b) Les pélerinages du roi et du légat

Joinville et les autres chroniqueurs sont éloquents: le roi visite assidûment les lieux saints et, de ces visites, il en est bien peu où il n’ait pas été accompagné d’Eudes de Châteauroux. Chronologiquement, le premier de ces pélerinages est accompli à Nazareth en mars 1251, durant la période où le roi séjourne à Césarée pour fortifier cette dernière ville 1045 . Joinville n’en parle pas 1046 mais il évoque au détour d’une phrase la familiarité qui règne entre les deux hommes à l’occasion de ce séjour 1047 ; ils conversent dans la chambre royale et c’est l’opportunité d’un marché plaisant entre Joinville et le roi, qui désire conserver ce dernier, sans le sou, à son service; les deux hommes rapportent au légat leur accord 1048 . On trouve mention de ce pélerinage chez Geoffroi de Beaulieu, un Dominicain confesseur du roi, à qui le pape Grégoire X à peine élu devait plus tard demander de le renseigner sur le comportement de Louis IX, plus particulièrement en matière religieuse 1049 ; c’est l’origine du Libellusen cinquante-deux chapitres intitulé Vita et sancta conuersatio piæ memoriæ Ludouici quondam regis Francorum, le premier opuscule en 1273 d’une longue série hagiographique destinée à promouvoir la canonisation du souverain 1050 . Le biographe a posé en préalable et revient en conclusion sur le prototype biblique qui figure le saint roi de France: il s’agit de Josias, sur la base d’un passage de l’Ecclésiastique 1051 . On y retrouve donc le cœur du raisonnement exégétique dont la lecture des sermons du cardinal rend familier, ce qui n’a rien d’étonnant chez un Dominicain; le nom de Josias est interprété de façon traditionnelle, c’est donc un programme politico-religieux qui est annoncé: l’ancienne alliance préfigure la nouvelle, thème récurrent de la propagande capétienne; Josias est proposé comme modèle comportemental de roi chrétien, un peu comme le font les miroirs des princes 1052 ; la meilleure traduction de cette correspondance entre Ancien et Nouveau Testaments, c’est bien sûr de marcher sur les traces du Christ, là où il a vécu, d’où le pélerinage. L’intense piété christique de Louis IX 1053 repose, comme on l’a vu plusieurs fois, sur une bonne connaissance de la Bible et un niveau théologique tout à fait correct pour un laïc; il n’est ainsi pas nécessaire de surinterpréter l’épisode et d’en conclure, même si le légat accompagnait le roi, que ce dernier ait eu besoin d’expliquer au souverain le sens du pélerinage; l’important est de noter la communauté de démarche 1054 . Pour accomplir cette visite, le roi a quitté Acre peu avant l’Annonciation 1055 , est venu à Sophore puis à Cana et au Mont Thabor, puis le jour même de l’Annonciation est desendu vers Nazareth, la ville de la « première conception », pour employer une expression qu’on trouve parfois chez Eudes de Châreauroux pour désigner l’Incarnation 1056 . Le trajet est parcouru en habit de pénitent; le roi a pris le cilice, s’agenouille à la vue de la cité sainte, puis y entre à pied et jeûne au pain et à l’eau. Suit la célébration liturgique: Louis communie et écoute le « sermonem deuotum » donné par Eudes de Châteauroux qui a dit une messe solennelle sur l’autel majeur 1057 .

J’ai évoqué le refus du roi de se rendre en pélerinage à Jérusalem compte tenu des circonstances politiques. Raison de plus pour visiter d’autres lieux: après avoir fortifié Jaffa, le souverain décide de faire de même pour Saïda, travaux qui durent jusqu’en février 1254 1058 . Il profite de son séjour dans cette dernière ville pour découvrir un autre haut-lieu de la vie du Christ, en compagnie de Joinville 1059 ; il s’agit d’une petite église dans la campagne, où le Seigneur selon les Evangélistes a accompli un miracle; Joinville cite précisément les deux passages des Evangiles où ce miracle, survenu entre Tyr et Sidon (= Saïda) est mentionné, à savoir Matthieu 15, 21-28 et Marc 7, 24-30 1060 . Le légat Eudes de Châteauroux n’est évidemment pas loin: durant la célébration liturgique à laquelle le roi et le sénéchal ont assisté dans la chapelle, ce dernier est effrayé par le clerc, « grand, noir, maigre et hirsute » qui aide à chanter la messe, craignant que ce ne soit un « Assassin » 1061 ; de sorte qu’il empêche le roi d’aller lui-même « prendre la paix » 1062 , et le fait à sa place; les deux hommes à peine sortis de la chapelle rencontrent le légat et lui narrent l’épisode; Eudes de Châteauroux félicite Joinville de sa prudence, le roi au contraire se moque de lui.

L’entourage royal participe naturellement de cette spiritualité: Joinville mentionne un pélerinage qu’il accomplit seul, du moins sans le roi, à Notre-Dame de Tortose, au nord de Tripoli, à près de deux cents kilomètres de Saïda 1063 ; il explique son désir par le caractère marial du sanctuaire, puisque « c’est le premier autel qui fût jamais fait sur terre en l’honneur de la Mère de Dieu; et Notre-Dame y faisait de très grands miracles ».

Compte tenu de l’importance des activités militaires déployées par le souverain en terre sainte, le temps qu’il a consacré à la visite des lieux saints n’est pas négligeable; ses destinations révèlent la connaissance plus approfondie de la vie du Sauveur que les progrès de l’exégèse, et leur influence sur la prédication au XIIIe siècle, ont imprimés à la christologie.

Notes
1045.

De mars 1251 à mai 1252, voir Joinville, Ibidem, § 470-516. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 36 et note 52, est réservé sur la date de ce pélerinage, situé par d’autres chroniqueurs en 1253 voire 1254; si Joinville ne l’évoque pas, sans doute parcequ’il n’y a pas participé, je lui fais par contre confiance pour la date du séjour à Césarée, ainsi qu’à G. de Bléneau qui était à la croisade.

1046.

Comme le remarque J. Monfrin, Introduction à l’éd. cit. de Joinville, p. liv.

1047.

Joinville, Vie... éd. cit., § 499.

1048.

Ibidem, § 500.

1049.

Cf. L. Carolus-Barré, Le procès... op. cit., p. 17.

1050.

Ibidem, p. 25 sur la liste chronologique des documents élaborés dans ce but; j’emprunte mes citations du texte à la traduction de l’auteur, qui donne les passages essentiels du Libellusp. 29-58; le texte latin se lit dans RHGF, t. XX, p. 3-24.

1051.

Ibidem, p. 31; les trois chapitres du Libellusconsacrés au parallèle Josias-Louis sont les n° 1, 2 et 51.

1052.

Sur ce genre et son rôle éducatif sous le règne de Louis IX, voir J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 402-431. Plus généralement, J. Krynen, L’empire... op. cit.,surtout p. 170 s.

1053.

Le paragraphe 22 du biographe dominicain, qui décit le pélerinage de Nazareth, est très significatif de cette tendance (voir la trad. de L. Carolus-Barré, Le procès... op. cit., p. 42-43).

1054.

Sur ce niveau théologique, notamment révélé par le goût des sermons plusieurs fois noté, voir les nombreux exemples mis en valeur par G. de Beaulieu, trad. Ibidem, passim ; d’ailleurs, juste après le § 22 sur le pélerinage, le § 23 montre le roi ordonnant de faire prêcher sur le bateau, lors du retour en France: durant 10 semaines environ, trois sermons sont prononcés chaque semaine; cette prédication doit engendrer la confesssion propice au salut de l’âme des marins, lesquels « pendant plusieurs années ne s’étaient jamais confessés »; le contenu des sermons est typique d’une exhortation, ou prédication pénitentielle tout à fait dans l’esprit du premier Franciscanisme: « le pieux roi voulait que lesdits marins aient un sermon particulier, ... sur les articles de la foi, la morale et les péchés, considérant que les gens de leur métier entendaient très rarement la parole de Dieu » (Ibidem, p. 43); à la place qui est la sienne, le roi est bien aussi un pasteur. C’est aussi le premier des Chrétiens pénitents de son royaume, puisqu’à Nazareth, « à pied [il] alla humblement à la cité sainte, et entra dans le lieu sacré où naquit notre Seigneur »; à propos de cette dernière mention, L. Carolus-Barré fait remarquer, note 2 p. 58, que G. de Beaulieu s’exprime en bon théologien puisque si Jésus est né à Bethléem, il fut conçu à Nazareth lors de l’Annonciation, date véritable de sa venue au monde; s’agit-il d’une subtilité que seul partage le biographe, ou le roi lui-même possédait-il cette conscience théologique du moment de l’Incarnation, par ailleurs tellement centrale dans les images dont il a supervisé la fabrication (Sainte-Chapelle) et dans les sermons du légat Eudes de Châteauroux ? Le fait d’avoir visité Nazareth le jour même de l’Annonciation , voir ci-dessous, incite à répondre positivement.

1055.

Qui tombe cette année-là le 25 mars.

1056.

Ce pélerinage de Louis IX est analysé avec d’autres par E. R. Labande, Saint Louis pélerin, dans RHEF, t. LVII (1971), p. 5-18 (repris dans Idem, Spiritualité et vie littéraire de l’Occident [X e -XIV e siècles] , Londres, 1974 [Variorum reprints], article n° XVI), ici p. 10-12; le passage décrivant les différents lieux saints visités est traduit p. 11; l’auteur fait une comparaison intéressante avec le pélerinage accompli par Otton III au début du XIe siècle à Gniezno, au tombeau de saint Adalbert; par contre, je ne suis pas de son avis lorsqu’il avance, Ibidem, que ce pélerinage fut « le seul de son séjour outre-mer »; à moins de considérer que l’autre pélerinage analysé ci-dessous ne mérite pas véritablement ce nom; l’endroit est certes perdu dans la campagne, mais la valeur de la démarche du roi identique, voir mon analyse.

1057.

Je ne crois pas qu’on puisse identifier l’un des textes datant manifestement de ce séjour en terre sainte avec ce « sermo deuotus »; une autre solution, qui n’est pas impossible, c’est que l’état des sermons transmis par la tradition manuscrite ne reflète qu’imparfaitement la parole réelle du légat; il a pu par exemple synthétiser plusieurs discours en un seul texte, comme on en trouve certains exemples dans les manuscrits d’une édition à l’autre, voir au chapitre VI l’étude de la tradition manuscrite.

1058.

Joinville, Vie... éd. cit., § 563-616.

1059.

Ibidem, § 588-590.

1060.

Ces références précises chez le chroniqueur n’ont rien d’étonnant: toute sa narration en est farcie; il est d’autre part l’auteur d’un Credoécrit précisément en terre sainte, durant le séjour à Acre, voir l’édition et le commentaire de L. J. Friedmann, Text and Iconography for Joinville’s Credo, Cambridge (Massachusetts), 1958.

1061.

Sur le sens de ce mot et les raisons des craintes de Joinville, voir la note de J. Monfrin à son éd. cit. de Joinville, p. 424, correspondant au § 451; les Assassins sont une secte ismaélienne dont les chefs faisaient assassiner les souverains ou les chefs qu’ils désiraient éliminer; leur nom est à mettre en relation avec le mot hachïchiyyin, c’est à dire « utilisateurs de hachich », cf. B. Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, Paris, 1982.

1062.

Sur le sens de cette expression, voir la note de J. Monfrin à l’éd. cit.de Joinville, p. 431, correspondant au § 589: à partir du milieu du XIIIe siècle, avant la communion, l’officiant présente à baiser aux fidèles « un objet spécial, sorte de tablette représentant le plus souvent un crucifix »; voir aussi A. Blaise, Lexicon Latinitatis... op. cit., p. 664, s. v. « pax »; et A. G. Martimort, L’Eglise en prière, t. II: L’Eucharistie... op. cit., p. 182, qui évoque la transformation de ce vieux rite de la messe (« apporter la paix »), au XIIIe siècle, dans le sens indiqué par J. Monfrin.

1063.

Joinville, Vie... éd. cit., § 597-601, et la note correspondant au § 597.