs; on le voit sans surprise exécuter scrupuleusement les mandats pontificaux; on constate cependant, à chaque fois qu’une situation litigieuse se présente, qu’il est enclin à légiférer dans le sens du compromis. C’est on l’a vu un trait de son caractère; il faut peut être y lire aussi une volonté, par-delà les différences confessionnelles, d’appréhender l’altérité religieuse et d’incorporer dans la Chrétienté telle qu’il la conçoit grâce à la conviction, plutôt que d’exclure par la force 835 .

Notes
818.

Sur les origines et l’organisation de l’église grecque à Chypre, cf. L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 79 s.

819.

Sur les mesures de plus en plus restrictives adoptées par les papes ou leurs légats depuis la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, sous la pression du clergé latin, voir F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 37-38; L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 209 s.; l’aspect le plus visible en est constitué par la réduction, en 1222, au nombre de quatre des quatorze évêchés grecs initiaux, cf. H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 241.

820.

L. de Mas Latrie, Ibidem, p. 122 s.

821.

Du moins lorsque le clergé latin cherche réellement à respecter la coexistence; ce fut rarement le cas à Chypre dans le premier treizième siècle, les dissensions portant sur deux points principaux, les rapports hiérarchiques et la question du pain azyme, cf. H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 241; sur l’attitude en général du clergé latin par rapport au clergé grec dans les territoites conquis par les croisés, voir B. Hamilton, The Latin Church in the Crusader States. The Secular Church, Londres, 1980.

822.

Cf. D. Stiernon, Le problème de l’union gréco-latine vu de Byzance: de Germain II à Joseph I er (1232-1273), dans 1274 année charnière... op. cit., p. 139-166, surtout p. 148-150.

823.

Cf. L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 80-81; les Latins ont, pour des raisons tactiques aisées à comprendre, toujours appuyé cette autocéphalie, en particulier après la prise de Constantinople, Ibidemp. 192.

824.

Sur ces questions, voir l’ouvrage essentiel de J. Richard, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Age (XIII e -XV e siècles), Rome, 1977; la doctrine progressivement élaborée au XIIe siècle est présentée, avec ses nuances selon les différentes Eglise orientales, p. 3-16; voir surtout p. 3 pour l’exclusion des Grecs du champ de la mission; p. 12 pour la spécificité de leur position aux yeux des Latins, et la soumission hiérarchique en découlant.

825.

Sur les attentions spécifiques d’Innocent IV vis-à-vis de l’Eglise chypriote, de rite byzantin, cf. J. Richard, La papauté... op. cit., p. 60-61; le rapprochement avec la politique conduite vis-à-vis des églises orientales, séparées de Rome comme du rite byzantin, a pu être favorisé par la présence à Chypre d’une importante et ancienne immigration relevant de ces confessions, cf. L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 99 s.

826.

Ibidem, p. 61.

827.

Voir ci-dessous, chapitre VI.

828.

Cf. Reg. Innocent IV, n° 4769 et 5524.

829.

Voir le détail dans L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 356-357 (on ne peut cependant accepter sans réserves l’affirmation de cet auteur, p. 357, qu’Eudes de Châteauroux aurait lui-même installé le nouvel élu, car le légat fin 1251 réside en terre sainte avec le roi; il est vrai que Chypre est distante des côtes proche-orientales de 200 km environ, donc qu’un voyage n’est pas exclu); voir aussi E. Chapin Furber, The Kingdom of Cyprus, 1191-1291, dans A History of the Crusades... op. cit., t. II, p. 623-629.

830.

L. de Mas Latrie, Histoire... op. cit., p. 355-358.

831.

Ibidem, p. 364-365; la lettre dans Reg. Innocent IV, n° 7331.

832.

Ibidem, n° 7332.

833.

Voir dans ce sens la sanction par le pape, du 6 mars 1254, des dispositions prises par le légat, Reg. Innocent IV, n° 7338; cf. aussi B. Hauréau, Notice II... art. cit., p. 219-220.

834.

Cf. L. D’Achéry, Spicilegium... op. cit., t. VII, p. 223: « Et postquam ex illis triginta manu propria baptizaui, perrexi ad processionem Graecorum super quemdam fluuium. Qui in præsentia Regis Franciæ, et regis Cypri, et mea, recognouerunt quod erat unus Deus, una fides, unum baptisma, et quod illud quod faciebant, faciebant in rememoratione quod Dominus Jesus fuit tali die a Joanne aquis Jordanicis baptizatus. Et confessi sunt quando tinxerunt crucem in aquam; nec aliquid dixerunt nisi hoc, Lumen Pater, Lumen Filius, Lumen Spiritus Sanctus. Et fecerunt ibidem supplicationes pro sanctitate vestra. Pro Vastachio autem orare noluerunt, quia excommunicatus erat a vobis ».

835.

Il me paraît licite de transposer ici, avec les mêmes restrictions, la formule qu’A. Vauchez a employée pour décrire les efforts pastoraux des clercs des XIIe-XIIe siècles en direction du monde laïc: « On y relève un effort -parfois émouvant- pour rejoindre l’autre dans sa spécificité mais dont on touche rapidement les limites: l’altérité dont prennent conscience les pasteurs... n’est pas ressentie par eux comme une valeur ou une réalité positive, mais plutôt comme un obstacle à contourner ou même parfois comme une alternative à la vraie foi qu’il importe de supprimer » (dans Faire croire... op. cit., Présentation p. 7-16, ici p. 15).