Cette commission, insatisfaite des trente et un extraits procurés par Guillaume, a travaillé sur l’ouvrage lui-même, envoyé par l’évêque de Paris, là encore dans une version qu’il est impossible d’établir, mais qui ne comprenait, on l’a vu, que l’Introductorius et les extraits de la Concordia 1404 . On ne sait pas à quelle date le livre est parvenu en curie 1405 , mais le temps que s’accordent Alexandre IV et les cardinaux chargés de l’affaire, Eudes de Châteauroux, Hugues de Saint-Cher et Etienne de Préneste, pour établir et rendre publiques leurs conclusions, prouve que dans le contexte, l’affaire n’est pas prise à la légère. C’est qu’entre-temps la politique pontificale, avec l’accession de Rinaldo de Jenne au siège de Pierre, s’est inversée 1406 . Guillaume de saint-Amour est en route pour Paris, sans doute courant décembre 1254 1407 , lorsque le futur Alexandre IV est élu. Il convient d’évoquer brièvement ce retournement politique catastrophique pour le parti séculier, afin de mieux comprendre les conditions dans lesquelles a travaillé la commission d’Anagni de juillet 1255.
Début 1255, la bataille fait rage à l’université de Paris: tous les moyens de propagande possibles sont mis en oeuvre par les deux camps. Du côté des Séculiers, outre la littérature habituelle produite par l’institution, sermons, disputes et traités, on trouve une série de pièces de Rutebeuf, dont la datation précise demeure sujette à discussion, mais qui correspond de toute évidence au temps fort de la querelle, entre 1255 et 1259 1408 ; du côté des Frères, mêmes outils, mais avec le renfort précieux, le 14 avril 1255, de la bulle pontificale Quasi lignum vite, qui veut obliger les maîtres à réintégrer les Mendiants dans le consortiumuniversitaire 1409 . Le premier texte de Rutebeuf relatif à la querelle, La discorde de l’université et des Jacobins 1410 , s’intercale par son contenu entre le manifeste des Séculiers de février 1254 et la bulle du pape, encore ignorée de l’auteur; différents passages montrent que le sermon est à l’honneur, et que les arguments empruntent beaucoup à la « sagesse populaire », sous forme de proverbes, parfois tirés de l’Ecriture, dont les prédicateurs font eux aussi leur miel 1411 . Cet aspect public de la controverse ne cesse pas jusqu’en 1260 environ, ravivée même par la contre-offensive séculière que provoque la condamnation et l’exil de Guillaume en 1256 1412 . M.-M. Dufeil donne une narration et une analyse excellentes de ses moments-phares, lorsqu’entrent en scène les grands docteurs mendiants récemment admis à la maîtrise, Thomas d’Aquin et Bonaventure 1413 . Au plan littéraire, ce qui en est resté se présente avant tout sous la forme de traités, tel le Contra impugnantes de Thomas d’Aquin sorti en octobre ou novembre 1256, réplique au De periculisdonné dans sa première version un an avant 1414 . Mais les grandes passes d’armes furent d’abord orales, ce qui était le moins pour une controverse portant, entres autres, sur le droit de prêcher des Mendiants. Le sermon, si fréquemment mediumdu consensus et de l’unité affirmée ou retrouvée 1415 , se révèle ici instrument de combat. Bref l’affaire révèle l’existence, à Paris au milieu du XIIIe siècle, d’une véritable opinion publique qui s’empare des décisions de l’autorité ecclésiastique et laïque pour les railler, les critiquer, ou les défendre. Le cas des œuvres de Rutebeuf est exemplaire 1416 : lorsque le pape Alexandre IV fulmine, le 26 juin 1256, contre les « libelles diffamatoires, faits par les adversaires des Frères pour les décrier, rédigés en latin ou en français, parfois en forme de poèmes ou de chansons inconvenants, et récemment répandus » 1417 , il est probable qu’il vise particulièrement ce poète. En conséquence de quoi il a jugé bon de faire appel, à de multiples reprises, au bras séculier, c’est à dire Louis IX. Au-delà de l’attachement connu du souverain pour les Mendiants, l’attitude du pape révèle qu’un débat a priori purement interne à l’institution universitaire est devenu un phénomène d’opinion; si l’on connait pour d’autres époques, qu’on songe aux Mazarinades, le rôle joué par les tracts, libelles, chansons et poèmes, il me semble qu’on a moins relevé comment la plasticité du sermon avait permis à cet exercice scolaire par excellence de devenir un puissant levier du débat public, et de constituer, dans les conditions spécifiques du XIIIe siècle, un instrument de politisation redoutable de larges couches de la population. Car l’intensité de la polémique fait aussi réfléchir sur la façon dont se forment les mouvements d’opinion, et dont ils radicalisent des prises de position en général beaucoup plus équilibrées, ainsi la bulle Quasi lignum vite, qui si on la lit bien se veut plus équilibrée et moins impartiale en faveur des Frères qu’on ne l’a longtemps dit 1418 : certes elle casse tous les statuts universitaires élaborés contre les Mendiants, en particulier met fin à la limitation du nombre des chaires en théologie, dont on peut d’ailleurs douter, depuis 1229 et 1231, qu’elle fonctionne concrètement. Mais le pape stipule en même temps, en spécifiant qu’il s’agit d’une innovation, que la grève est obligatoire pour tous les maîtres sans exception, y compris donc les Mendiants, lorsqu’elle aura été justement provoquée par l’un des cas prévus dans la bulle Parens scientiarumde Grégoire IX en 1231 1419 .
Dans la même ligne moyenne, si le pape poursuit avec obstination l’application de la bulle et, le cas échéant, des sanctions dont elle menaçait les récalcitrants, il est clair en même temps qu’il veut mettre fin à tous les abus sur la question du ministère, dont se plaignaient les Séculiers. Une lettre d’Humbert de Romans, maître général des Frères prêcheurs, envoyée depuis la chapitre général de Milan de mai 1255 à tout l’Ordre, le reconnait en énumérant, en neuf points, les remèdes à apporter aux empiètements commis sur les droits des Séculiers 1420 . Mais les positions sont désormais trop tranchées: face aux évêques Guillaume d’Orléans et Gui d’Auxerre chargés de faire appliquer la bulle, les maîtres séculiers feignent d’en ignorer les conséquences et font appel à Rome de la sentence; ils préparent ainsi leur réaction de la rentrée universitaire, du 2 octobre 1255, où par la lettre encyclique Radix amaritudinis, ils annoncent la dissolution du consortiumet leur décision, face aux exigences pontificales, de laisser la place aux Prêcheurs à Paris, préférant quitter la ville si le pape persiste à vouloir les contraindre de s’entendre avec eux 1421 . Cette position tranchée s’explique d’autant mieux qu’ils ont pris conscience qu’un front uni de Réguliers est désormais, depuis mai-juin, constitué face à eux 1422 .
Cf. CUP, n° 257; ce que confirme le Protocole d’Anagni (H. Denifle, Das Evangelium... art. cit., p. 99): « Hec notauimus et extraximus de Introductorio in Evangelium eternum misso ad dominum papam ab episcopo Parisiensi ».
Le premier document pontifical à en accuser réception, citénote précédente, est du 23 octobre 1255, et s’exprime ainsi: « Libellum quendam, qui in Evangelium eternum seu quosdam libros abbatis Joachim, Introductorius dicebatur; et quem felicis recordationis Innocentio pape nostro predecessori misisti [Renaud, évêque de Paris, à qui est adressée la lettre du pape], postquam illum per venerabiles fratres Tusculanum et Penestrinum episcopos, et dilectum filium nostrum Hugonem tituli Sancte Sabine presbyterum cardinalem diligenter examinari fecimus, de fratrorum nostrorum consilio decreuimus abolendum. Et quia quedam cedule plerisque fuerunt exhibite, in quarum nonnullis multa, que in libello non continebantur eodem, nequiter sibi adscripta fuisse dicuntur, censuimus de ipsis cedulis illud idem ». Les cédules sont probablement les trente et une erreurs extraites par les maîtres du même ouvrage; l’ouvrage de Gherardo est de petite taille (libellum ) et ne contient pas tout ce que les maîtres croyaient y trouver: ce fait, et la mort du pape Innocent IV, expliquent la durée de la procédure d’examen en curie. Guillaume de Saint-Amour, dans ses Responsionesde 1256 où il se justifie en Curie des accusations portées contre lui, confirme que la différence nette entre les cédules (entendre: les trente et une erreurs), et le Libellum lui-même, de Gherardo, a conduit la curie à procéder en deux étapes; une lecture attentive de ses propos suggère qu’entre-temps, le dossier s’était épaissi, peut-être parce que les cardinaux avaient voulu examiner aussi les originaux de Joachim; il se justifie de la première accusation lancée par les frères Prêcheurs (E. Faral, Les ‘Responsiones’... éd. cit., p. 346-347: « Dixit in sermone Ascensionis Domini quod « liber Joachim, qui continet multas hereses, non potest condempnari Romæ, quia sunt ibi plures defensores qui defendunt eum »), de la façon suivante (Ibidem ): « Respondeo: Non sic dixi, sed, cum ego et quidam alii praedicassemus contra errores repertos in libris qui dicuntur esse Joachim, qui fuerunt positi Parisius ad exemplar, et diceret nobis tam clerus quam populus quare non procurabamus illos errores per Sedem apostolicam reprobari, ideo dixi quia jam aliqui de illis erroribus erant dampnati, ut intellexeram, reliqui vero non poterant ita cito inspici ad dampnandum, tum propter magnitudinem et multitudinem illorum librorum [c’est moi qui souligne en gras], tum etiam propter multiplicem curiæ occupationem, et forte quia libri habebant aliquos defensores »; au passage, ce texte confirme que fin 1255-début 1256; la guerre d’opinion fait rage à Paris, par sermons interposés.
Je rappelle toutefois que la lettre Nec insolitum, envoyée par le pape immédiatement après son élection, et qui abroge les dispositions d’Etsi animarum, ne donne raison aux Frères que sur la question du ministère.
Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 147.
Voir l’édition des Œuvres complètesde Rutebeuf par E. Faral et J. Bastin, Paris, 1985, t. I, p. 238-255.
Cf. CUP, n° 247.
E. Faral et J. Bastin, Œuvres... éd. cit., p. 238-241.
Ibidem, cf. les vers 1-4 sur les universitaires et les Dominicains, « gent qui sermonent »; vers 39-40, un proverbe sur le thème: « on n’est jamais plus mal servi que par les siens », venu de Eccli. 11, 36; vers 41-56, un second proverbe sur le thème: « l’habit ne fait pas le moine ». Voir aussi l’Introductionà l’édition, p. 38-39 sur la proximité du genre littéraire avec les sermons, p. 47 sur le poids de l’actualité dans les compositions de Rutebeuf, p. 55 sur le rôle politique de ses poèmes; cf. les autres pièces relatives à la querelle, qui offrent des illustrations claires de ces analyses, p. 242-248 Le dit de Guillaume de Saint-Amour, de 1257 sans doute, à ne pas confondre avec la Complainte de Guillaume, p. 256-266, de 1259; p. 249-255 la pièce intitulée Du Pharisien, de 1259.
Condamnation signifiée par la bulle Romanus pontifex du 5 octobre 1256, cf. CUP, n° 288, et M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 260-264.
Ibidem, p. 174-185, sur les disputes parisiennes de l’automne 1255, après les conclusions de la commission d’Anagni, en particulier la chronologie proposée, p. 180, de la joute à plusieurs épisodes entre Guillaume de Saint-Amour et Bonaventure; p. 201-203 le sermon donné par Guillaume à Mâcon en février 1256, qui a servi aux Mendiants de pièce majeure d’accusation contre lui à Rome, comme en témoignent ses Responsiones (E. Faral, Les ‘Responsiones’... art. cit., p. 340-345); p. 212-221, sur les cinq versions du De periculis de Guillaume, remaniées au fil de l’actualité et des débats; p. 228-233 sur les sermons, notamment les trois donnés coup sur coup par Guillaume dans le premier semestre 1256, et la réplique de Thomas d’Aquin; p. 256 sur le sermon de Bonaventure du 2 juillet 1256; passim.
Cf. M.-M. Dufeil, Ibidem, p. 253-260; J.-P. Torrell, Introduction... op. cit., p. 115-122. Albert le Grand a également appuyé, indirectement, les efforts de la curie, cf. l’Introduction de B. Gauthier à l’édition léonine du Contra impugnantes, dans Sancti Thomæ ab Aquino opera omnia... , t. XLI (1970), p. A 5-A 13.
Je pense à l’exemple célèbre de la campagne de pacification dite de l’Alleluia de 1233, en Lombardie, analysée par A. Vauchez, Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233: l’action politique des ordres mendiants d’après la réforme des statuts communaux et les accords de paix, dans MAH, t. LXXVIII (1966), p. 503-549 [repris dans Idem, Religion et société dans l’Occident médiéval, Turin, 1980, p. 71-117]; l’auteur n’évoque qu’en passant la prédication des Frères, ne serait-ce que parce que l’on possède davantage de témoignages sur les mises en scènes des prédicateurs, relatées par les chroniqueurs, que sur le contenu des sermons eux-mêmes; cet aspect est plus systématiquement traité par A. Thompson, Revival Preachers and Politics in Thirteenth Century Italy. The Great Devotion of 1233, Oxford, 1992, mais le même problème de sources se pose.
Cf. l’Introductiond’E. Faral et J. Bastin, Les Œuvres... éd. cit., p. 63-64.
Cf. CUP, n° 342.
Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 152-156, surtout p. 155 sur ce point.
Cf. CUP, n° 247, p. 284: « Eidem forme adiciendo statuimus... »; le pape ajoute qu’il justifie l’attitude des deux maîtres dominicains en 1253 de n’avoir pas soutenu la cause de l’université, puisqu’ils avaient été exclus par elle du consortium après avoir fait appel, tout à fait logiquement eu égard à leur profession religieuse, à Rome.
Texte dans CUP, n° 250, cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 163; M.-D. Chapotin, Histoire des Dominicains... op. cit., p. 442-443.
Texte dans CUP, n° 250, cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 166 sur l’attitude des maîtres durant l’été 1255 et les délais probables pour l’excommunication et l’appel.
Ibidem, p. 164-167: le pape octroie de nouveaux privilèges au studiumbernardin (CUP, n° 251 et 252); soutient le projet de l’abbé Etienne de Clairvaux de créer un autre studiumen transformant à cet effet le prieuré du Chardonnet (CUP, n° 253); les Cisterciens eux-mêmes favorisent par transaction de terrains et de maisons la création d’un studiumprémontré (CUP, n° 254).