b) L’enjeu implicite: deux ecclésiologies antagonistes

En dernière instance, à cette phase de l’affrontement, le point nodal du conflit repose sur deux conceptions spatiales irréconciliables de la Chrétienté, elles-même liées à deux visions ecclésiologiques divergentes de l’institution héritée du Christ et des apôtres. Dans les deux cas, le rôle du pape ne peut être esquivé: d’un côté, les maîtres séculiers envisagent l’Ecclesia comme territorialisée, agrégat homogène de multiples cures d’âmes enracinées dans un substrat géographique bien délimité (en gros, paroissial), du fait de la commission pétrine confiée par le Christ à tous les clercs ayant charge d’âme, évêques comme prêtres, les prélats au sens exact 1242 . A ce titre, la pétrinité de la dite commission est minorée au profit d’une conception du pouvoir papal entendu comme pouvoir juridictionnel suprême, d’appel, étendu à toute les communautés chrétiennes locales, pourvues d’un recteur chargé d’âmes, un « proprius sacerdos » au sens du canon 21 de Latran IV. A cette conception qui se réclame de la Tradition et enfonce sa légitimité dans l’exégèse de quelques passages clefs canonisés par le Décret puis les Décrétalistes, mais aussi par la glose ordinaire et les commentaires des écoles 1243 , s’oppose une vision foncièrement hétérogène des pouvoirs confiés aux successeurs des douze apôtres et des soixante-douze disciples, qui insiste sur la commission confiée à Pierre et à son successeur, devenu « vicaire du Christ » depuis Innocent III 1244 . La différence de cette conception ecclésiologique avec la précédente, ce n’est pas seulement d’insister davantage sur la hiérarchie interne à l’Eglise, car la pensée des maîtres séculiers ne peut être foncièrement qualifiée d’antihiérarchique; c’est surtout, me semble-t-il, d’établir une différence de nature entre la vocation pastorale du souverain pontife d’un côté, celle des autres pasteurs chargés d’âme de l’autre: à l’échelle de la Christianitas, la plenitudo potestatisdu pape ne recouvre pas simplement l’agrégat des divers segments géographiques (paroisses, diocèses, provinces) sur lesquels veille chaque recteur, que le souverain pontife coifferait; elle les transcende en en constituant, comme aime à le dire le latin médiéval, l’épitomé, le résumé 1245 ; il en résulte une déterritorialisation de l’Eglise universelle qui place le pape non dans l’Eglise, mais sur l’Eglise, étant à la fois sa tête et son corps englobant 1246 . Sur cette base théorique, se décline toute une série de propositions antinomiques: dîmes et revenus liés à la cure contre fiscalité pontificale centralisée et mendicité 1247 ; droit de nomination des recteurs contre politique bénéficiale du souverain pontife; monopole sacramentel et oratoire du « proprius sacerdos » contre armée des prédicateurs pontificaux commissionnés en vue du commentaire de la Parole, suivie de la confession et des quêtes 1248 ; prépondérance du collectif ecclésial des prélats, c’est à dire le concile, sur le gouvernement central romain 1249 .

Cette opposition fondamentale se révèle particulièrement riche de sens lorsqu’on interroge la conception organiciste de l’Eglise qui sous-tend toute vision, au XIIIe siècle, de la hiérarchie ecclésiale et de son fonctionnement. Elle me retiendra particulièrement lors de l’analyse des sermons funèbres consacrés à l’anniversaire de la mort des papes et cardinaux, ainsi qu’à la vacance du siège de Pierre, plus précisément « in electione [summi] pontificis ». Ces textes sont évocateurs concernant le sort des prélats de leur vivant et après leur mort, car dans tous les rituels organisés autour de ces cadavres, se joue la problématique institutionnelle, ecclésiologique de la nature de l’Eglise militante; il n’est pas simple de décider vers laquelle des deux grandes orientations ecclésiologiques évoquées l’image du « simple corps du pape » 1250 tend de préférence: la même ambivalence que pour la relation entre caputet membravaut. Qu’il suffise pour l’instant de noter que le développement de cette querelle au sein de l’université n’a pu qu’influencer profondément la réflexion d’Eudes de Châteauroux sur le sujet: il a connu les deux groupes ennemis et les a tous deux jugés; il privilégie dans toute sa conduite la pastorale de la parole et à ce titre peut aussi bien être poussé dans les bras des Mendiants, pour qui il manifesta tôt sa sympathie, que demeurer sensible à l’exaltation par ses anciens collègues séculiers de leur mission canonique et du prestige de l’institution qui forme les prédicateurs; enfin parce qu’il est désormais membre de ce siège de Pierre auquel, tous les théologiens le disent, il s’est de fait incorporé 1251 .

La décision des maitres séculiers parisiens, sans doute d’avril 1253, d’excommunier les maîtres mendiants ayant refusé de jurer leur statut, oblige en tout cas le pape à intervenir pour clarifier les liens des trois ensembles qui constituaient historiquement l’université la corporation des maîtres, les Mineurs et les Prêcheurs. Ils cohabitaient jusqu’ici en s’interpénétrant, mais n’étaient pas superposables: l’un, quoique non diocésain 1252 , enraciné au plan territorial car prébendé, jouissant de la double protection de fait du roi et du pape; les deux autres, sans attaches territoriales fixes, et dépendant de Rome seule. Car le point commun, c’est l’égal appui du siège de Pierre dont peuvent se prévaloir les adversaires. Cette affaire engageait en fait toute la Chrétienté, sa Tradition et ses capacités d’innovation, clairement secouées par la diversification croissante de la société que les protagonistes prétendaient encadrer, tâche à laquelle, depuis le début du XIIIe siècle, s’étaient en toute conscience attaqués les papes.

Notes
1242.

Pour ce sens de « prélat », sur lequel concordent aussi bien Guillaume de Saint-Amour que Thomas d’Aquin, cf. M. Peuchimaurd, Mission canonique et prédication. Le prêtre ministre de la parole dans la querelle entre Mendiants et Séculiers au XIII e siècle, dans RTAM, t. XXX (1963), p. 122-144 et 251-276, surtout p. 128-131, et la note 33, très riche par ses citations.

1243.

Pour l’étude de ces passages clefs, cf. Y. M.-J. Congar, Aspects... art. cit., p. 59-63 en particulier; concernant spécifiquement l’aspect de la querelle qui porte sur le droit de prêcher, M. Peuchimaurd, Mission... art. cit., repère les mêmes sources en débat, mais y ajoute d’emblée l’influence des conceptions hiérarchiques de Denys (traitée par Y. Congar à la fin de son travail il est vrai).

1244.

Pour une synthèse, cf. Histoire du christianisme, t. V: Apogée... op. cit., p. 575-615 ( par A. Paravicini-Bagliani), en particulier p. 582-583 pour le sens du titre « Vicarius Christi »; la bibliographie renvoie essentiellement à M. Maccarrone, Vicarius Christi... op. cit., Rome, 1952; Idem, Studi su Innocenzo III, Padoue, 1972.

1245.

Cette notion de l’église de Pierre comme abrégé, résumé de l’Eglise universelle est particulièrement mise en valeur tout au long de l’ouvrage de W. Ullmann, The Growth... op. cit., passim ; voir aussi M. Maccarrone, « Fundamentum apostolicarum sedium ». Persistenze e sviluppi dell’ecclesiologia di Pelagio I nell’Occidente latino tra i secoli XI e XII, dans Idem, Romana Ecclesia Cathedra Petri, a cura di P. Zerbi, R. Volpini, A. Galuzzi, Rome, 1991, t. I, p. 357-431; de cette conception couplée avec celle de la plenitudo potestatis, dérive la célèbre maxime d’Henri de Suse: « Ubi est papa, ibi est Roma », cf. M. Maccarone, Ubi est papa, ibi est Roma, Ibidem, t. II, p. 1137-1156.

1246.

Cf. Y. M.-J. Congar, Aspects... art. cit., p. 70, p. 73-74, p. 79-80: en étant dans l’Eglise, la pape dispose d’une potentia ordinata ; il participe d’un pouvoir constitué plutôt qu’il n’exerce un pouvoir constituant; il est davantage l’exécutif que le législatif. La question du corps englobant du pape n’est pas abordée dans ces termes par Y. M.-J. Congar; il examine de près la métaphore de la tête et des membres, en relevant, dès la p. 42 et note 16, que cette conception organisciste peut déboucher sur deux ecclésiologies parfaitement contradictoires, selon qu’on privilégie les membraou le caput(pour prendre un exemple clair au XIVe siècle, Jean de Paris ou bien Gilles de Rome); idée reprise p. 76, avec l’évocation de la représentation-personnification de l’Eglise où l’auteur voit l’influence de l’idéologie corporative, et évoque la façon dont, pour les Séculiers, les prélats assument autant que le pape cette incorporation de la communauté des fidèles; avec cette notion de représentation-personnification, on n’est plus très loin du corps du pape tel qu’A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., en a étudié la problématique, en s’inspirant, j’y reviendrai, du célèbre ouvrage d’E. Kantorowicz, Les deux corps du roi... op. cit.

1247.

Y. M.-J. Congar, Aspects... art. cit., p. 83; c’est tout le mérite, entre autres, de ce travail d’avoir pris au sérieux la question des dîmes, en la jugeant non comme une revendication de riches prélats parvenus, mais comme la base matérielle de réalisation des conceptions ecclésiologiques séculières; l’auteur souligne d’ailleurs, note 135, qu’elles sont fondées dans l’Ecriture, en l’occurrence l’Ancien Testament; par comparaison, on lira ce qu’écrit avec parti-pris un autre historien dominicain, il est vrai de la fin du siècle dernier, M.-D. Chapotin, Histoire des Dominicains... op. cit., p. 431-479; où l’on s’aperçoit que la mémoire historique dominicaine est tout aussi sélective et tenace que celle des Franciscains.

1248.

Comme on sait, cette évolution était déjà amorcée sous Innocent III, le premier à promouvoir des prédicateurs de ce type, à les légitimer au concile de Latran IV, à en permettre la constitution sous la forme d’un ordre régulier avec les Frères prêcheurs; mais le contexte était très différent: il s’agissait pour une large part de lutter efficacement contre les hérétiques; sur cette « révolution pastorale », cf. M. Maccarrone, Cura animarum e parochialis sacerdos nelle costituzioni del IV concilio lateranense (1215). Applicazioni in Italia nel secolo XIII, dans Pievi e parrochie in Italia nel Basso Medioevo (secoli XIII-XV). Atti del Convegno di storia della Chiesa in Italia (Firenze, 21-25 settembre 1981), t. I, Rome, 1984, p. 81-195, étude qui malgré son titre dépasse l’Italie. On se rappelle par ailleurs que le même contexte hérétique a permis à ce pape de procéder à la déposition de Raimond de Toulouse (voir le chapitre II), mais en le réintégrant par la suite dans la communauté ecclésiale et même princière; attitude qui contraste avec celle d’Innocent IV concernant Frédéric II; on mesure ainsi, dans ces deux domaines, l’évolution profonde qui a transformé l’Eglise et fondé peu à peu en structure et en canons des innovations engendrées par les circonstances.

1249.

Concernant le pape « primus inter pares » selon les Séculiers, d’où découle le fait que le processus de création de nouveaux canons, constituants en termes législatifs, ne peut résider que dans le concile qui, comme représentant de l’Ecclesia, le conserve toujours et ne peut le déléguer, cf. Y. M.-J. Congar, Aspects... art. cit.,p. 75, p. 78-79; passim. A ce propos, il est utile de préciser qu’il faut se garder de lire dans cette conception une quelconque « démocratie » au sens moderne du mot: c’est toujours la sanior parsqui est représentative de l’Ecclesia, c’est à dire les prélats; cela même si le concile de Latran IV, du moins concernant les élections au sein des Ordres religieux, lui substitue pour la première fois le concept de maior pars, cf. L. Moulin, « Sanior et maior pars ». Note sur l’évolution des techniques électorales dans les Ordres religieux du VI e au XIII e siècle, dans RHDFE, t. XXXVI (1958), p. 368-397 et 491-529; voir pour des remarques de méthode d’esprit voisin, à propos des institutions franciscaines et de la sanior pars devenue maior pars, J. Dalarun, François d’Assise... op. cit., p. 42-46, en particulier p. 43.

1250.

Pour reprendre la formule d’A. Paravicini-Bagliani, Le corps du pape et le corps du roi... art. cit.

1251.

Cf. en particulier J. Leclerc, Pars corporis papae... Le sacré collège dans l’ecclésiologie médiévale, dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, t. II: Du Moyen Age au siècle des Lumières, Paris, 1964, p. 183-198; G. Alberigo, Cardinalato e collegialità... op. cit., surtout p. 97-109 pour les conceptions d’Hostiensis; A. Paravicini-Bagliani, Il corpo.. op. cit., Indice delle cose notevoli, s. v « cardinali », p. 377.

1252.

A l’exception des trois maîtres chanoines de Notre-Dame.