c) Première leçon de la défaite: un sermon pour la fête de saint Georges

De cette courte captivité du roi, environ un mois, et du rôle difficile qu’eut à jouer Eudes de Châteauroux durant cette période, il nous reste je crois le SERMO n° 13, le troisième dans les collections donné pour la fête de Saint Georges. Le thème biblique, pris dans le Livre des Juges, pose ainsi la question: « Qui devant nous montera contre les Chananéens et sera le chef de guerre ? » 992 . Comme il lui arrive fréquemment, l’orateur débute son discours en répondant d’emblée à la question posée par ce thème, dont il fournit ainsi l’interprétation: « C’est comme si le peuple chrétien demandait: qui montera devant nous contre les Sarrasins ?, et que Dieu répondît: le bienheureux Georges » 993 . Si le peuple chrétien par la bouche du prédicateur s’interroge, c’est que l’armée croisée réfugiée dans Damiette n’a pas de chef, et qu’« une armée qui n’a pas de chef est en grand danger » 994 ; il s’agit me semble-t-il d’une évidente allusion à la captivité du souverain, et si l’on pouvait encore douter que ce sermon ait été prononcé pendant cette captivité, la citation qui suit règle le problème: « J’ai vu tout Israël dispersé sur les montagnes comme un troupeau sans pasteur » 995 . La fête de Saint Georges tombant le 23 avril, celle de 1250 coincide exactement avec la période où le roi est captif des Musulmans; il y a donc tout lieu de croire que ce discours fut entendu par les Chrétiens réfugiés dans Damiette, ce que d’autres allusions confirment: Eudes de Châteauroux qualifie de « Thurci » les Sarrasins, en expliquant que ce mot signifie « vils », « vils parce que les Turcs, qui sont considérés comme les meilleurs d’entre eux, sont des esclaves achetés » 996 ; l’allusion vise bien sûr les Mamelouks, dont le légat comme Joinville ont remarqué qu’ils constituaient la garde d’élite du Sultan; aucune mention ne peut encore être faite du coup d’état, à venir, du 2 mai. Un autre trait, caractéristique des circonstances où fut donné le sermon, c’est sa brièveté, surtout si on le compare aux deux autres pour la fête de Saint Georges: il s’agit d’analyser en peu de mots la situation des croisés, devant des troupes déjà bien clairsemées, victimes de blessures, de la maladie et de la hausse du prix des denrées. Trois axes structurent donc les encouragements que le légat dispense pour, c’est le cas de le dire, remonter le moral des troupes; ces réflexions constituent en même temps une invite à méditer les causes du malheur qui est survenu: puisqu’une armée sans chef est en grand danger, Dieu a envoyé dans ce but saint Georges, de même que Moïse avait exigé de Lui, avant de partir pour la terre promise, un guide 997 ; le second axe est fondé sur une triple interprétation 998 de Chanaan, qui signifie à la fois: possesseur, ou humble, ou encore envieux; à ce titre, les Sarrasins sont ces possesseurs qui occupent notre héritage, accomplissant la prophétie de Jérémie: « Moi, j’amènerai sur vous de très loin une nation, une nation puissante, une nation dont vous ignorerez la langue. Elle dévorera ta moisson et ton pain, elle dévorera tes fils et tes filles, elle dévorera ton petit et ton gros bétail, elle dévorera ta vigne et ton figuier; elle viendra à bout de tes villes fortes dans lesquelles tu plaçais ta confiance » 999 ; ces Sarrasins sont aussi humbles, car vils: suit l’allusion aux Mamelouks, citée; de cette instrumentalisation providentielle de personnes méprisables, il n’y a pas lieu de s’étonner, puisque de nombreux exemples vétéro-testamentaires vont dans ce sens: la victoire de simples piétons sur l’orgueilleux roi de Syrie 1000 ; l’exhérédation du fils de Salomon par un esclave 1001 ; une prophétie du Deutéronome martèle une troisième fois cette idée 1002 ; enfin les Sarrasins sont des concurrents envieux, accomplissant ainsi de nouveau une prophétie d’Elie dans le premier Livre des Rois 1003 .

Dans l’incertitude des événements à venir, on constate qu’Eudes de Châteauroux anticipe en quelque sorte sur une possible et très probable issue défavorable, en en cherchant d’ores et déjà des explications satisfaisantes. La solution qu’il offre aux Chrétiens de Damiette, c’est un combat de nature spirituelle, qui constitue son troisième axe d’argumentation: de même que Dieu dans le thème répond à Israël que Judas Maccabée les mènera à la bataille, de même les Chrétiens possèdent dans la « véritable confession du péché et dans la louange » leur Judas Maccabée; ce guerrier combat leurs ennemis de ses mains, qui sont la contrition et la satisfaction 1004 . On voit combien l’orateur évaluait de façon pessimiste la situation des croisés; et les clefs d’interprétation de la défaite que déjà il présentait à ses auditeurs, lesquelles ne sont à vrai dire pas très originales, se résumant pour l’essentiel dans la classique explication que tout chroniqueur chrétien peut avancer dans un tel cas: « peccatis exigentibus », Dieu a châtié son troupeau qui ne s’était pas montré digne de lui 1005 .

La conclusion est claire: combattons virilement avec l’aide de Judas Maccabée, c’est à dire de saint Georges, afin que, la victoire remportée, nous méritions de recevoir la couronne éternelle; mais ce combat n’est plus celui des armes, et il convient d’envisager, par la pénitence et éventuellement le martyr, de gagner le paradis. C’est exactement l’état d’esprit que décrit Joinville chez certains croisés, clercs comme laïcs, ainsi dans trois exemples: celui de son cellerier qui, au moment d’être capturé par les Musulmans, refuse l’alternative proposée par l’auteur, se rendre aux marins ou à l’armée de terre ennemis, et préfère le martyre 1006 ; celui du roi lui-même, lors de l’épisode célèbre où, quasiment au terme des négociations avec les Emirs, il refuse de prêter le serment qu’ils exigent contre la foi chrétienne, préférant plutôt mourir 1007 ; celui enfin de l’homme que Joinville nomme l’évêque de Soissons, Jacques de Castel, qui préfère le martyre à la capture 1008 . C’est déjà dans cette optique que le Templier qui annonce au roi la mort de son frère lui propose d’interpréter l’événement. Des attitudes contraires pouvaient aussi exister, par exemple celle de ces prêtres dont Joinville évoque le reniement 1009 ; l’argumentation d’Eudes de Châteauroux se révèle imparable: parmi les Chrétiens, les uns se sont comportés en martyrs et y ont gagné le paradis, tandis que d’autres par leurs péchés compromettaient l’expédition et la disqualifiaient aux yeux du Tout-Puissant; tout s’explique.

Par conséquent, pour comprendre comment fut présenté de façon officielle aux croisés le sens du désastre, et au-delà comment fut justifiée la prolongation de la croisade, il convient de se reporter aux deux sermons, auxquels j’ai fait maintes fois allusions, que le légat consacre à la mort de Robert d’Artois, tirant ainsi la leçon de cette première phase de l’expédition. La chronologie invite à les analyser dans le contexte précis où ils ont été prononcés, en terre sainte. En retour, ils permettent de mieux appréhender ce qui a poussé le roi à prolonger son séjour et donc sa croisade, plus longtemps qu’aucun souverain d’Occident ne l’avait jamais fait 1010 ; d’appréhender aussi le choix du légat de demeurer à ses côtés, ce qui n’allait pas de soi.

Notes
992.

Jg. 1, 1; lignes 1-2.

993.

Lignes 4-6.

994.

Ligne 7.

995.

3. Rg. 22, 17; lignes 8-9.

996.

Lignes 24-25.

997.

Point 1, lignes 7-14.

998.

Au sens technique du terme dans l’exégèse.

999.

Jer. 5, 15-17; lignes 19-23.

1000.

3. Rg. 20, 14-20; lignes 27-28.

1001.

3. Rg. 12, 20; lignes 28-29.

1002.

Dt. 28, 44; lignes 30-32.

1003.

1. Rg. 2, 32; lignes 33-34.

1004.

Lignes 41-45.

1005.

Je reviens plus loin, à propos des sermons sur la mort de Robert d’Artois, sur ce topos dela littérature chrétienne et son usage dans le cas particulier de la guerre sainte.

1006.

Vie... éd. cit., § 319.

1007.

Ibidem, § 363.

1008.

Ibidem, § 393; voir la note correspondante de J. Monfrin, qui montre que le chroniqueur se trompe, soit sur l’identité du siège épiscopal, soit sur celle de son titulaire; il n’y a par contre aucune raison de douter de la véracité de l’épisode.

1009.

Ibidem, § 362; c’est significativement le même paragraphe où le roi refuse de se faire parjure en prêtant serment contre la foi chrétienne.

1010.

C’est J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 193-194, qui fait cette remarque de bon sens; on n’en saurait surestimer l’importance, eu égard aux dangers qui pouvaient menacer le royaume capétien.