a) La postérité exégétique de Joachim de Fiore dans la première moitié du XIIIe siècle

L’expression Evangelium eternum, dont on a longtemps attribué l’invention à Gherardo, remonte en réalité à Joachim de Fiore lui-même, qui l’emploie à plusieurs reprises 1336 , dans un sens apparemment traditionnel: il semble désigner par là la compréhension spirituelle de l’Evangile du Christ, c’est à dire le Nouveau Testament, selon le schéma exégétique classique appliqué à la correspondance des deux Testaments 1337 . Mais il va plus loin: comme le Nouveau Testament compris spirituellement réalise les promesses de l’Ancien, l’historianarrée par l’Evangile annonce des faits à venir. C’est ici que Joachim prend des risques exégétiques et donc doctrinaux 1338 : convaincu par ses visions 1339 , il élabore un schéma ternaire du cours de l’histoire humaine où les deux testaments correspondent à deux premiers « status », l’âge du Père et celui du Fils, tandis que le troisième « status », qui ne correspond pas au temps eschatologique mais bien aux derniers temps de la vie terrestre, doit compléter les deux premiers 1340 ; ce sera un temps de l’Esprit, où est réservé à un ordre de contemplatifs la compréhension pleine et entière de l’Evangile, grâce à laquelle il sera en mesure de conduire les hommes jusqu’à la parousie 1341 . Le détail du déroulement de cette fin des temps est contenu selon l’abbé calabrais dans le dernier livre du nouveau testament, l’Apocalypse 1342 , sur l’interprétation duquel, dans une première phase, Joachim a buté; après sa vision de Pâques 1184, la lectio plenades derniers chapitres de l’Apocalypse lui est enfin révélée: ils décrivent l’accomplissement des derniers temps annoncés ailleurs dans les Evangiles, ainsi que dans l’Ancien Testament. Bref, selon H. de Lubac comme R. Lerner, le millénarisme entendu dans son sens général, c’est à dire comme l’annonce littérale, par le chapitre 20 de l’Apocalypse 1343 , sinon de mille ans selon le texte saint lui-même, du moins d’une certaine durée de bonheur terrestre sous le règne du Christ avant le déchaînement final de l’Antichrist, ce « millénarisme devient une conséquence inévitable de son projet exégétique ».

Joachim était conscient des risques qu’il prenait: il sollicite systématiquement l’autorisation et l’approbation de trois papes, Lucius III,Urbain IIIet Clément III, avant de s’engager plus loin sur la voie dont il a l’intuition; il se garde de leur dévoiler toutefois ce qui lui paraît essentiel et aussi le plus périlleux, son interprétation du chapitre 20 de l’Apocalypse, s’en tenant face à eux à l’exposé de sa méthode de concordance factuelle des deux testaments 1344 . Il est facile, si l’on met en perpective ses intuitions avec la tradition éxégétique, notamment celle des derniers temps héritée de Jérôme et Augustin, de repérer le dange potentiel qu’elles portaient: la clef de l’interprétation spirituelle de la lettre ou histoire de l’Ancien Testament 1345 , ce que G. Dahan nomme le saut herméneutique, réside dans la propriété reconnue par tous les exégètes à l’Ecriture sainte de signifier doublement autre chose que sa lettre: les mots, mais aussi les choses signifient, d’où il s’ensuit que l’exégèse par concordance appartient au fonds commun chrétien 1346 ; de ce point de vue, la méthode employée par Joachim, d’apparence traditionnelle, n’est pas exactement cette méthode de concordance dont use en général l’exégèse spirituelle: en faisant systématiquement correspondre des séries d’événements ou de personnages de deux Testaments 1347 , en considérant aussi que le livre de l’Apocalypse contient une historiasusceptible d’interprétation littérale, il tend vers un parallélisme parfait, induisant une troisième époque qu’annoncerait le livre de l’Apocalypse, et force le silence ou le principe d’incertitude que les Evangélistes, notamment Matthieu 24, 36, ont préservés concernant les dates de venue de l’Antichrist et la durée de son règne, poussant à la spéculation arithmologique; cela même si son problème principal consiste bien à dater un dernier âge de l’esprit et non à prophétiser, au sens de prédire, l’heure et le déroulement de la fin des temps 1348 . Il est indéniable, sa postérité spirituelle l’a montré, qu’il rouvre cependant la porte, au seuil du XIIIe siècle, à toutes les spéculations millénaristes, bien apaisées depuis la fin de l’Antiquité 1349 . Ce type de spéculations sent d’autant plus le soufre qu’elles passent toujours, peu ou prou, par une remise en cause de la hiérarchie ecclésiastique: des hommes spirituels, prophètes chez les uns, ordre de contemplatifs chez Joachim, doivent se substituer à l’institution ecclésiale pour faire face à l’assaut final de l’Antichrist qui s’est emparé de l’Eglise militante 1350 . Une seule alternative s’est historiquement présentée, permettant d’échapper à cette tentation millénariste: soit on s’est efforcé d’établir le moment de la venue de l’Antichrist selon des calculs très précis, mais en repoussant suffisamment loin cette perspective pour désamorcer la tension inhérente à ce genre de supputations; soit on a tiré du côté de l’exégèse spiritualisante les textes bibliques susceptibles de nourrir ces espérances et ces craintes; le premier à travailler dans ce sens fut Origène, qui interprète la première résurrection annoncée dans l’ Apocalypse comme le baptême, et non comme le signal du millenium 1351 ; Augustin le complète dans une perspective plus vaste en opposant radicalement le temps historique, celui du sæculum, propre à la cité terrestre, au temps spirituel de la cité céleste, propriété de Dieu, dont relève en dernière instance l’Eglise des saints; il spiritualise ainsi les 1000 ans de l’Apocalypse en les interprétant symboliquement comme la plénitude des temps, c’est à dire la durée d’existence, inconnue des hommes, de l’Eglise militante des baptisés dans le Christ, modelée sur l’Eglise triomphante dont elle anticipe dans les épreuves la venue. Selon Augustin, une seule chose est certaine: l’Antichrist régnera trois ans et demi; le reste appartient à Dieu 1352 . Bref, le Père de l’Eglise qui a exercé la plus grande influence intellectuelle sur le Moyen Age a tenté de couper court à l’idée d’un moment terrestre de bonheur qui interposerait, entre la venue des deux Antichrists, un sabbat d’une durée plus ou moins longue, achevant l’histoire humaine; mais les interrogations et les calculs n’ont en fait jamais cessé, ne serait-ce que parce que saint Jérôme lui-même, bien que mû par un souci identique à celui de son successeur Augustin, avait accrédité l’idée qu’existerait, entre l’Antichrist et le Jugement dernier, un intervalle de temps; bref sabbat selon lui, mais dont l’évidence s’autorise désormais de son immense autorité de traducteur de la Vulgate 1353 .

L’influence de Joachim, si elle n’a pas à être surestimée dans ce débat, marque tout de même un tournant; après lui, ces spéculations et ces espérances demeurent en permanence larvées et parfois, dès que les circonstances historiques s’y prêtent, peuvent mobiliser les foules 1354 . Pour mon propos, nettement plus circonscrit dans le temps, il convient au contraire de bien marquer les limites entre les audaces de Joachim et l’exploitation, plus ou moins adroite et toujours dictée par des contextes et des intérêts polititico-religieux précis, de ses théories à laquelle se sont livrés les Joachimites.

Qu’ils veuillent mettre au coeur de sa doctrine plutôt le schéma ternaire de l’histoire (M. Reeves) ou la lectio plenade l’Apocalypse (R. Lerner), les historiens de Joachim se sont au moins accordés sur un point: l’abbé calabrais s’est toujours maintenu, la question du dogme trinitaire mis à part, aux limites de l’orthodoxie 1355 . Il nomme Evangelium eternumce qui demeure permanent dans l’Evangile du Christ 1356 , et doit littéralement s’évanouir lorsque sera venu le temps de l’Esprit, pour laisser place à sa compréhension pleine et entière et à sa prédication par un ordre de contemplatifs; c’est en Esprit que l’homme doit renaître dans cet Evangile, selon l’adage biblique traditionnel: Littera enim occidit, spiritus autem viuificat 1357 . En fonction des contextes, Joachim appelle ausi cette manifestation finale de l’ Evangile Evangelium spirituale, ou encore Evangelium regni, l’opposant continuellement à la lettre des deux Testaments, dont il procède comme l’Esprit saint procède du Père et du Fils 1358 . Quelles qu’en soient les potentialités hétérodoxes, une telle conception de l’histoire n’est trinitaire que dans le temps; il n’y est jamais question d’un troisième Evangile au sens textuel du terme, ce qui en outre, souligne H. Denifle, serait totalement contraire à l’esprit même de l’exégèse joachimienne, guettant anxieusement l’abolition de la littera 1359 . Créditer Joachim de l’intention de dépasser l’Ecriture sainte en produisant un nouveau livre, de nature évidemment transitoire comme toute litteraou historia, n’a aucun sens; même un Joachimite comme Salimbene ne s’y est pas trompé, qui qualifie cette interprétation, celle de Gherardo de Borgo san Donnnino, de frivole et stupide 1360 . Le titre de l’ouvrage de ce dernier indique l’écart de son interprétation de Joachim avec la pensée originale de l’auteur: jamais l’abbé calabrais, dans la perspective évoquée, n’aurait conçu d’Introductoriusou de Preparatoriumà l’Ecriture sainte.

Notes
1336.

H. Denifle, Das Evangelium... art. cit., p. 52-54.

1337.

Le système de concordance entre les deux testaments est l’une des clefs de l’entreprise joachimienne (j’emploie cet adjectif pour le distinguer de « Joachimite », qui désigne communément chez les historiens les sectateurs de l’abbé calabrais), comme l’indique le titre d’un de ses plus célèbres ouvrages, la Concordiaou Liber concordie noui et veteris testamenti, cf. R. Lerner, La via al chiliasmo di Gioacchino da Fiore, dans Refrigerio... op. cit., p. 97-116, ici p. 100-101; M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 4-6. Et, pour l’unité des deux Testaments comme fondement de l’exégèse chrétienne orthodoxe, H. de Lubac, Exégèse... op. cit., p. 305-363.

1338.

Cf. le titre significatif du chapitre dix de M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 129-132: Orthodox or Heterodox ?

1339.

Sur ces visions, leur importance pour le cheminement exégétique de Joachim, et son originalité par rapport à la tradition, cf. R. Lerner, La via al chiliasmo... art. cit., p. 100-101, qui propose une chronologie convaincante de ses différents ouvrages.

1340.

Cf. M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 18-19 sur ce schéma.

1341.

Sur ce troisème âge chez Joachim, cf. M. Reeves,Ibidem, p. 135 s., et Indexp. 589, s.v « Third status (Age of the Holy Ghost) ».

1342.

CF. R. Lerner, La via al chiliasmo... art. cit., p. 102 s.

1343.

Le passage précis est Apoc. 20, 2-3. H. de Lubac, Exégèse médiévale... op. cit., t. II/1, p. 451 s., avait déjà noté que l’exégèse de l’Apocalypse constituait chez Joachim la véritable clef de son schéma général de l’histoire.

1344.

Cf. R. Lerner, La via al chiliasmo... art. cit., p. 108-109.

1345.

J’ai conscience que techniquement, lettre et histoire ne sont pas exactement de la même chose; mais ces deux éléments, en gros la grammaire, c’est à dire la compréhension du sens littéral du texte biblique, et l’histoire, c’est à dire la connaissance des événements historiques auxquels le peuple hébreu a été mêlé, forment un même niveau de compréhension au premier degré de la narration vétéro-testamentaire.

1346.

Voir H. de Lubac, Exégèse médiévale... op. cit., passim ; plus spécialement sur les XIIe-XIVe siècle, mais avec une large prise en compte de la tradition, G. Dahan, L’exégèse chrétienne de la Bible... op. cit., p. 299-355; sur l’exégèse par concordance, voir spécifiquement les p. 350-355.

1347.

Description des particularités techniques de l’exégèse joachimienne dans H. Grundmann, Studien über Joachim von Floris, Leipzig; 1927, surtout p. 18-55: Die Formen der Exegese und die Geschichtetypologie,p. 48-53 sur l’arithmologie chez Joachim.

1348.

Cf. Mt. 24, 36: « De die autem illa [le moment de la venue de l’Antichrist] et hora nemo scit... nisi Pater solus ».

1349.

Cf. C. Carozzi, Apocalypse et salut... op. cit., p. 13-75.

1350.

Ibidem, p. 24 et p. 71-73.

1351.

Ce point est essentiel, car l’idée de deux résurrections est liée à celle des deux combats eschatologiques encadrant le millenium, suggérée par une lecture littérale d’Apocalypse 19-20; de nombreux exégètes en ont déduit l’existence d’un double Antichrist, le premier étant en général interprété comme la Bête d’Apocalypse 19, le second comme Gog d’Apocalypse 20; c’est seulement après la chute de ce second Antichrist que le Jugement dernier, la seconde résurrection, se produirait selon eux; sur l’importance de cette pluralité d’Antichrists, et du temps intermédiaire séparant leur venue, en particulier chez Joachim, voir plus loin.

1352.

Cette seconde solution, qui devait globalement s’imposer dans l’exégèse chrétienne, du moins jusqu’à Joachim, est ainsi décrite par C. Carozzi, Apocalypse... op. cit., p. 44: « démontrer que tout le discours eschatologique repose sur un langage symbolique, et ainsi spiritualiser et intérioriser complétement l’attente elle-même en la faisant sortir du domaine historique ». Sur Origène, Ibidem, p. 49; sur Augustin, p. 55-57; voir aussi, sur les conceptions de ce dernier, R. Lerner, Refrigerio... tempo... art. cit., p. 19. Je n’ignore pas que l’exégèse de la fin des temps n’a pas cessé avec Augustin: tout l’article que je viens de citer de R. Lerner recense avec beaucoup de pertinence la tradition médiévale sur ce thème; mais j’ai du mal à croire que ces spéculations intellectuelles aient dépassé un cercle étroit de spécialistes, qu’un Adson de Montier-en-Der ait eu beaucoup de succès par exemple; on peut objecter la survivance et l’adaptation toujours renouvelée de l’autre grand filon du prophétisme millénariste, la tradition « sibilline »; mais précisément, il me semble que la force de cette autre tradition, d’origine orientale, c’est son caractère nettement moins savant; voir sur ce point M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 299-303.

1353.

Cf. R. Lerner, Refrigerio... tempo... art. cit., p. 22 s.

1354.

Pour une invitation à ne pas surestimer le tournant que représenterait la pensée joachimienne, cf. R. Lerner, Ibidem, p. 21 et note 14, contre M. Reeves; ce que reproche R. Lerner à la grande historienne de Joachim, c’est de ne pas prendre en compte suffisamment la tradition exégétique chrétienne.

1355.

Sur la condamnation de la doctrine trinitaire de Joachim par le concile de Latran IV en 1215, cf. M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 28-36; les cardinaux de la commission d’Anagni, contrairement aux maîtres séculiers qui extraient les trente et une erreurs de l’Introductoriusde Gherardo, ont bien vu que cette condamnation et la forme sous laquelle se présente l’histoire chez Joachim, à savoir la sucession de l’âge du Père, du Fils et de l’Esprit saint, pouvaient, réunis, constituer l’un des points sensibles où attaquer le système; la présence d’Eudes de Châteauroux parmi ces commissaires, qui enseigne à Paris dès la fin des années vingt au plus tard, et connait sans doute cette affaire depuis longtemps, n’est sans doute pas étrangère à ce fait, voir plus loin.

1356.

H. Denifle, Das Evangelium... art. cit., p. 53.

1357.

2. Cor. 3, 6; pour l’utilisation par Joachim, H. Denifle, Das Evangelium... art. cit., p. 52.

1358.

Voir Ibidem, p. 54, la citation de la Concordia(p. 18a de l’édition de Venise, 1519, cf. sur cette édition des œuvres de Joachim M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 512-519): « Agnosce itaque in littera Veteris Testamenti, que est, ut ita dixerim, scientia primitiua, ymaginem Patris; in littera Noui, que est littera de littera, ymaginem Filii; in spirituali intelligentia, que ex utraque procedit, ymaginem Spiritus sancti »; on notera la qualification du Nouveau Testament comme « littera de littera », qui le met sur le même plan que l’Ancien, Joachim insistant avant tout sur sa valeur historique, ce qui n’est pas conforme à l’approche la plus commune des relations ou de la concordance des deux testaments, voir supra note 145. Par ailleurs, ce genre d’analogies conduisait inévitablement les cardinaux commissaires de 1255 à revenir à la condamnation du concile du Latran de 1215, cf. supra note 152.

1359.

H. Denifle, Das Evangelium... art. cit. p. 56.

1360.

Voir Salimbene... éd. cit., p. 691. Le Père Denifle, Das Evangelium... art. cit., p. 57 compare l’approche joachimienne à celle, contemplative et spirituelle, des Victorins, qui constitue chez eux le stade ultime de la compréhension biblique; avec toutefois, pour ces derniers, une insistance beaucoup plus grande sur l’approche littérale préalable du texte sacré et la cohérence d’ensemble du processus, où Joachim voit au contraire une rupture s’opérer. Vue lénifiante, que contredit l’accusation de « judaïser » d’une part, ainsi que la conception joachimienne du troisième âge contemplatif, voir H. de Lubac, Exégèse médiévale... op. cit., t. II/1, p. 287-359, sur l’inspiration de l’œuvre exégétique d’Hugues de Saint-Victor. Sur les Victorins et l’accès à la contemplation, cf. B. Smalley, The Study... op. cit., p. 83 s.; et P. Sicard, Hugues de Saint-Victor et son Ecole, Turnhout, 1991, p. 199-251.