c) L’intervention du pape Innocent IV en faveur des Mendiants et la contre-attaque universitaire (1253-1254)

L’intervention pontificale étant appelée par les deux parties, Innocent IV réagit le premier juillet 1253, à Assise, par la bulle Amena flore 1253 ; le lieu même de résidence de la Curie préjugeait mal de leur sort pour les maîtres séculiers. De fait le pape récuse en bloc les prétentions des Séculiers, arguant du règlement en cours du conflit pour exiger d’eux la réintégration des trois maîtres mendiants dans le consortiumuniversitaire; il charge à cette fin deux évêques, à la fois proches du roi et des Frères, de faire exécuter sa sentence 1254 ; non sans tâcher de se montrer équitable, en donnant rendez-vous aux parties en Curie, pour août 1254, afin d’arbitrer définitivement leurs différends 1255 . La période suivante, l’automne 1253, est mal documentée, mais tout indique que la bataille, par exercices universitaires interposés, s’est poursuivie et envenimée, puisqu’on en vient aux mains 1256 . Le pape continue à manifester son soutien aux Frères, mais de façon indirecte, en usant de toute son influence pour pousser à la création d’une nouvelle chaire aux mains de religieux « traditionnels », les Cisterciens 1257 .

Début 1254, c’est la grande contre-attaque des Séculiers, avec le texte que M.-M. Dufeil nomme leur encyclique 1258 ; je me contente d’insister sur quelques points plus directement liés à ce travail et à la personnalité intellectuelle d’Eudes de Châteauroux, lequel est cependant à cette époque, sinon totalement ignorant de la querelle, du moins incapable d’y intervenir puisqu’encore en Terre sainte 1259 .

Premier point: des comptes alambiqués des maîtres séculiers tentent de faire apparaître qu’au rythme de développement des collèges, et des chaires tenues par les religieux, la part qui leur reste n’excédera bientôt pas deux à trois chaires 1260 ; or ce risque, s’il existe, est encore très lointain, car une analyse serrée de la rotation des chaires de théologie, dont le nombre fut fixé à douze en 1220, montre d’une part que neuf d’entre elles demeurent aux Séculiers; que d’autre part, chez eux comme chez les Mendiants, il y a plus de maîtres que de chaires: de ce fait, et moyennant redevances, les Séculiers « regentes in actu » transfèrent temporairement leur enseignement à un collègue; le détail des tractations est impossible à élucider, mais leur conséquence claire: le véritable reproche fait aux Mendiants, comme le note M.-M. Dufeil, c’est de « geler trois chaires hors du circuit commercial » 1261 . Mais la grande différence entre les adversaires, dans le cadre de cette rotation, c’est que ce système génère l’existence de « chaires privées » dans les studia des Mendiants, mais ne leur pose aucun problème de manque pécuniaire, puisque leur activité d’enseignement n’est pas lucrative.

Second point: les craintes de Séculiers sont d’autant plus fortes que sur les neuf chaires qu’ils détiennent, trois sont aux mains de chanoines de Notre-Dame 1262 ; or ces derniers n’ont jamais été de grands amis des universitaires, on l’a vu; et c’est parmi eux que l’évêque d’Evreux, chargé de l’application de la bulle Amena flore, a choisi son juge subdélégué pontifical, maître Luc, afin d’obliger le consortiumuniversitaire à réintégrer en son sein les maîtres Mendiants 1263 . On ne peut oublier, en essayant d’interpréter l’action du cardinal Eudes de Châteauroux, qu’il fut autrefois chanoine de la cathédrale puis chancelier.

Troisième point: l’affaire déclenche une véritable « guerre d’opinion », où le meilleur vecteur se révèle, sans qu’on en ait beaucoup étudié le contenu, la prédication. Il est vrai que pour cette première période, la plus grande part de cette activité oratoire semble perdue; en tout cas; Séculiers comme Mendiants utilisent cette arme 1264 . Le sermodans sa version moderne, ou scolastique, marque ainsi sa spécificité par rapport aux deux autres exercices scolaires, lectioet disputatio, qui demeurent des instruments à usage interne du monde universitaire 1265 . Lorsqu’on veut se faire entendre au-delà du cadre universitaire stricto sensu, et entraîner l’opinion, on a recours au commentaire public de la Bible à partir d’un thema adapté; l’objection que la plupart de ces sermons ont été prononcés « coram uniuersitate », c’est à dire comme exercices scolaires, et donc ne sortent pas de ce cadre de spécialistes, ne me paraît pas recevable pour deux raisons: d’abord, il n’est pas du tout certain que tous les sermons prononcés devant l’université soient mentionnés comme tels dans leurs rubriques, et même la mention en question paraît plutôt rare 1266 ; secondement, puisque les universitaires prêchaient dans différentes églises parisiennes, il faut supposer que le public était plus divers que celui du simple auditoire universitaire; enfin l’on sait que certains sermons s’adressent délibérément à un public plus large, soit directement, soit indirectement, c’est à dire que l’orateur sait fort bien qu’une partie de l’auditoire rapportera ses propos aux absents à qui ils sont destinés; c’est de toute évidence le cas pour le sermon de Guillaume de Saint-Amour du dimanche de Pentecôte 1256, qui prend à partie le roi de France 1267 . La documentation officielle le confirme, puisque l’encyclique de février 1254 des Séculiers, dénonçant la prédication mendiante hostile, déclare que ces derniers attaquent la corporation universitaire « tam in sermonibus suis publicis quam in priuatis » 1268 ; la distinction n’est pas facile à interpréter: il doit s’agir à mon avis de la différence entre les sermons donnés dans les couvents, sans doute au chapitre, à destination exclusive des Frères, et ceux donnés dans les églises de ces couvents; mais il est certain que le besoin de s’en prendre aux Séculiers en argumentant contre eux est moins nécessaire devant des frères en religion que vis-à-vis d’adversaires ou de l’opinion publique; même en admettant que leurs sermons publics soient à comprendre comme ceux qui entrent dans le cadre imposé de la prédication universitaire, à qui pouvaient s’adresser de cette façon les Frères, sinon à leurs alliés potentiels, je pense à la fraction réformatrice du clergé très active dès le début du siècle, mais surtout à la royauté ? Là encore, le même document confirme, puisque les Séculiers décrivent ainsi les propos hostiles des Mendiants: « ... suggesserunt nos statuta contra Deum et uniuersalem Ecclesiam edidisse; necnon conspirationes illicitas contra domini regis honorem et regni commoda, quod absit, perpetrasse » 1269 ; les deux institutions à l’autorité desquelles les prétentions des Séculiers portent atteinte sont, ni plus ni moins, le pape comme chef de l’Eglise universelle, et le roi; c’était viser juste et placer les auteurs des statuts dans une position intenable. De la querelle interne, on est bien passé à la mise en cause des piliers mêmes de l’Eglise militante; le sermon, produit scolaire de l’université, dont il est à peine besoin d’adapter la forme pour en faire un outil de propagande à destination d’un vaste public, revêt dès lors un autre statut, celui de medium de masse; l’encyclique ajoute d’ailleurs que, globalement, les laïcs ont pris le parti des Frères 1270 .

Quatrième point: Guillaume de Saint-Amour, à compter de ce moment, devient la tête pensante du parti séculier 1271 ; il est dès lors procureur de l’université, chargé de la représenter à la curie, où les deux parties doivent se rencontrer à l’Assomption de 1254, et s’y rend sans doute dès le début de mai; en effet, le 10 mai, Innocent IV jusqu’ici fidèle soutien des Mendiants « leur manifeste une froideur inattendue et sans précédent » 1272 ; la suite devait confirmer, jusqu’à la publication quelques jours avant sa mort par le pape de la fameuse bulle Etsi animarum, qui amplifie ces conclusions 1273 .

Notes
1253.

Cf. CUP, n° 222.

1254.

M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 100-101.

1255.

Mesure d’équité d’autant plus nécessaire que d’autres documents favorables aux Mendiants suivent, cf. CUP , n° 221, 222 et 223.

1256.

Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 102-107; la bataille rangée survient lorsque les maîtres prétendent faire afficher leur statut et leurs sanctions sur les portes des couvents mendiants, nouvel indice significatif que les deux camps veulent prendre l’opinion publique à témoin.

1257.

Ibidem, p. 106-107 et notes 122-123; CUP, n° 228 et 229; le choix dans un premier temps des Cisterciens n’est sans doute pas fortuit: on connait l’attachement à cet ordre de Louis IX, cf. A. Dimier, Saint Louis et Cîteaux... op. cit.; par la suite, d’autres ordres religieux devaient les rejoindre à l’université en installant à Paris des studiaet en obtenant des chaires universitaires.

1258.

Cf. CUP , n° 230.

1259.

M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 107-112.

1260.

Ibidem, p. 109; CUP , n° 230, p. 254.

1261.

Voir l’illustration de ce phénomène dans le second tableau, hors pagination (après la p. 384), tentant de reconstituer la succession aux chaires entre 1215 et 1280 environ, dans M.-M. Dufeil, Guillaum... op. cit. La citation se trouve Ibidem, p. 110

1262.

Voir Ibidem, même tableau.

1263.

Sur les motifs de ce choix de maître Luc, cf. Ibidem, p. 100-101; sur la subdélégation, p. 103-104. M.-M. Dufeil démontre et explique la vieille animosité entre chanoines et autres Séculiers, mais conteste que les premiers puissent être tenus pour alliés des Mendiants; j’ai cependant eu l’occasion, dans le chapitre I, à propos de la promotion à la chancellerie de Guiard de Laon puis d’Eudes de Châteauroux, de montrer qu’à compter de ces deux-là, cette charge, à l’origine objet et cause de conflits, était devenue instance de médiation entre la corporation et l’ordinaire; nouveau signe qu’un consensus, atteint au milieu des années trente du siècle, ne fait plus l’affaire, l’ordinaire ayant dans l’ensemble nettement pris le parti papal, et par ce biais celui des Mendiants.

1264.

Ibidem, p. 112: « Les sermons de cette première période semblent perdus », à propos de ceux des Séculiers; utilisation du sermo par les Mendiants, loc. cit.; et cf. CUP, n° 230 p. 257. On n’oubliera cependant pas, concernant l’identification des sermons rattachés à cette querelle, la mise en garde de L.-J. Bataillon, Les crises de l’université... art. cit.,p. 156: « Les crise de l’université ne sont, le plus souvent, que l’exaspération provisoire de tensions permanentes... Le fait de rencontrer une critique contre les mauvais prélats et les clercs qui pratiquent la chasse aux prébendes ou des pointes contre les religieux menant une vie trop confortable ne signale pas nécessairement que le sermon ait été prononcé aux temps de Guillaume de Saint-Amour, de Gérard d’Abbeville ou de Guillaume de Mâcon... »; à titre d’illustration, on a vu aux deux chapitres précédents que ces éléments sont présents dès le début de la prédication du cardinal Eudes de Châteauroux; il faut donc procéder avec un soin particulier dans la recherche des critères de datation des sermons, et de ce point de vue allier critique externe et interne. On notera enfin que le point de vue de M.-M. Dufeil, sur le faible nombre des sermons datant de la première phase de la querelle, semble confirmé par l’étude du Père Bataillon, puisqu’elle porte exclusivement sur des sermons de la seconde phase de la querelle, consécutive à la bulle « Ad fructus uberes », p. 157 s.

1265.

De ce point de vue, sans vouloir exagérer la valeur de mes sources, j’attire l’attention sur la valeur spécifique du sermon dans un cadre polémique public, pour mieux dire de propagande, pour deux raisons: sa fonction probable de vulgarisation des arguments; sa proximité avec la parole réelle dans certains cas au moins, qu’elle partage certes avec d’autres écrits universitaires, mais non tous: qui a lu, en-dehors du cercle étroit des spécialistes, les traités consacrés par les protagonistes aux grandes questions au coeur du débat ? N’est-ce pas là d’ailleurs l’origine du ton irénique que M.-M. Dufeil trouve à certains discours des Mendiants, lesquels pourtant ne se privent pas de taper sur les bedeaux de l’université lorsque ceux-ci veulent afficher les décisions du consortium (cf. supra note 53) ?

1266.

Cf. J. Hamesse, La prédication universitaire... art. cit.

1267.

Citésupra, note 12.

1268.

Cf. CUPn° 230, p. 257.

1269.

Ibidem, p. 255.

1270.

Ibidem, p. 257.

1271.

M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., sous-estime continuellement celui qui est pourtant son « héros », par comparaison avec la puissance intellectuelle de l’œuvre de Bonaventure et Thomas d’Aquin; il insiste notamment sur les références étroitement juridiques de Guillaume, voir par exemple p. 112, à propos du document n° 230 de CUP, la fameuse encyclique des Séculiers où il reconnait sa « patte », en comparant avec ses œuvres polémiques postérieures: «  Les citations qui annoncent la conclusion du manifeste, un proverbe en langue vulgaire appuyé sur une sentence biblique et un canon concilaire recueilli dans le Décret, enchâssant une loi du Deutéronome, sont typiques de Guillaume »; mais n’est-ce pas cette solide argumentation juridique qui aurait pu, dans un premier temps, convaincre le canoniste Innocent IV qu’il fallait enfin mettre des limites à l’extension des privilèges des Mendiants ? Et les autorités citées ne sont-elles pas typiques de ce que l’on trouve dans un sermon, du moins dans certains de ceux d’Eudes de Châteauroux ? Bref, je me demande si M.-M. Dufeil compare bien ce qui est comparable; sur le fond, il est certes nécessaire pour l’historien de dépasser les aspects formels des sources mises en œuvre pour comparer les enjeux théoriques; mais peut-on s’abstraire, pour comprendre les vicissitudes de détail des événements, des caractéristiques formelles de la documentation qui prend en charge ces idées ? Le retournement d’attitude d’Innocent IV consécutif à cette encyclique ne trouve, y compris chez M.-M. Dufeil, aucune explication satisfaisante, sinon l’hypothèse, à peine suggérée, d’une sénilité soudaine du pape, ou les mystères de son cheminement intellectuel subjectif, que rien ne permet de sonder; l’hypothèse que le juriste s’est laissé convaincre ne me paraît pas absurde, d’autant, on va le voir, qu’il ne s’agit pas d’une volte-face radicale; c’est l’historiographie postérieure, et d’abord les chroniqueurs issus des rangs des Frères, aveuglée rétrospectivement par le triomphe des Mendiants, qui a accrédité cette thèse extrêmiste. J’ajoute que dans le domaine de la polémique, Guillaume et ses alliés ne sont pas sans faire preuve d’une réelle habileté: ainsi, toujours dans l’encyclique de février 1254, ils insistent (loc. cit., p. 254), sur le fait que le rôle croissant des Mendiants à l’université peut faire craindre que ceux qui ont charge d’âmes, découragés par le manque de perspectives, n’abandonnent l’étude de la théologie pour celle des sciences séculières; où l’on retrouve le vieux débat entre la science à but pratique, moral, et les sciences lucratives que le développement des appareils d’Etat favorise, disent les théologiens parisiens depuis au moins Pierre le Chantre.

1272.

Sur la venue de Guillaume en Curie, cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 113-114; pour la première réaction hostile du pape aux Mendiants, CUP , n° 236.

1273.

La bulle est du 21 novembre 1254; Innocent IV décède le 7 décembre 1254.