e) Les hésitations finales d’Innocent IV (second semestre 1254): portée de la bulle Etsi animarum

Il est probable que le cardinal Pietro Capocci aurait soutenu son grand ami le pape; mais il s’en va, on l’a vu, sans doute dès mai 1254 pour le nord de l’Europe. Au terme de cet examen je ne vois qu’un seul cardinal ayant pu exercer une influence sur Innocent IV dans un sens défavorable aux Mendiants, à savoir son neveu Ottobono Fieschi, au profil de carrière très proche de celui de Pietro de Collemezzo 1321 . Il s’est rendu, sur le conseil de son oncle, à Paris pour faire ses études, et dans ce but a été pourvu d’un canonicat à Notre-Dame, de divers droits sur des églises anglaises; sans posséder le titre de magister , il a conservé des liens étroits avec la capitale française et sa région: le canonicat à la cathédrale, des maisons, de nombreuses prébendes en France, en Italie et en Angleterre; toutes choses qui le font considérer par A. Paravicini-Bagliani, en y ajoutant l’influence de sa parenté et le poids de sa fortune personnelle, l’importance numérique aussi de sa familia , comme « l’un des premiers cardinaux de l’époque moderne » 1322 . J’ajoute qu’il est le seul, compte-tenu de ce que l’on sait de son cursus scolaire, à pouvoir porter le nom de « fils » dont les universitaires séculiers qualifient les cardinaux dans leur encyclique de février 1254.

Dans l’hypothèse, très probable, où le cardinal Ottobono Fieschi a influencé son oncle en défaveur des Mendiants, cela fait peu contre tous ceux qui, au sein du collège, penchaient manifestement dans le sens inverse. Faute de documents explicites, on ne peut rien savoir de l’évolution subjective d’Innocent IV 1323 . Je retiens que c’est d’abord le débat sur la légitimité du ministère des Mendiants, c’est à dire la question de l’encadrement permanent des fidèles par le clergé séculier, qui le voit changer d’attitude. Car sur les deux autres points du dossier, il continue le reste de l’année 1254 à se montrer très prudent. Il faut donc élargir le cercle des pressions, y compris intellectuelles, qui se sont exercées sur le pape pour qu’il respecte davantage les prérogatives séculières. J’ai évoqué le déplacement de l’évêque de Lincoln Robert Grossesteste en 1250 à Lyon, durant le concile, pour exprimer en consistoire, le 13 mai 1250, sa forte opposition à la politique bénéficiale d’Innocent IV, dont le népotisme n’est qu’un des aspects 1324 ; or l’évêque de Lincoln se manifeste une nouvelle fois, précisément en 1253, en refusant de pourvoir à un bénéfice Federico di Lavagna, un parent du pape 1325 ; il est très possible que cette double confrontation entre le prélat anglais et Innocent IV, surtout la seconde, juste avant que n’éclate le conflit à l’université de Paris, ait conduit le pape à reconsidérer ces questions, puisqu’il ne pouvait ignorer que Grosseteste était aussi un grand ami des Mendiants 1326 ; l’exemple de l’évêque lui prouvait qu’il n’y avait pas forcément contradiction entre soutien aux Mendiants, sous l’angle de leur apport pastoral, et limites de principe à l’exercice de la plenitudo potestatis, pour éviter la « destruction » de l’Eglise.

Innocent IV demeure cependant très prudent: il oblige certes l’université à payer, par collecte des contributions individuelles, les frais de mission de Guillaume de Saint-Amour à la curie 1327 ; mais il évite de se prononcer sur le récent statut des Séculiers, en se contentant de rééditer en leur faveur un texte ancien, de 1247 1328 ; de même il laisse passer la date de l’Assomption 1254 à laquelle il avait lui-même convié les parties à venir s’expliquer en curie. Bref, la question des chaires comme celle du mode de vie des Mendiants suscitent visiblement son indécision et l’urgence d’attendre.

Il n’aura jamais le temps de véritablement trancher ni l’une ni l’autre question: la bulle Etsi animarumdu 21 novembre 1254 ne traite à nouveau que la question du ministère des Frères 1329 ; quant au délicat dossier doctrinal, nourri par Guillaume de Saint-Amour d’une nouvelle pièce d’accusation, les trente et une propositions extraites de l’Introductoriusou Preparatorium in Evangelium eternumde Gherardo di Borgo san Donnino, par laquelle il entend tout simplement démontrer que les Mendiants sont des suppôts de l’hérésie, l’accusation est trop grave pour que le souverain pontife ose se prononcer vite 1330 ; il lui faut le texte complet des écrits incriminés; en laissant ainsi traîner l’affaire, il la lègue à son successeur. Moyennant quoi il me semble, même si la bulle Etsi animarumeut en son temps un réel écho, que le pape Innocent IV ne mérite pas l’opprobre dont une bonne partie de l’historiographie postérieure l’a accablé, si du moins l’on s’en tient à un examen impartial des documents et des faits. Le fait même que son successeur ait annulé presque immédiatement les principales dispositions de la bulle tant honnie ne fait que confirmer ce qu’Innocent IV avait concédé, très peu avant, à Robert Grossesteste: caducité du pape-homme, mais éternité du pape-Christ c’est à dire de l’Ecclesia 1331 ; ou encore: lorsqu’on juge trop vite, sans examen attentif du dossier, on peut se tromper; il est alors licite de corriger sa copie. Alexandre IV devait se monter tout aussi manœuvrier pour restituer aux Mendiants leurs privilèges alors que l’accusation d’hérésie pèse sur eux, accusation assez grave pour qu’une commission cardinalice la juge sur pièces à partir de juillet 1255 1332 ; car le débat s’est déplacé sur un autre élément du dossier que Guillaume avait cru décisif et qui devait provoquer sa perte, la proche venue de l’Antichrist en lequel il voit s’incarner ni plus ni moins que les Frères eux-mêmes.

Notes
1321.

Cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 358-379.

1322.

Ibidem, p. 360.

1323.

Significativement, A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 254-255, s’étend très peu sur la question; il range en conclusion ce problème parmi les les ambiguïtés de son cheminement théorique, au même titre que la question des missions, dont on a vu effectivement, à l’occasion de la croisade, qu’il avait aussi hésité sur ce point. Certains des contemporains du pape, à commencer par son succeseur Alexandre IV, ont attribué son attitude à la précipitation (voir note 128 ci-dessous).

1324.

Outre les références données au chapitre II, note 171, sur cet épisode, voir A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 221-228.

1325.

Cf. A. Melloni, Ibidem, p. 225-228, citant la correspondance échangée sur cette affaire: « ... his que in predicta littera [scil. prouisionis] continentur.... fideliter et obedienter non obedio, contradico et rebello... Breuiter autem recolligens dico quod apostolice sedis sanctitatis non potest nisi que in edificationem sunt et non in destructionem. Hec enim est potestatis plenitudo omnia posse in edificationem. He autem quas vocant prouisiones non sunt in edificationem sed in manifestissimam destructionem » (Robert Grossesteste, p. 225); ce sont les conclusions mêmes du pape dans son Apparatusque Grosseteste utilise pour justifier son refus, en plaçant, d’un point de vue théorique, des bornes à la plenitudo potestatis ; en réponse, Innocent IV reconnaît la distinction nécessaire entre la fonction pontificale et les besoins, parfois ponctuels, du titulaire de la chaire de Pierre; par conséquent, cas très rare dans l’histoire de l’Eglise, il revient sur sa décision: « Licitum sit vobis uniuersis et singulis tanquam nostris in hac parte ministris nostras seu legatorum nostrorum lacerare litteras, si que statuto ipsi contrari vobis aut alicui vestrum fuerint presentate » (InnocentIV, p. 228).

1326.

Cf. L. Boyle, Robert Grosseteste and Pastoral Care, dans Medieval and Renaissance Studies, t. XLI (1971), p. 340-393 (réimpression dans Idem, Pastoral Care, Clerical Education and Canon Law, 1200-1400, Londres, 1981 [Variorum Reprints]); signe de ces liens avec les Mendiants, l’un des grands amis de l’évêque, le Franciscain Adam Marsh, lui procura, grâce au Franciscain joachimite Hugues de Digne, une série de textes de l’abbé de Fiore (cf. R. Lerner, Federico II... art. cit., p. 151, et sur l’influence de Joachim en Angleterre, M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 46 s.); antérieurement à ces contacts, Grossesteste avait déjà développé ce que R. W. Southern nomme sa « prophetic vision », dans un cadre ecclésiologique extrêmement vaste, celui de la Chrétienté tout entière entendue comme l’univers à conforter dans la foi, mais aussi à convertir, cf. Idem, Robert Grossesteste... op. cit., p. 272 s. D’où la sensibilité du prélat à la collation papale des bénéfices, aboutissant fréquemment à priver les cures d’un clerc résident digne de ce nom, c’est à dire doté d’un niveau d’études et de revenus corrects.

1327.

Cf. CUP , n° 238.

1328.

Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 117.

1329.

Voir le texte dans CUP, n° 240, et l’analyse de M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 127-131; je le cite: « elle [la bulle] consiste en une simple restriction des privilèges et annonce des attitudes que prirent certains papes, de Boniface VIII au concile de Trente, dans ce durable conflit »; un peu pus loin, p. 131, l’auteur se demande si, en fin de compte, le pape comptait aller plus loin: « Si Innocent avait survécu, aurait-il suivi Guillaume jusqu’à abandonner la cause universitaire des Frères, voire jusqu’à condamner leur statut comme dangereux pour le salut ? Cela reste fort douteux »; il me semble qu’on mesure ici l’énorme capacité à écrire l’histoire qu’eurent les Mendiants au XIIIe siècle, bien sûr à leur façon. Ce qui est certain, c’est qu’Innocent IV fut avant tout un grand pape politique: au terme de sa vie, c’est à dire au moment de rendre les comptes de son existence terrestre, il a opté in extremis pour la position qui lui paraissait sur le fond la plus juste dans la perspective du jugement, seul ou à peu près contre tous, y compris ses frères les cardinaux. Le fait est que la postérité, quelque peu abusée par la propagande des Mendiants, en a jugé autrement.

1330.

Voir le texte de ces trente et une erreurs dans CUP , n° 243; très proche de celui de M. Paris, Chronica... éd. cit., t. VI, p. 335-339, dont H. Denifle, avant même qu’il ne collationne les différentes versions (manuscrites et éditées) pour le Chartularium, avait démontré que c’était le meilleur, voir Das Evangelium... art. cit., p. 70-74, pour une analyse détaillée et un stemma de la tradition manuscrite. Concernant les modalités de production de ces extraits, cf. Ibidem, p. 74 s., et M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 118; je reviens plus loin sur leur portée.

1331.

Deux jours après sa consécration le dimanche 20 décembre, Alexandre IV envoie les lettres encycliques annonçant aux autorités ecclésiastiques et civiles son accession au souverain pontificat, et le même jour, un mois après Etsi animarum, casse cette bulle par une brève lettre extrêmement ferme, Nec insolitum du 22 décembre (texte dans CUP n° 244), dont le début à lui seul dit vers quoi elle tend, en alléguant que l’autoirité ecclésiastique, y compris le pape, juge parfois trop précipitemment (texte complet dans CUP, n° 244): « Nec insolitum est nec novum, ut ea que per coccupationem vel festinantiam fiunt, pro eo quod congrue deliberationis limam pretereunt, in propensioris considerationis reducantur examen, ut rectiora et elimatiora per attentionem plenioris discussionis emaneant ».

1332.

Le futur Alexandre IV est élu très rapidement eu égard aux circonstances: le 12 décembre 1254, les cardinaux présents s’accordent sur le nom de Rinaldo de Jenne, sans doute celui d’entre eux le plus marqué aux côtés de Mendiants, cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 41 et note 51; M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 131. Il s’en faut cependant qu’il ait eu d’emblée les coudées franches pour battre en brèche la politique d’Innocent IV, la situation de ses amis Mendiants s’avérant dans l’immédiat fort périlleuse.