Le dossier d’accusation séculier contre les Mendiants est constitué de trois éléments différents, certes étroitement liés: la question du nombre des chaires d’enseignement à l’université; celle de la légitimité du ministère pastoral des Frères; celle enfin du fondement de leur règle religieuse, la mendicité. Seules les deux premières sont réellement au centre de la phase du conflit que j’étudie; mais il est intéressant de voir comment un problème appelle l’autre et la façon dont l’ensemble se coagule graduellement; symétriquement, certains des protagonistes, notamment le pape Innocent IV, tentent, consciemment ou non, de dissocier les pièces du dossier, en n’acceptant pas de revenir sur tous les privilèges qu’ils ont conféré aux Mendiants; le fait que finalement les historiens unanimes aient considéré qu’à la veille de sa mort, il fit volte-face par la bulle Etsi animarum, qu’il faut je crois ramener à sa véritable dimension, montre au passage combien en l’affaire la propagande fit autant son œuvre que les débats de fond; et si la version des Mendiants l’a emportée, c’est bien parce qu’ils étaient passés maîtres en la matière; je tenterai de montrer que le cardinal Eudes de Châteauroux adopta en l’espèce un comportement consensuel, à mi-chemin des thèses extrêmistes des uns et des autres, selon une ligne de conduite qui lui est ancienne.
En mai 1250, Innocent IV écrit au chancelier de l’université parisienne, dans le but de l’inciter à promouvoir à la licence les religieux qu’il jugerait aptes, même s’ils n’en ont pas fait la demande 1228 ; c’était implicitement revendiquer une seconde chaire officielle pour les Franciscains, dont l’érection aurait porté à quatre le nombre des chaires mendiantes; évolution que bloquait la corporation enseignante en contrôlant, en-deçà même de l’accès aux chaires, celui à la maîtrise. La réaction des Séculiers se produit en février 1252 avec le statutum de promouendis 1229 , où déjà se sent la griffe de Guillaume de Saint-Amour: la lettre des privilèges, que les papes ont autrefois accordés à l’université, leur donne le monopole des promotions; ils prétendent de ce fait cantonner le studiumfranciscain dans la sphère privée, et se plaignent de toute façon du nombre déjà trop grand des maîtres; ils font un pas de plus, contre les Dominicains, en déclarant que les Religieux ne peuvent posséder qu’une chaire; leurs prétentions s’appuyant sur la législation canonique, aller contre mettrait en péril la foi, argument typique de Guillaume.
En 1253, un élément qui n’est certes pas absolument nouveau 1230 , mais devait par la suite peser décisivement, intervient: c’est la question de la confession, ou encore du droit des Mendiants à entendre les fidèles, nonobstant la Tradition, qui réserve selon les Séculiers ce sacrement aux évêques et au clergé paroissial, nonobstant surtout le canon 21 du concile de Latran IV, Omnis utriusque sexus 1231 , qui réaffirme le monopole du « proprius sacerdos » à entendre ses ouailles à l’occasion d’une décision de grande portée pastorale, la confession annuelle au curé de la paroisse. Il semble que ce problème soit venu au premier plan en conséquence d’une dispute tenue à l’autômne 1252; pour trancher les désaccords, le chancelier Aymery pratique une consultatio 1232 , c’est à dire entend les docteurs en théologie, puis énonce sa décisison, extrêmement prudente donc qui ne règle rien: on peut certes, malgré l’opposition de son « proprius sacerdos », se confesser à un supérieur, un prélat au sens exact du terme, puisqu’un tel confesseur est par définition doté du pouvoir des clefs; il peut concrètement s’agir de l’évêque, du pape ou de leurs pénitenciers, le canon 21 du concile n’interdisant pas cette possibilité; les Frères ne sont certes pas nommés, mais la mention des pénitenciers leur laisse la porte ouverte 1233 . Au plan théorique, le pape n’a encore rien dit, et dans la pratique, il demeure prudemment attentiste, voire ignorant de l’amplification de la querelle, comblant de faveurs aussi bien les Séculiers que les Mendiants.
Le déclenchement ouvert des hostilités, qui produit l’intervention romaine, a lieu au printemps 1253, selon un schéma désormais familier: une rixe violente entre quatre étudiants et les vigiles urbains conduit au décès d’un des étudiants et à l’emprisonnement des autres; la grève des maîtres, spontanée semble-t-il et motivée par la peur et le souci de sécurité, suit immédiatement; l’uniuersitasse réunit début avril, et édicte un statut qui procède, disent les maîtres, de l’examen des privilèges anciens accordés par les papes ou leurs légats, notamment Robert de Courçon: ils récapitulent en effet les événements survenus et justifient sytématiquement leur conduite en s’appuyant sur ces privilèges; en découlent légitimement la grève, le fait que l’uniuersitass’est portée en justice, le serment demandé à tous sur la poursuite de l’instance; or, sur ce dernier point, la perfidie des Mendiants s’est révélée, qui ont refusé de jurer le statut 1234 . A la lecture, le texte des maîtres n’est pas clair pour savoir si le serment exigé par le consortium universitaire portait sur la seule poursuite du procès, ou aussi sur la grève. Quoi qu’il en soit, le statut décide que tout maître ou tout candidat à la licence qui n’accepterait pas de jurer les dispositions prises se mettrait ipso factoen situation d’illégalité, s’excluant de la communauté universitaire; il rappelle, s’appuyant là encore sur un privilège accordé d’ancienneté à la corporation enseignante, que si les Mendiants refusent sous quinze jours de venir à résispisence, ils tombent sous le coup de l’excommunication. On l’a vu, l’argumentaire des maîtres repose entièrement sur la mention des privilèges pontificaux accumulés en faveur de l’institution universitaire 1235 ; mais on a moins remarqué que c’est au pouvoir royal, en la personne du comte de Poitiers, qu’il est fait appel, du moins à sa justice, dont l’accomplissement fonde en droit l’attiude de l’universitas ; une phrase pleine de déférence, concentré de formules riches de signification idéologique, souligne cette omniprésence de la tutelle laïque: « Porro venerandus tandem ac magnificus comes Pictauiensis ac Tolosanus Alfonsis illustris regis Francorum Ludouici tunc agentis in partibus transmarinis germanus, memorati fratris sui absentiam supplere satagens in hac parte, totius cleri ac uniuersalis ecclesie dilectione necnon et iustitie zelo adinstar patrum suorum regum Francie christianissinorum succensus de multorum procerum ipsius regni ac aliorum sapientum consilio prefatam iniuriam ad honorem Dei ac regni memorati potenter ac patenter emendare curauit... » 1236 ; le rôle central de la procédure judicaire est d’ailleurs impliqué par la participation de l’ensemble de la corporation universitaire, non seulement les théologiens, mais aussi et sans doute avant tout, au plan de la rédaction du document, les canonistes 1237 .
Cette unanimité ne pouvait laisser de doute sur la conduite qui serait tenue vis-à-vis des Mendiants: c’est leur second refus historique, après l’épisode de 1229-1231, de participer à une grève; donc de se solidariser avec l’université où ils prétendent pourtant augmenter leur poids; ils aggravent leur cas en faisant appel au pape des sanctions dont ils sont l’objet, au lieu de s’en tenir au statut qui exige que, pour faire lever de telles sanctions, les coupables confient le soin de leur correction à l’assemblée corporative 1238 . Mais l’argument séculier se heurte, précisément sur ce point, à une objection des Mendiants qui révèle que ces derniers se considèrent soumis à un ordre de juridiction différent: au plan de la procédure, ils allèguent qu’ils n’auraient pu tomber sous le coup des sanctions prévues par le statut que s’ils l’avaient juré en avril; or ce statut n’a pris de valeur effective que du moment où il a été validé par la justice royale, en septembre; la rétroactivité ne peut valoir contre eux 1239 ; cependant, il ne s’agit pas d’une simple question de procédure, mais de fond: les Mendiants revendiquent un statut juridique extraordinaire, celui de l’exemption, qui entraîne qu’ils ne relèvent que du souverain pontife 1240 ; leur obéissance est étrangère à tout lien de nature corporative, se référant en première instance au siège de Rome. On est ici au coeur du problème ecclésiologique longuement traité par le Père Congar 1241 , et l’on saisit comment d’une énième querelle de chaires et d’une bagarre d’étudiants, on passe à un débat en profondeur, révélant les effets les plus nets produits par l’instrumentalisation des nouveaux ordres, dans le cadre de la théocratie pontificale.
Cf. CUP, n° 191. Je suis ici et par la suite M.-M. Dufeil, op. cit. p. 83 s.
Cf. CUP, n° 200.
Il est discuté par Albert le Grand dès 1248, cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 92.
Cf. COD, éd. cit., p. 245.
Cf. CUP, n° 216. M.-M. Dufeil insiste à juste titre sur le caractère typiquement scolastique de la consultatio, preuve que les plaintes sont d’origine universitaire, séculière et-ou mendiante.
D’où l’hypothèse de M.-M. Dufeil, Ibidem, p. 93: Guillaume de Saint-Amour s’aperçoit à ce moment de la base étroite d’argumentation que lui procure cette question de la confession, et élargit l’offensive en déplaçant le débat sur les innovations religieuses des Mendiants: centralisation et dépendance exclusive de Rome, absence de travail manuel, mendicité.
Tout cela narré dans CUP, n° 219; le document est daté par les éditeurs d’avril-septembre 1253; cet étalement chronologique s’explique par le fait que l’affaire, et donc le document qui la relate et y met officiellement fin, s’achève en septembre seulement, par l’intervention judiciaire du comte de Poitiers Alphonse, alors régent du royaume: les vigiles coupables sont pendus ou exilés; mais la première réunion des maîtres est d’avril et la rixe sans doute de mars, cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 94-100, en particulier notes 76 à 79 pour le déroulement de détail et la chronologie. Le refus de jurer des Mendiants est évoqué par les maîtres, Ibidem, p. 242; M.-M. Dufeil, Ibidem, p. 93, montre qu’en fait, les Frères ont sans doute voulu négocier leur soutien contre la reconnaissance préalable, au moins pour les Prêcheurs, de leurs deux chaires, mis en cause par le statutum de promouendisde 1252, cf. note 25 supra.
CUP, n° 219, p. 242: « ... ordinationibus et indulgentiis a sede apostolica et eius legatis nobis indultis diligenter inspectis... ».
Ibidem, loc. cit., p. 242-243.
Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 96.
Ibidem, p. 97. Cela d’autant plus que, disent les Séculiers, lors du déclenchement du processus, les Frères n’ont pas jugé bon de faire appel au pape pour savoir s’ils devaient ou non s’associer à la grève; c’est seulement plus tard, lorsqu’ils essaient hypocritement de justifier leur attitude, qu’ils allèguent l’obéissance due au siège apostolique pour expliquer leur inertie; et c’est lorsque leur faute est avérée qu’ils tentent de faire pression sur Rome.
Ibidem, p. 97-98.
Sur l’exemption très rapidement accordée par les papes aux frères mineurs, cf. Gratien de Paris, Histoire... op. cit., p. 120 s., et passim, qui précise que seules la création de couvents et l’autorisation de prêcher sont demeurées une prérogative de l’ordinaire du lieu (p. 125); la réponse à la question de savoir si de tels privilèges étaient conformes ou non à la volonté du fondateur n’a pas sa place ici; voir sur ce point, Ibidem, passim, et J. Dalarun, François d’Assise... op. cit., passim.Pour les Prêcheurs, chez qui l’exemption revêt forcément d’autres formes, puisqu’ils s’insèrent dès l’abord dans un cadre religieux traditionnel, celui des chanoines réguliers de saint Augustin, quitte à en modifier profondément l’esprit, on peut considérer que leur émancipation de la juridiction ordinaire s’origine, dès mai 1221, entre autres dans le privilège octroyé par Honorius III de célébrer sur un autel portatif, entraînant une indépendance accrue vis-à-vis des évêques, en tout cas en matière de fondations de couvents, cf. M.-H. Vicaire, Histoire de saint Dominique, t. II, Au cœur de l’Eglise, Paris, 1982, p. 263; sur le détail de cette évolution sans heurts vers l’exemption, on pourrait dire a priori, et non a posteriori comme ce fut le cas pour les religions traditionnnelles, cf. G. Barone, Il papato e i Domenicani nel Duecento, dans Il papato duecentesco... op. cit., p. 81-103, en particulier p. 88 s.
Aspects... art. cit.., passim, ici et pour tout le paragraphe qui suit.