b) Pour Bonaventure et contre Jean de Parme: le sermon au chapitre général franciscain de Rome (février 1257)

Si l’on ignore les circonstances exactes dans lesquelles il en reçut mission, il n’est pas surprenant de trouver Eudes de Châteauroux auteur d’un discours visant à conforter l’Ordre, mais aussi à lui faire accepter la démission, pour le moins sollicitée, de son ministre général, lors du chapitre général qui élit son successeur, le docteur en théologie Bonaventure, lui-même absent car enseignant à Paris 1536 . Ce fait, et la présence, au début de février 1257 à Rome, au couvent de l’Ara coelioù se déroule le chapitre général, d’un cardinal qui avait participé à tous les temps forts de la controverse, dit assez que Rome se tient derrière cette reprise en main.

Contrairement en effet à la datation des SERMONES n° 17 et 19, celle du SERMO n° 20 paraît mieux assurée. La rubrique fournit un premier indice: « [Sermo] in generali capitulo Fratrum minorum  ». Seuls deux sermons sont ainsi rubriqués dans les collections du cardinal; l’autre me paraît, par son contenu, correspondre au chapitre général de Lyon de 1247, celui précisément qui élit Jean de Parme 1537 . Reste une seule alternative pour celui-ci: le chapitre général exceptionnel de Rome, au couvent de l’Ara coeli, en février 1257, ou celui de Narbonne, à la Pentecôte 1260, qui tombe cette année-là le 23 mai. Cette dernière date est exclue pour une raison simple: le cardinal souscrit en Curie, à Anagni, le 25 mai 1538 . Différents arguments corroborent par ailleurs la première date. Tout en insistant, bien dans la ligne de pensée bonaventurienne, sur la pauvreté et la fidélité due au style de vie de François d’Assise 1539 , en exaltant en particulier le contraste entre l’enracinement séculier dans les cures et les prébendes, et l’absence d’attachement des Mendiants aux richesses 1540 , le texte minimise l’originalité historique du mode de vie franciscain, s’il n’en diminue pas la valeur. Cherchant sans doute à contrer ceux qui exaltaient trop leur ordre et en particulier son fondateur, il présente les Qénites et les Rékabites comme des figures vétéro-testamentaires des Frères mineurs, et même les crédite d’une observance de la pauvreté meilleure 1541 . Ce faisant, il rabaisse d’autant les prétentions des Joachimites de l’ordre, dont Jean de Parme a été le représentant, qui voyaient en François l’ange du sixième sceau, et qui se présentaient comme les contemplatifs annoncés par l’exégèse de Joachim. En même temps, aucune allusion précise n’est faite à la question de l’Introductorius, exactement comme le souhaitait Alexandre IV, protecteur de l’ordre et soucieux dès le début de ne pas donner d’arguments aux Séculiers, à travers la condamnation des thèses hétérodoxes de Frère Gherardo. On note simplement une fugace mise en garde 1542 contre tout ce qui pourrait favoriser les jalousies des ennemis de l’ordre, dont les « vains prophètes », en qui il faut sans doute voir Guillaume de Saint-Amour. Une nouvelle allusion aux attaques séculières apparaît en conclusion, lorsque le cardinal encourage les Frères à dédaigner les propos de ceux qui traitent de sottise la vocation mendiante.

L’autre arme en vue d’amoindrir l’originalité du mode de vie franciscain est la comparaison avec l’ordre dominicain 1543 , et la mise sur le même plan des desseins de Dominique et de François: tous deux ont visé à édifier par la doctrine et l’exemple une Eglise de bons croyants, et dont la conduite soit chrétienne. On peut juger qu’un tel programme paraît un peu plat par rapport à la stature du nouveau ministre général, Bonaventure 1544 , et qu’il diverge notamment de l’opinion que ce dernier avait du rôle des études au sein des couvents. Mais Bonaventure eut effectivement et d’abord comme tâche de trouver un juste milieu entre les « proto-spirituels » passés nombreux au Joachimisme extrémiste, et les Frères désireux d’assouplir encore l’observance. En outre, il faut sans doute comprendre l’attaque du cardinal contre les tentations trop spéculatives de certains Franciscains et le rappel du peu de science ou de culture de François 1545 , moins comme une interdiction d’étudier, que comme la mise en avant des buts pastoraux premiers de l’ordre, semblable en cela, comme il le dit au début de son discours, à celui de saint Dominique.

Quant à l’évocation des stigmates, thème très cher à Bonaventure, elle correspond aussi au climat de l’époque: Alexandre IV a joué un rôle tout particulier dans l’exaltation de ce miracle et sa promotion en faveur de l’ordre, face à ses détracteurs venus de divers horizons, non exclusivement séculiers, mais où la querelle des années 1252-1257 a pesé considérablement 1546 .

Une allusion précise du texte me paraît conforter encore cette hypothèse de datation: l’accusation de bâtir des palais 1547 est reprise par Bonaventure dans une lettre de peu postérieure, la Licet insufficentiam meamdu 23 avril 1257 1548 . Enfin, la Curie se trouve durant cette période au Latran, où le cardinal souscrit le 20 février 1549 , avant une absence d’environ quatre mois, durant laquelle il a pu se rendre au chapitre général dominicain de Florence 1550 .

L’examen des données relatives à la datation a permis de mettre en lumière l’essentiel des sujets abordés dans ce sermon. D’un point de vue formel, il convient aussi d’observer que même face aux Franciscains, rapidement adeptes du sermo modernus 1551 , Eudes de Châteauroux ne se départit pas de l’une de ses méthodes d’exégèse favorites:utiliser dans son introduction 1. Par. 2, 54, le verset qui précède dans l’Ecriture celui qu’il a choisi pour thème de son sermon, afin de procurer l’explication historique contextuelle de ce dernier. En outre, le même verset 54 fait l’objet de la première partie de son développement, celle qui occupe la plus grande part du sermon. Il y est question des « clans des scribes, qui habitent Jabes, qui chantent, qui résonnent, et demeurent dans des tentes » 1552 ce qui permet à Eudes de Châteauroux d’exposer par le menu, en se fondant sur le sens littéral du texte biblique, le mode de vie attendu des frères mineurs, préfigurés dans cette description. En même temps, tout en reconnaissant la nouveauté qu’ont constituée de son temps les deux ordres mendiants, et en engageant les Franciscains à respecter scrupuleusement leur règle, il peut faire valoir, par l’exégèse typologique, que leur Ordre réalise un éternel retour ou avatar du monachisme, que préfigurait déjà l’Ancien Testament.

Notes
1536.

Les sources disent, il est vrai, que Bonaventure fut choisi à la suggestion de Jean. Ce dernier n’en était pas quitte pour autant: ne parvenant pas à se laver de la suspicion de Joachimisme, il doit comparaitre en jugement peu après devant Bonaventure; longtemps discutée, la date de ce jugement est aujourd’hui placée en 1257 (cf. M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 294-295 et note 73): nouvelle preuve que l’ensemble des aspects de cette affaire sont liés.

1537.

C’est le RLSn° 839; son texte, transmis par le ms. d’Orléans, est antérieur à 1260-61. Je crois pouvoir le dater du chapitre général de Lyon en juillet 1247 grâce à plusieurs indices. L’orateur dit (p. 14) que « a tempore beati Francisci nondum sunt completi sexaginta anni »; or François est décédé le 3 octobre 1226 à la Portioncule à 45 ans; on pense qu’il est né en 1181 ou 1182 (cf. R. Manselli, San Francesco... op. cit., p. 40; J. Moorman, A History of the Franciscan Order, Oxford, 1968, p. 4 note 1). Par ailleurs, le contenu même du texte est en faveur de cette datation: son sens général milite pour une observance stricte de la règle et notamment de la pauvreté (p. 13 et p. 14); c’est pourquoi l’orateur s’en prend avec beaucoup de force à ceux des Mineurs qui, moins de soixante années après le temps du fondateur, s’écarteraient déjà des voies qu’il a tracées; or le chapitre général de Lyon est celui qui, convoqué autoritairement par Innocent IV, dépose le ministre général Crescence de Iési (1244-1247) et installe à sa place Jean de Parme, afin de conserver l’unité d’un ordre déjà lézardé entre tenants du respect strict du legs spirituel de François, et partisans d’un aménagement de la règle, soit dans le sens de dispenses et de privilèges, soit dans le sens d’une plus grande cléricalisation (c’est notamment le cas des universitaires de l’ordre); entre les deux, se situe la majorité des Frères, dont Jean de Parme est l’élu. Sur les solemnes fratres , « proto-spirituels » en lutte radicale contre toute autorité dans l’Ordre sous le généralat de Crescence, cf. M. Cusato, La renonciation au pouvoir chez les Frères mineurs au 13 e siècle, thèse dactylographiée sous la dir. d’A. Vauchez, Université de Paris-IV, p. 504-519. Eudes de Châteauroux, légat du pape en France et cardinal, soutient naturellement le candidat de la Curie, rigoriste contre les laxistes, mais aussi en retrait par rapport aux partisans d’une trop forte « intellectualisation » de l’ordre. Je me propose de reprendre l’ensemble des sermons aux Mendiants dans un autre travail, car à la lumière des datations que je propose, ils reçoivent, ce me semble, un éclairage nouveau.

1538.

Potthast, n° 17872.

1539.

Lignes 49-56; lignes 106-127.

1540.

Lignes 62-69.

1541.

Les Qénites et les Rékabites sont fort bien documentés dans la Bible, mais seul le Chroniste établit entre eux une parenté; les autres livres de la Bible présentent les Qénites comme un des peuples qui occupaient Canaan avant l’arrivée des Hébreux, sous un jour systématiquement favorable, puisqu’ils coopèrent à la conquête de la terre sainte puis viennent plusieurs fois en aide au peuple élu (cf. DB, p. 1163); les Rékabites ou descendants de Rékab sont présentés dans les autres livres de la Bible comme de fervents Yahvistes, imposant à leur clan l’idéal de la religion du désert telle qu’elle avait été autrefois vécue par les tribus d’Israël (cf. DB, p. 1180; DNPB, p. 317); c’est cette image, surtout développée par le livre du prophète Jérémie, qu’Eudes de Châteauroux a en tête lorsqu’il présente les Rékabites, dans la suite du sermon, comme précurseurs des Franciscains.

1542.

Lignes 70-105.

1543.

Lignes 12-42.

1544.

Sur son œuvre à la tête de l’ordre, la présentation de P. Gratien, Histoire... op. cit., p. 249-320, demeure équilibrée et tout à fait utilisable.

1545.

Lignes 106-127.

1546.

Cf. sur cet aspect du culte de saint François A. Vauchez, Les stigmates de saint François et leurs détracteurs dans les derniers siècles du Moyen Age, dans MAHt. LXXX (1968), p. 595-625 (repris dans Idem, Religion et société... op. cit.,p. 139-169, que je cite; voir en particulier p. 146-147, pour les interventions d’Alexandre IV).

1547.

Lignes 94-96.

1548.

Voir le texte dans Sancti Bonaventurae Opera omnia... , t. VIII, Quaracchi, 1898, p. 468-469. Le même grief contre les couvents trop somptueux se lit cependant dans d’autres lettres, comme celle aux ministres provinciaux (éd. Ibidem, lettre II de 1266, p. 470). Dans cette lettre d’avril 1257, après avoir constaté que la réputation de l’Ordre est entachée et que les Frères, qui devraient être un miroir de sainteté pour le monde, sont au contraire objet de mépris et de dédain dans beaucoup d’endroits, Bonaventure déclare que « ce qui m’a paru, du conseil d’hommes discrets, devoir être corrigé, ... je l’exprime brièvement en annonciateur de la vérité ». La longue absence d’Eudes de Châteauroux attaestée par les souscriptions, entre fin février et fin juin 1257, rend plausible l’hypothèse qu’après avoir prêché à l’ Ara coelidébut février 1257, il se soit à nouveau rendu en France pour discuter avec Bonaventure, qu’il avait grandement contribué à faire choisir, des dispositions de cette reprise en mains, comme l’un des « Discreti », évoqués dans cette lettre, qui l’ont conseillé.

1549.

Potthast, n° 16740.

1550.

Cette hypothèse s’appuie sur le sermon RLSn° 838, sur le thème: Qui facis angelos tuos spiritus et ministros tuos ignem urentem (ms. d’Orléans, Bibl. Mun. 203, f. 259rb-261va), rubriqué « Sermo in generali capitulo Predicatorum ». Ce texte est postérieur à la condamnation de Guillaume de Saint-Amour, puisque le cardinal lui répond indirectement, au f. 261va: « Iherarchia ecclesiastica ordinata est iuxta iherarchiam celestem. Sed constat quod Michæl preest Iudeis. Tamen legimus quod missus est angelus Gabriel a Deo in ciuitate (sic) Galilee ad Virginem. Nunquam Gabriel peciit licenciam a Michæle vel ab illo angelo cui commissa erat specialiter cura beate Virginis. Nequaquam, quia a Deo mittebatur. Sic iherarchia Ecclesie militantis potest mittere quem vult et quo vult, nec oportet quod ille habeat licenciam archiepiscopi, episcopi vel plebani ». M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 314, y voit à juste titre la réfutation de l’argument dyonisien du chapitre 2 du De periculis, ce qui prouve que ce sermon est de peu postérieur aux travaux de la commission cardinalice chargée d’examiner les écrits de Guillaume, instituée par Alexandre IV, et dont Eudes de Châteauroux faisait partie. Le chapitre général des Dominicains se tient chaque année à la Pentecôte (cf. W. A. Hinnebusch, The History of the Dominican Order... op. cit., p. 176 s.; et pour les dates et les lieux, Acta capitulorum generalium ordinis, vol. 1 = MOPH , t. III, éd. B. M. Reichert, Rome-Stuttgart, 1898, p. 78-89; et M.-D. Chapotin, Histoire des Dominicains... op. cit., p. 488 s.). Les dates possibles sont 1257, au plus tard 1258 ou 1259, soit à Florence (1257), soit à Toulouse (1258), soit à Valenciennes (1259). Seul le chapitre de Florence, le 27 mai 1257, correspond aux données documentaires des souscriptions. Là encore, il n’est pas surprenant qu’Alexandre IV ait fait appel à Eudes de Châteauroux pour conforter l’Ordre de saint Dominique dans sa vocation, car Guillaume de Saint-Amour et les Séculiers, associant à l’attaque des écrits de Frère Gherardo leurs autres reproches (problème des chaires et du ministère mendiant), avaient attaqué les deux ordres mendiants sans distinction. Un ancien maître en théologie de l’université constituait, dans ces circonstances, le meilleur avocat possible de la curie et des Frères.

1551.

Cf. D. L. d’Avray, The Preaching... op. cit., passim.

1552.

2. Par. 2, 54.