c) Un sermon aux Dominicains (Paris, 5 août 1258 ?)

Le cardinal Eudes de Châteauroux n’en avait pas tout à fait terminé avec les conséquences de la querelle entre Mendiants et Séculiers. Tout porte à croire qu’il a effectué un dernier voyage en France avant la fin de la décennie 1260, peut-être pour s’adresser aux Dominicains du couvent de Saint-Jacques à Paris, en tout cas pour prendre la parole devant un public d’étudiants, tant sont nombreuses et précises les allusions, critiques ou laudatives selon les cas, à leur mode de vie coutumier, contenues dans le SERMO n° 21 pour la fête de saint Dominique 1553 ; et tant sont virulents les reproches qu’il adresse aux théologiens, sous-entendu séculiers, qui ont cherché noise depuis plus de cinq ans aux Frères simplement désireux d’étudier, alors qu’ils ne songent, eux, qu’à s’enrichir. Déjà M.-M. Dufeil avait repéré ce texte et proposé des hypothèses de datation à l’intérieur d’une courte fourchette, 1258-1260 1554 . Plusieurs raisons invitent à privilégier, dans ce court laps de temps, la date du 5 août 1258. La plus forte est constituée par une allusion précise du texte aux somptueuses demeures que possèdent à Londres les barons anglais; les régents parisiens amis de Guillaume sont accusés d’en habiter de semblables dans la capitale 1555 . L’attaque ne peut s’expliquer sans que soient connues les provisions d’Oxford de juin 1258 1556 . Les absences d’Eudes de Châteauroux de la Curie n’infirment pas l’hypothèse, puisqu’il n’y souscrit plus à partir du 11 juillet 1258, jusqu’au 26 janvier 1259. Enfin, en dernière instance, le contenu du sermon lui-même 1557 plaide fortement en faveur de la date du 5 août 1258. Eudes de Châteauroux retourne dans le SERMO n° 21, contre leur auteur, certains arguments scripturaires du De Periculisde G. de Saint-Amour, et il utilise ceux que développe Thomas d’Aquin dans le Contra impugnantes, de l’autômne 1256 1558 . On sait par ailleurs que la commission de quatre cardinaux, dont Eudes a fait parti, a remis au pape Alexandre IV, selon toute probabilité, ses conclusions sur l’ouvrage de Guillaume à l’automne 1256. Enfin, Eudes connaît certainement le contenu des Articulidans lesquels Guillaume de Saint-Amour a tenté une ultime fois de se disculper, durant l’été 1257. Donc, en août 1258, le cardinal maîtrise parfaitement les « erreurs » de l’adversaire des Mendiants, ce qui explique les citations qu’il en fait 1559 .

Quant à l’allusion de l’orateur aux barons anglais, que M.-M. Dufeil aurait bien voulu repousser après les Provisions de Westminster, elle s’explique, je crois, aisément à la date proposée de l’été 1258. La cour pontificale est alors en phase active de négociations avec celle d’Angleterre, concernant la couronne de Sicile et l’Empire: d’une part, Richard de Cornouailles, frère du roi d’Angleterre Henri III, a été élu roi des Romains en janvier 1257 1560 et couronné le 17 mai 1561 ; d’autre part, le même roi a accepté la proposition du pape Alexandre IV de mars 1257 de couronner roi de Sicile son fils Edmond 1562 .

Comme les SERMONES n° 18 et 20, celui-ci offre des discordances entre le plan annoncé en introduction et celui effectivement suivi, ce qui confirme, si besoin était encore, qu’il s’agit bien d’une parole vivante 1563 . Deux interprétations s’offrent: soit les circonstances dans lesquelles ont été élaborés ces discours, à l’issue parfois de longs voyages effectués somme toute assez rapidement, n’ont pas permis au cardinal de soigner le moindre détail; soit, ce qui peut d’ailleurs se combiner avec l’hypothèse précédente, le fait que ces sermons soient parmi les derniers à avoir été intégrés dans la première édition n’a pas permis de les éditer avec tout le soin souhaitable. Effectivement, le discours tenu dans ce SERMO n° 21 s’avère extrêmement coloré, même si la manière est on ne peut plus scolaire, public oblige 1564 . Deux grands axes thématiques le structurent, dans le cadre d’une récapitulation chronologique de la vie de Dominique, ce qui est normal le jour de sa fête, où l’on lisait sa légende. Le premier axe part de son combat anti-hérétique, qui le conduit tout naturellement à mener une vie d’étudiant modèle, entièrement dévoué à la science et au service de la prédication, qui fut l’origine de sa vocation. L’autre propose en contrepoint de cette sainteté savante la vie dissolue de certains clercs buveurs et surtout la vaine gloriole des faux docteurs, pseudo-théologiens imbus de leur connaissances superficielles, qui n’ont de cesse d’amasser argent et biens, palais luxueux et châteaux en Espagne, de cfonder des chapelles ou de faire dire des messes-anniversaires, et d’entasser livres, cures et prébendes. Ce sont évidemment ses anciens collègues séculiers que le cardinal tance si durement, et l’on retrouve ici probablement les sentiments personnels du jeune étudiant d’origine modeste et du cardinal critique du népotisme du sacré collège, d’autant plus porté, dans le contexte, à se montrer intraitable.

Parmi les éléments tirés de la littérature hagiographique relative à Dominique 1565 , figurent la brièveté de ses études, qui ne l’a pas empêché de progresser, son austérité, sa pureté de corps et d’esprit, et le goût de l’aumône qui lui fait vendre ses livres en temps de disette. Deux traits me paraissent en revanche présenter quelque originalité. D’abord, dans les considérations de la première aprtie du sermon, qui portent sur l’hérésie, Eudes de Châteauroux distingue deux catégories de sectateurs. D’une part les « hérétiques lettrés », comme il les appelle, figurés par Madian, simulent la foi en fréquentant parfois l’église, tout en distillant leur poison dualiste sous une forme savante; ils nient en particulier la vérité historique de l’Ancien Testament et ruinent de ce fait le fondement de toute institution ecclésiale, vidant les sacrements de leur valeur d’accomplissement de la promesse. Une fois de plus, l’approche exégétique et historique prime chez Eudes de Châteauroux 1566 . D’autre part, le type d’Amalech représente à ses yeux les hérétiques illettrés, brutes animales qui professent un dualisme radical, condamnant toute chair comme satanique, suivis par les nobles uniquement préoccupés de leur extraction, vouant un culte à leurs ancêtres et refusant de participer à celui de l’Eglise des baptisés 1567 . Par contraste, cette double approche met en valeur le fondement de la vie des Frères prêcheurs, la prédication et l’étude.

Intervient ici le second point, original par son orchestration, de cette vision de Dominique. Pour convaincre des brutes, dispenser une parole efficace, il n’a eu cure des subtilités où se complaisent certains prétendus docteurs; seuls les exemplaet les grossade l’Ecriture lui ont paru adaptés à sa mission; c’est au passage l’occasion de lancer une petite pointe à l’encontre de l’Ordre rival, par une allusion à certains religieux qui se complaisent aux vaines subtilités 1568 .

La conclusion, si banale soit-elle, est l’occasion de ramasser brièvement l’image de l’Eglise idéale dans la diversité des catégories de chrétiens qui la composent. Les prélats qui ouvrent le royaume des cieux y sont mentionnés en tête, et visiblement Eudes de Châteauroux compte les Mendiants parmi eux. Dans le contexte de la furieuse bataille qui vient d’avoir lieu, où des extrémistes des deux camps ont tenté d’exalter la particularité et le caractère providentiel de leur profession religieuse ou de leur ministère pastoral, un tel discours se veut éminemment consensuel, tout en confirmant que l’école des Séculiers issue de la réforme parisienne de la fin du XIIe siècle avait plus d’une affinité avec les nouveaux Ordres.

Avec ce dernier voyage et cet ultime sermon directement lié à la querelle surgie au tournant du demi-siècle, se clôt la participation directe d’Eudes de Châteauroux aux affaires d’une institution, l’université, qu’il n’a finalement quittée que le temps d’une croisade. Sans vouloir trop forcer les textes et les événements, on ne peut manquer de souligner, au terme de l’exament de ces nombreuses missions, que le pape de toute évidence lui a confiées, le rôle à tous égards important qu’il a joué dans cette partie à trois. Il est vrai que différents atouts qui militaient en sa faveur: sa connaissance du milieu universitaire, ses sympathies tôt affichées pour les ordres nouveaux, ses compétences exégétiques, enfin sa maîtrise exceptionnelle du mediumpar excellence de la polémique politico-religieuse, le sermon.

Sans qu’on puisse établir formellement de lien de cause à effet, il ne me paraît pas étonnant que le cardinal ait pris la décision, après des années aussi denses de pratique de la prédication, de regrouper et d’organiser l’ensemble de sa production homilétique. Sans doute aussi cet homme âgé de soixante-dix ans environ n’imaginait-il pas qu’il lui restait plus de dix années à vivre et à prêcher.

L’un des derniers sermons à avoir été intégré à cette première édition de l’œuvre se rattache thématiquement à cette période, dans la mesure où il approfondit, en l’élargissant aux cardinaux sur la stimulation d’une nouvelle fête qu’a créée pour eux Alexandre IV, la réflexion sur la nature du gouvernement de l’Eglise universelle. Son étude conclura logiquement ces allers et retours, physiques et mentaux, entre Studiumet Sacerdotium .

Notes
1553.

Très caractéristique d’un auditoire universitaire, l’allusion, lignes 143-144 (A. Walz, Odo de Castro Radulphi... éd. cit., p. 200): « Vos videtis quomodo oportet abradere omnem carnem a pergameno ad hoc ut bene scribatur in eo ». Les différentes phases préparatoires de la peau avant de devenir support de l’écriture ont toujours fourni aux prédicateurs, lorsqu’ils s’adressent à un auditoire de maîtres et d’étudiants, de multiples métaphores relatives à la vie de l’âme chrétienne.

1554.

Guillaume ... op. cit., p. 314-315 et note 159, où l’auteur suppose « un voyage discret à Paris [de l’orateur] aux environs d’un 4-5 août pour venir sermonner ses anciens collègues et leur expliquer la politique romaine ».

1555.

Ligne 188 (A. Walz, Odo de Castro Radulphi... éd. cit., p. 201).

1556.

Cf. J. R. Maddicott, Simon de Montfort, Cambridge, 1994, p. 157. M.-M. Dufeil est même enclin à repousser encore le texte d’un an, en supposant connues les Provisions de Westminster (octobre 1258, cf. J. R. Maddicott, Simon... op. cit., p. 165), mais pense que le ton très dur adopté par le cardinal peut difficilement être plus tardif.

1557.

Excellement analysé par M.-M. Dufeil, Guillaume... op. cit., p. 314-315.

1558.

Cf. M.-M. Dufeil, loc. cit. note précedente, surtout la note 159 pour les citations parallèles.

1559.

J’ajoute que du fait qu’Eudes est à la Curie le 23 juillet 1259 (Potthast, n° 17639), il ne peut être à Paris le 5 août.

1560.

Cf. J. R. Maddicott, Simon... op. cit., p. 138.

1561.

Cf. E. Jordan, L’Allemagne et l’Italie... op. cit., p. 308.

1562.

Cf. F. M. Powicke, The Thirteenth Century... op. cit., p. 120.

1563.

Voir l’édition.

1564.

Interprétant typologiquement la figure de Gédéon, l’orateur découpe son long thème (deux versets des Juges) en séquences (« sequitur »), formant autant de divisions qu’il glose à la suite. On y retrouve aussi l’une de ses introductions générales favorites. L’exemple du passé, ici l’Ancien Testament, nous a montré ce qui devait arriver, selon la citation qu’il affectionne particulièrement: « rien de nouveau sous le soleil » (ligne 6; Eccle. 1, 9). Dans le contexte, une telle introduction prend toutefois valeur de profession de foi, car elle réitère la conception la plus traditionnelle, mais aussi la plus partagée, de l’interprétation de la Bible.

1565.

D’après la comparaison avec les textes hagiographiques, il me semble que la source dont le contenu est le plus proche des propos d’Eudes de Châteauroux est le Libellus de principiis ordinis Praedicatorum de Jourdain de Saxe, premier biographe de Dominique, datée de 1233-1234 (éd. H. C. Scheeben dans MOPH, t. XVI, Rome, 1935, p. 28-88; je cite d’après les paragraphes de cette édition). Il peut aussi avoir tiré partie de la Legenda sancti Dominici d’Humbert de Romans, qui compile l’œuvre du second biographe de Dominique, Pierre Ferrand (Legenda sancti Dominici, éd. M.-H. Laurent, MOPH loc. cit., p. 209-260), et celle du troisième biographe, Constantin d’Orvieto (Legenda Sancti Dominici , éd. A. Walz, Ibidem, p. 286-352), qui elles-mêmes pillaient le Libellus de Jourdain. Très récemment achevée à la date du sermon, la Legendad’Humbert (éd. A. Walz, Ibidem, p. 369-433) a été insérée dans le prototype de la liturgie de l’Ordre approuvé en 1254-1256. et qui intègre les chroniques et légendes antérieures produites par l’Ordre. Eu égard à l’étroitesse des relations entretenues par Eudes de Châteauroux avec les Dominicains, il est peu probable qu’il n’ait pas connu correctement l’ensemble de la littérature officielle de l’Ordre. Présentation d’ensemble des sources relatives à saint Dominique dans M. H. Vicaire, Saint Dominique et ses Frères. Evangile ou croisade ? Textes du XIII e siècle présentés et annotés, Paris, 1979, p. 27-43; et traduction partielle Ibidem, p. 47-144; sur leur valeur respective concernant Dominique, Idem, Histoire de saint Dominique, Paris, 19822, t. I p. 65-78.

1566.

Contrairement à ce qu’avance l’orateur (SERMO n° 21, lignes 34-65), il semble bien que cette hérésie ne soit pas savante à l’origine et que ses tenants, les Bonshommes des sources ecclésiastiques, qui rejetaient effectivement la hiérarchie catholique, les sacrements et l’essentiel de l’Ancien Testament, aient répugné aux débats théologiques (M. Zerner-Chardavoine, La croisade albigeoise, Paris, 1979, p. 16-20) ; c’est seulement dans une seconde phase, à la veille de la croisade anti-hérétique et précisément grâce à l’action de l’évêque Diègue d’Osma et de son compagnon Dominique, que des débats publics contradictoires sont organisés, cf. Ibidem, p. 68-73; M.-H. Vicaire, Histoire... op. cit., t. I, p. 205-212.

1567.

L’orateur rapproche ici deux catégories dont les caractéristiques paraissent quelque peu opposées: d’une part des dualistes radicaux, qui contrastent en fait avec les hérétiques lettrés décrits juste avant, et d’autre part les nobles du Midi toulousain. Les dualistes radicaux seraient les Cathares au sens strict, mais on ne peut oublier que la catharisme ne constitue pas, au niveau des croyances, un bloc homogène; il ne retrouve sa cohérence qu’en face de l’ennemi commun, le clergé catholique, cf. Histoire du Christianisme, t. V: Apogée... op. cit., p. 467. Quoi qu’il en soit, on voit mal comment ces derniers, qui refusent toute œuvre de chair, en laquelle ils voient l’action du Malin, peuvent faire converger leurs intérêts avec ceux des Nobles, qui ne se soucient que de leurs ancêtres, donc du sang dont ils descendent. Il me semble que l’exégèse typologique, souvent si percutante chez Eudes de Châteauroux, l’oblige ici à des assimilations contradictoires, reflet d’une connaissance sans doute imparfaite des réalités politico-religieuses méridionales, bien qu’il ne soit pas, sans doute, le plus mal informé, puisque son premier sermon datable (1226) est précisément consacré à la croisade albigeoise (voir chapitre I). En écho à ce qu’ont pu observer les chroniqueurs, il confirme au moins l’engagement d’une large part de la noblesse méridionale, par conviction ou par intérêt politique, aux côtés des hérétiques (cf. M. Zerner-Chardavoine, La croisade... op. cit., p. 40-50; M.-H. Vicaire, Histoire... op. cit., t. I, p. 160-167). Selon ce dernier auteur (Ibidem, p. 165-167) un lien « objectif » pouvait unir les Cathares, ennemis de la chair, nourris du spiritualisme exaspéré de leurs croyances religieuses, et les nobles pécheurs et débauchés qui se procuraient à peu de frais, grâce au consolamentumque les Parfaits pouvaient à tout moment leur administrer, l’espérance de la béatitude éternelle: il compare le type de rapport établi entre ces deux catégories à celui qui prévalait, durant l’époque carolingienne, entre clercs et laïcs. Mais s’agit-il là d’un fait d’histoire établi, ou d’une simple hypothèse, permettant d’articuler des croyances et des attitudes pour le moins contradictoires ? Sur la valeur des deux accusations les plus fréquemment lancées contre la morale des Cathares, l’usure et l’immoralité sexuelle, cf. aussi M. Zerner-Chardavoine, La croisade... op. cit., p. 38-40.

1568.

Lignes 196-211. L’hagiographie dominicaine exalte au contraire la subtilité de l’exégèse de Dominique, et la grâce divine qui lui fut accordée sur ce plan, cf. M.-H. Vicaire Histoire... op. cit., p. 87-88 et note 52 (Idem, Saint Dominique... trad. cit., Libellus de Jourdain de Saxe, p. 52 = § 7). Tout en soulignant la place de l’exemple dans sa prédication (cf. M.-H. Vicaire, Saint Dominique... trad. cit., Libellusde Jourdain de Saxe, p. 52 = § 7).