I- Préhistoire de la querelle: les enjeux

Dès l’origine de leur venue à Paris, les deux principaux ordres mendiants, Franciscains et Dominicains, ont bénéficié de l’entier soutien de la papauté pour ouvrir leurs studia ; les maîtres séculiers, « regentes in actu » 1225 , qui ont pris leur habit religieux, leur ont apporté des chaires, que les papes ont ensuite veillé à maintenir dans leur giron; dans l’ensemble et malgré quelques escarmouches durant la grève de 1229-1231, les maîtres séculiers ne leur ont pas montré une hostilité systématique. Mais une série d’élements lourds, engageant des conceptions ecclésiologiques divergentes, se sont accumulés comme autant de griefs potentiels de la part du clergé séculier: une milice régulière totalement dévouée au pape, extrêmement centralisée, munie d’exemptions multiples mais ayant vocation essentielle à la sollicitude pastorale et même à la cure d’âmes, à ce titre instrument incomparable de la mise en oeuvre du programme réformateur de Latran IV et de la plenitudo potestatisde Rome, fait concurrence à ceux que plusieurs siècles d’histoire de l’Eglise avaient préposés à cette fin; au niveau universitaire, elle paraît s’emparer avec une efficacité sans pareille de l’instrument que les Séculiers eux-mêmes s’étaient donnés, parfois en le payant cher, pour former les clercs chargés d’assumer cette mission d’encadrement du peuple chrétien; elle le fait gratuitement, c’est à dire sans besoin d’être prébendée, mais sans besoin non plus de rentes seigneuriales ni de travail, fût-ce par l’intermédiaire de convers, puisque, « religion » inouie jusqu’ici, elle a fondé les normes de la vie régulière sur la mendicité; enfin elle a partiellement, sinon totalement, remplacé à la cour des Princes, en tout cas à celle du Capétien, le conseil clérical traditionnel, celui des grands évêques ou des moines bénédictins, qui depuis les temps carolingiens assumait ce rôle 1226 .

Durant les cinquante premières années d’existence, officieuse puis officielle, de l’université, seules les divisions internes au clan séculier, ainsi l’opposition entre les régents chanoines de la cathédrale et les autres maîtres, de même que la nécessité de faire front commun contre ceux qui pouvaient porter atteinte à l’autonomie corporative des enseignants, l’évêque ou le roi, ont empêché que ces germes conflictuels ne s’actualisent et ne soudent contre les Mendiants les autres régents. Mais aux alentours de 1250, l’institution universitaire non seulement n’est plus en danger, mais s’est installée au cœur de la Chrétienté comme la référence incontournable de l’orthodoxie religieuse; parallèlement, les ordres mendiants ont acquis une importance décisive dans la mise en œuvre du programme théocratique grégorien 1227 . Dans ces conditions, lorsque le pape semble décidé à favoriser, au sein de l’institution, une extension du rôle des Mendiants et, au-delà, des ordres réguliers traditionnels, lorsqu’aussi le roi Louis IX, leur grand ami, est revenu prendre en main avec vigueur son royaume, faisant un large usage d’enquêteurs réformateurs issus de leurs rangs, le conflit larvé éclate.

Notes
1225.

Cette formule désigne les maîtres qui enseignent effectivement, par opposition à ceux qui ont reçu la licence mais n’ont pas encore été admis au consortium universitaire, selon les modalités complexes de l’inceptio (voir sur cet examen et les cérémonies qui l’accompagnent O. Weijers, Terminologie... op. cit.,p. 407 s.); admission qui demeurait, depuis la bulle Parens scientiarum, une prérogative exclusive de la corporation des maîtres, moyen de « filtrer » le recrutement et de contrôler le développement des écoles, donc les revenus y afférents; c’est précisément ce contrôle et ce monopole que l’appui papal aux Mendiants pour les promouvoir aux chaires met en cause.

1226.

Tout le premier chapitre de M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 1-60, est consacré aux premières décennies d’existence de l’université; j’y renvoie pour tout ce paragraphe, d’autant que nombre des points sommairement exposés ici (accession des Mendiants aux chaires, opposition entre les régents chanoines et les autres, accueil réservé aux nouveaux venus par les Séculiers, grève de 1229-1231) sont abordés dans mon chapitre I, avec les références souhaitables. Ajouter toutefois, concernant les privilèges des Franciscains, l’ouvrage de Gratien de Paris, Histoire de la fondation et de l’évolution de l’ordre des frères mineurs au XIII e siècle, Rome, 19822; malgré sa date ancienne, ce travail demeure remarquable et n’a pas été à ma connaissance remplacé (sa réédition en l’état, en 1982, avec une bibliographie mise à jour, l’atteste); on ne dispose de rien de comparable pour les Dominicains; je renvoie cependant au travail solide quoiqu’ancien et très partisan de M.-D. Chapotin, Histoire des Dominicains de la province de France. Le siècle des fondations, Rouen, 1898, conçu dans le même esprit, mais à l’objet plus restreint; et à J.-F. Hinnebusch, The History of the Dominican Order, t. I, New York, 1966, abrégé dans sa version française, Idem, Brève histoire de l’ordre dominicain, Paris, 1998. L’ouvrage récent, très stimulant, de J. Dalarun, François d’Assise ou le pouvoir en question. Principes et modalités du gouvernement dans l’ordre des frères mineurs, Paris-Bruxelles, 1999, évoque les privilèges pontificaux accordés aux Franciscains, mais essentiellement du point de vue de leurs retombées internes et de leurs interférences avec les querelles présentes au sein même de l’ordre [ voir le compte-rendu critique de G. Miccoli, A proposito di un libro recente di Jacques Dalarun, dans Revue Mabillon, n.s., t. X (= t. LXXI), 1999, p. 309-320]; à ce titre, l’ouvrage de J. Dalarun comporterait un grand intérêt pour une analyse du corpus de « sermons franciscains » du cardinal, dont je n’ai ici selectionné qu’une partie, dans la perspective qui était mienne.

1227.

A. Vauchez, dans sa Conclusionau colloque Il papato duecentesco e gli ordini mendicanti. Atti del XXV Convegno internazionale, Assisi, 13-14 febbraio 1998, Spolète, 1998, p. 343-353, insiste particulièrement sur ce tournant que constitue le milieu du XIIIe siècle, dans les rapports entre les Mendiants et le reste du clergé.