Il en résulte deux conséquences pour l’armée de Louis IX: dès la libération d’Egypte, certains barons d’Occident retournent en France, ainsi le comte de Flandre, celui de Soissons et le duc de Bretagne Pierre Mauclerc 1016 ; d’autre part, il n’est pas assuré que les Poulains aient vu d’un bon oeil l’arrivée sur leurs terres du plus puissant des rois d’Occident. Tout indique que le roi ne comptait initialement faire qu’un court séjour à Acre 1017 , avec pour but principal d’obtenir la libération des prisonniers demeurés à Damiette, prévue par le traité contre le versement d’une énorme rançon de 400. 000 besants d’or. On a vu qu’en fait, beaucoup de ces prisonniers furent massacrés à peine la ville rendue; le nouveau Sultan, le Mamelouk Aibeg, ne rendit que 400 prisonniers sur la sollicitation du roi 1018 . Si l’on ajoute à cela la lettre de la régente Blanche de Castille, où elle demendait à son fils de rentrer au plus vite en France 1019 , on comprend que beaucoup parmi les croisés étaient d’avis d’abréger au maximum le séjour. Selon Joinville, Eudes de Châteauroux était du nombre 1020 .
Le conseil tenu à Acre en juin 1250 revêt dans ces conditions une grande importance, puisqu’il allait entraîner dans les faits une prolongation de ce séjour très supérieure sans doute à tout ce qui avait été imaginé. On a soupçonné Joinville, notre principale source sur cet événement, de partialité, puisqu’il s’y donne assurément le beau rôle, étant presque le seul, parmi les Occidentaux, à proposer de rester 1021 ; il s’oppose ainsi aux frères du roi, à la plupart des barons de France et de terre sainte, enfin au légat. Eudes de Châteauroux tient dans son récit un rôle fondamental, tant pour l’opinion qu’il donne que comme l’organisateur du dialogue qui aboutit à la décision finale du roi. Il a durant ces tractations invité Joinville à le rencontrer dans sa nef, ne comprenant pas « comment le roi aurait la possibilité de rester » 1022 . Devant le refus du sénéchal de se ranger à ses arguments, le légat se fâche 1023 . Il distribue la parole lors du conseil décisif du 19 juin 1024 , puis intervient sur le fond, à nouveau en colère contre Joinville qui propose de rester 1025 . La décision du roi est connue le 26 juin, qu’il justifie par son but initial: « J’ai donc considéré qu’à aucun prix je ne laisserai le royaume de Jérusalem se perdre, lui que je suis venu protéger et conquérir » 1026 . Il renvoie ses frères en France, « à ce qu’on dit » précise Joinville, qui ne paraît pas convaincu et les soupçonne visiblement d’avoir préféré rentrer 1027 .
Les arguments avancés par le roi pour rester sont repris en détail dans la lettre qu’il envoie à ses sujets en août 1250. Les historiens ont noté le « caractère tout à fait nouveau » de ce type d’initiative, destinée à l’opinion publique française 1028 . L’un des objectifs est sans doute de contrer les rumeurs publiques qui mettent en cause non seulement l’attitude indigne des croisés, qui expliquerait leur échec, mais aussi le bien-fondé de l’idée même de croisade; un témoignage de Salimbene 1029 sur la capture et la défaite du roi me semble particulièrement intéressant, parce qu’il révèle, peut-être, que les prétentions des Français à incarner le nouveau peuple élu agaçaient à l’étranger: le chroniqueur montre deux Frères mineurs italiens, dont le joachimite Gherardo de Borgo san Donnino, prédire en 1248 la défaite des Français en lisant cela dans l’Expositio super Ieremiam de Joachim de Fiore 1030 , et en appliquant ses méthodes d’exégèse à deux passages de l’Ecriture; les Frères français sont indignés et prétendent que ces passages visent des faits passés, ce qui prouve encore que l’exégèse constitue bien un enjeu crucial de ce temps 1031 . Mais cette lettre n’est pas seulement de justification: cette prise à témoin de l’opinion paraît un trait significatif de la montée en puissance des Etats nationaux au XIIIe siècle, et pose le problème du lien entre théorie et propagande politiques. Différents genres littéraires et diplomatiques ont pu se nourrir de la théorie politique, et inversement l’informer, dont les sermons 1032 .
Dans sa lettre, le roi narre d’abord les événements ayant conduit à sa captivité et débouché sur le dilemme à l’origine de sa missive: faut-il rester ou partir ? 1033 Narration qui fournit l’essentiel de la missive, où l’on remarque que, selon le souverain, le tournant de l’expédition se place après l’échec de la réalisation d’une chaussée pour franchir le fleuve, et la découverte du gué en aval: « Mais depuis ce moment, nous ne savons par quel jugement de Dieu, tout alla de notre côté contre nos désirs » 1034 ; il ne doute évidemment pas que Dieu ait ici manifesté sa volonté, comme le confirment d’autres passages: « Telle était la volonté de Dieu; mais comme les voies de l’homme ne sont pas dans lui-même, mais dans celui qui dirige ses pas et dispose tout selon sa volonté, ... les Sarrasins, ayant réuni toutes leurs forces, attaquèrent l’armée chrétienne, et, par la permission de Dieu, à cause de nos péchés, nous tombâmes au pouvoir de l’ennemi » 1035 ; et un peu plus loin, alors que le coup d’état contre le Sultan fait craindre le pire aux croisés: « Mais la clémence divine ayant calmé leur furie, ils nous pressèrent d’exécuter les conditions de la trève » 1036 ; l’assassinat même du Sultan est présenté comme une volonté divine 1037 ; cette idée sera reprise par le légat dans son premier sermon sur l’anniversaire de la mort de Robert d’Artois, voir ci-dessous.
Seule la fin de la lettre est consacrée à l’explication du changement d’attitude du roi face aux événements contraires: les Français on d’abord espéré que les Musulmans rempliraient les conditions du traité; c’est parce que cette espérance a été trahie, que des massacres de prisonniers ont été commis, que la pensée du roi a évolué: « Déjà nous nous disposions aux préparatifs de notre passage [il faut entendre par ce mot le départ de terre sainte]. Quand nous vîmes clairement ... que les Emirs violaient ouvertement la trève et, au mépris de leur serment, ne craignaient point de se jouer de nous et de la Chrétienté, nous assemblâmes les barons de France... » 1038 . L’insistance du roi sur le parjure et les massacres confirme qu’il avait sans doute pris sa décision de rester avant même la tenue du conseil qu’il convoque pour délibérer; ces réunions n’ont dû servir qu’à tester l’opinion des barons, et évaluer les appuis sur lesquels le souverain pouvait compter 1039 . La fin de la missive montre que, déjà, le souverain a repris le dessus face aux événements: il fait appel aux croisés d’Occident et spécialement à ses sujets, en des termes patriotiques bien connus: « ... Vous en particulier, qui descendez du sang de ceux que le Seigneur choisi comme un peuple privilégié pour la conquête de la terre sainte », et plus loin: « Prenez exemple sur vos devanciers, qui se distinguèrent entre les autres nations par leurs belles actions. Nous vous avons précédés dans le service de Dieu. Venez vous joindre à nous » 1040 . Bref, le roi prêche en faveur de la croisade.
Sont-ce ces arguments qui ont convaincu le légat de rester, puisqu’on a vu son opposition initiale ? J’en verrais volontiers la preuve dans les deux sermons pour l’anniversaire de la mort de Robert d’Artois, où certains des éléments présents dans la lettre royale sont repris et longuement illustrés par l’exégèse biblique. Avant d’y venir, il faut préciser les directions majeures dans lesquelles se déploie l’action du roi en terre sainte, une fois qu’il a décidé et convaincu de rester. On constate là encore, à la lecture des sources, une étroite communion de pensée avec le légat.
Je suis tenté de dire qu’une fois débarrassé de ses frères partis le 10 août 1250, Louis IX recentre la croisade en trois directions 1041 . La première consiste à organiser la défense de la terre sainte en en fortifiant les châteaux et les villes, ce que J. Le Goff appelle « passer d’une politique de conquête à une politique de résistance »; la seconde consiste à « péleriner » à travers la terre sainte pour « suivre nu le Christ nu », sans toutefois accepter de se rendre à Jérusalem car ses barons l’ont convaincu qu’il donnerait ce faisant un mauvais exemple aux autres rois d’Occident 1042 ; la troisième consiste à manœuvrer politiquement en tenant compte de la situation réelle du Proche-Orient, que Louis IX est désormais mieux à même d’apprécier; de ce point de vue, les « illusions mongoles » du roi, si elles existaient encore à ce moment, se sont évanouies au plus tard au printemps de 1251: André de Longjumeau est revenu de son second périple avec une lettre de la régente Oghul-Qaïmish invitant à la soumission 1043 . Il ne lui reste plus qu’à louvoyer entre les principautés musulmanes rivales, point que je ne crois pas utile de développer ici, car il a été bien traité par les historiens 1044 . Il me paraît plus intéressant, pour apprécier l’attitude et le rôle du légat durant cette ultime phase de la croisade, de m’attacher aux deux autres directions mentionnées.
Cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 238; Joinville, Vie... éd. cit., § 379, malgré l’insistance du roi pour que ces barons attendent au moins la libération d’Alphonse de Poitiers avant de s’en aller.
Cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 239; et la lettre du roi lui-même à ses sujets (D. O’Connell, Les propos... trad. cit., p. 170): « ... après la trève conclue et notre délivrance, ... nous eûmes la volonté et le projet de retourner en France ».
Ibidem, p. 169-170: le Sultan consentit aussi à une trève de 10 ans.
Voir Joinville, Vie... éd. cit., § 419.
Ibidem, § 420.
Ibidem, § 419-437; voir aussi les notes correspondant au § 419, où J. Monfrin souligne qu’il y eut en fait trois conseils, tant la décision était difficile à prendre, sans doute les 12, 19 et 26 juin 1250. La discussion sur la fiabilité du témoignage de Joinville se trouve entre autres dans H. F. Delaborde, Joinville et le conseil tenu à Acre en 1250, dans Romania, t. XXIII (1894), p. 148-152; A. Foulet, Joinville et le conseil tenu à Acre en 1250, dans Modern Language Notes, t. XLIX (1934), p. 464-468.
Joinville, Vie... éd. cit., § 420; si le légat habitait encore son navire, c’est sans doute qu’il croyait réellement partir rapidement, ce qui accrédite le récit de Joinville; sur le rôle que le chroniqueur attribue au légat dans cette affaire, j’observe que, de quelque manière qu’on interprète le témoignage littéraire écrit plus de cinquante années après les faits, il fut obligatoirement important: soit Joinville veut se faire valoir effectivement, et dans ce cas il est significatif qu’il ait mentionné parmi les adversaires de son opinion un homme pour qui il a visiblement beaucoup d’estime, Eudes de Châteauroux; soit Joinville restitue objectivement les faits, et ce rôle du légat n’en apparaît que plus grand.
Ibidem, § 421; Joinville lui dit qu’il serait « couvert de honte » au retour « s’il laisse entre les mains des Sarrasins le menu peuple de Notre-Seigneur »; on notera que c’est exactement l’argument de Louis IX pour refuser de monter sur une galère lors de la retraite sur Damiette; toute la chronique de Joinville révèle une forte identification du sénéchal champenois à son souverain, comme l’a très bien analysé M. Zink, La subjectivité... op. cit., passim.
Voir Joinville, Vie... éd. cit., les § 424, 425, 426 et 428; Joinville se voit donner la parole en quatorzième position, ce qui singularise encore son rôle; d’après J. Monfrin, aux notes correspondantes, Joinville est de bonne foi dans son récit; mais le roi a pris sa décision avant même le conseil et le sénechal ne fait que le conforter dans son opinion.
Ibidem, § 426: « J’étais bien le quatorzième assis en face du légat. Il me demanda ce qu’il m’en semblait... Et le légat me dit, très en colère, comment pourrait-il se faire que le roi pût tenir la campagne avec aussi peu d’hommes qu’il en avait... ». Pour résumer les positions: les frères du roi et la quasi-totalité des grands barons sont opposés à une prolongation du séjour; l’un des arguments, c’est la faiblesses des effectifs, il resterait environ 100 chevaliers sur les 2000 partis avec le roi; d’où la suggestion d’aller en France chercher des fonds puis de revenir se « venger des ennemis de Dieu »; seul Poulain à s’exprimer, du moins selon Joinville, le comte de Jaffa n’ose pas donner son véritable avis, ce qui laisse supposer qu’il souhaite la prolongation du séjour; enfin le maréchal de France, Guillaume de Beaumont, est de l’avis de Joinville, ce qui lui vaut une violente apostrophe de son oncle le comte Jean de Beaumont, qui le traite de « sale ordure ».
Ibidem, § 435-437 (la citation au § 437).
Ibidem, § 438; voir la suite du texte: « Je ne sais si ce fut à leur requête, ou par la volonté du roi ». Depuis que la spirale de la défaite s’est enclanchée, de nombreux détails prouvent que le roi et ses frères ne sont plus, s’ils l’ont jamais été, dans le même état d’esprit; ainsi au § 405, lors du voyage entre l’Egypte et Acre, Louis IX se plaint que le comte d’Anjou, qui voyage pourtant sur le même bâteau que lui, l’ignore; quant au comte de Poitiers, qu’il a pourtant peiné à faire libérer, il voyage sur un autre navire et ne montre pas la moindre envie de voir son royal frère; le roi suppose que son frère mort, le comte d’Artois, se serait comporté tout à fait autrement. L’agacement du roi vis-à-vis de Charles d’Anjou s’est déjà révélé lors de la retraite sur Damiette; lors de cette traversée-ci, c’est le fait que le comte joue aux tables qui l’irrite (sur ce jeu médiéval, cf. la note correspondante, p. 422, et J.-M. Mehl, Les jeux au royaume de France, Paris, 1990, p. 135-151); la même cause, les deux frères s’adonnant aux jeux à peine arrivés à Acre, produit les mêmes effets, la colère du roi, § 418. Aux yeux du souverain, la gravité de cette attitude réside dans le fait que le vœu de croisade emportait l’interdiction de s’adonner aux jeux de hasard, cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 238. On doit ajouter qu’à son retour de croisade, Louis IX dans sa grande ordonnance de décembre 1254 a interdit la pratique du jeu de dés à ses offciers, cf. J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 218; sur cette ordonnance et sa portée, cf. L. Carolus-Barré, La grande ordonnance de 1254 sur la réforme de l’administration et la police du royaume, dans Septième centenaire... op. cit., p. 85-96. J’ai déjà plusieurs fois mentionné les profondes différences de caractère mais aussi de mentalité et surtout de conception du pouvoir politique entre le roi et Charles d’Anjou, qui forment une bonne partie de L. Capo, Da Andrea Ungaro... art. cit., passim ; dans le même sens, la conclusion de J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 207, sur cette croisade, où il voit « l’apothéose funèbre de la chevalerie »; on nuancera toutefois à propos de la volonté de Charles de rentrer en Occident, puisque Joinville lui-même dit un peu plus loin (§ 442) qu’au moment de l’embarquement, le comte manifesta une telle douleur que les spectateurs en furent étonnés.
La formule est de J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 194; le roi a besoin d’expliquer sa défaite à ses sujets, car il est loin de son royaume et n’ignore pas que des critiques ont surgi, voir sur ce thème E. Siberry, Criticism... op. cit., p. 86-88 et 103-108.
Cité par E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 313 note 1 (= Salimbene... éd. cit., p. 357, lignes 17-29).
Il s’agit en réalité d’un ouvrage joachimite anonyme, qui eut un très grand succès en Italie dans le cadre de la lutte entre l’empire et la papauté, voir R. Lerner, Federico II mitizzato e ridimensionato post mortem nell’escatologia francescano-gioachimita, dans Refrigerio... op. cit., p. 147-167.
Voir aussi, pour la réaction d’Innocent IV à l’événement, sa lettre d’août 1250 (12 août = Potthast, n° 14038), éditée par A. Du Chesne, HFS, t. V, p. 413, ainsi que l’avis de Matthieu Paris sur la responsabilité du souverain pontife dans cette défaite, quelque douleur que ce dernier ait éprouvé alors, Chronica... éd. cit., t. V, p. 172-173.
Voir les remarques de J. Verger, Théorie politique et propagande politique, dans Le forme delle propaganda politica nel due e nel trecento(a cura di P. Cammarosano), Rome, 1994,p. 29-44: p. 30 sur la possibilité pour la propagande et l’opinion publique d’avoir alimenté la théorie politique; p. 31 sur les différents genres littéraires et diplomatiques utilisés en ce sens. L’hypothèse est importante, car le corpus de sermons d’Eudes de Châteauroux ici selectionné en fournit une belle démonstration; sur le rôle des sermons comme véhicules de la propagande et de la théorie politique, voir J. Krynen, L’empire... op. cit., p. 205 (exemple de l’Augustin P. Legrand au XVe siècle), p. 259 et surtout 284 s. (cas de Gerson, toujours au XVe siècle, dont l’œuvre oratoire mériterait de toute évidence d’être reprise dans cette optique). Sur la propagande plus spécifique en faveur de la croisade, voir P. Contamine, Aperçus sur la propagande de guerre, dans Le forme... op. cit., p. 5-27, p. 8, p. 13 s.; on note que parmi les auteurs cités, Eudes de Châteauroux est absent; or c’est le seul ou presque des prédicateurs dont on possède des sermons réellement prêchés dans ce contexte.
Pour le texte de la lettre, D. O’Connell, Les propos... trad. cit., p. 163-170.
Ibidem, p. 166.
Ibidem, loc. cit.
Ibidem, p. 168.
Ibidem, loc. cit.
Ibidem, p. 170; les malades et prisonniers massacrés sont présentés par le roi comme des martyrs, des « athlètes corageux », p. 169-170; il est d’autant plus choqué par le parjure des Musulamns que lui-même a tenu à respecter son engagement à la lettre, alors que certains chevaliers lui suggéraient de jouer au plus fin avec les Egyptiens, cf. Joinville, Vie... éd. cit., § 398, à propos du paiement de la rançon.
On note toutefois qu’il donne de ces consultations une version très différente de celle de Joinville: selon le roi (D. O’Connell, Les propos... trad. cit., p. 170), « le plus grand nombre jugea que si nous nous retirions dans ce moment et si nous abandonnions ce pays, ... ce serait l’exposer entièrement aux Sarrasins »; cette différence est-elle à nouveau à mettre au débit de Joinville, qui aurait trahi la réalité pour se mettre en valeur, comme le pensent plusieurs historiens ? Je crois au contraire que dans une lettre à son peuple qui revêt de toute évidence des fonctions de propagande, le roi n’a aucun intérêt à montrer ses principaux conseillers politiques et militaires désunis et dans leur majorité opposés à son avis; le fait d’avoir imposé cet avis contre la majorité, comme je le crois, en dit long d’autre part sur la progression de la notion de souveraineté royale dès ce milieu du XIIIe siècle; dans ce domaine, le règne de Louis IX marque de toute évidence un tournant, et je crois J. Le Goff trop prudent sur ce point lorsqu’il interprète, Saint Louis... op. cit., p. 674-704, ce règne comme à mi-chemin entre le féodalisme politique et la modernité à tendance absolutiste; à mes yeux, de tels épisodes démontrent qu’en un cas de conscience, Louis IX opte résolument pour la voie de la modernité; mais sa force, c’est précisément, comme le souligne J. Le Goff (Ibidem, p. 698), de se fixer comme critère, qui n’est pas forcément une limite à l’absolutisme, sa conscience de roi chrétien; en l’espèce, ce qui est décisif, c’est la nature de l’entreprise: il ne s’agit plus, comme ce sera par exemple le cas en 1259, de négocier pour satisfaire les revendications territoriales des rois d’Angleterre et de procurer ainsi la paix entre royaumes d’Occident, qui plus est unis par la consanguinité; ici, c’est de l’héritage du Christ, commun à tous les Chrétiens, dont il s’agit, et c’est en conscience que le roi a pris sa décision, faisant peser de tout leur poids les évolutions idéologiques qui ont au cours du XIIIe siècle consolidé la souveraineté royale, voir sur ce point J. Krynen, L’empire du roi... op. cit., passim.
D. O’Connell, Les propos... trad. cit., p. 171; on notera que l’appel direct au peuple, entendons ici le peuple guerrier, par-delà les « corps intermédiaires », est un signe caractéristique du pouvoir de type personnel.
Voir J. Le Goff, Saint Louis... op. cit. , p. 199.
Cf. J. Le Goff, Ibidem ; J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 252; Joinville, Vie... éd. cit., § 555-557; implicitement, le souverain visé ici est Frédéric II qui a négocié sans combattre, en 1229, l’accès aux lieux saints.
Cf. Joinville, Ibidem, § 471-473 et 490-492; J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 199-200; J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 250-251; P. Pelliot, La papauté... II art.cit., passim.
Cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit. , p. 242-247; Joinville, Vie... éd. cit., § 444-446, § 469, § 515, § 518-520.