L’un des signes de cette confiance dans la Providence divine, nonobstant les destinées parfois chaotiques de l’Eglise visible, est fourni par le SERMO n° 23, qui reprend un thème classique de la prédication d’Eudes de Châteauroux, puisque c’est un sermon de croisade. Mais de toute évidence, il ne s’agit pas de celle de Louis IX, car des ennemis nouveaux sont désignés aux Chrétiens: les Tartares 1592 , que le cardinal avait certes rencontrés durant son séjour en Orient, mais qui lui étaient plutôt apparus comme de possibles alliés contre l’Islam. Les trouver, à présent, dépeints sous un visage menaçant, oblige à situer ce discours au début des années soixante, lorsqu’ils sont devenus les maîtres de la Perse et menacent sérieusement les Etats latins d’Orient, pour lesquels l’orateur s’était donné tant de peine, choisissant même de faire œuvre pie en en consolidant les défenses jusqu’à la fin de 1254 1593 . Proposer une date précise me paraît très risqué. Certes, dans les deux manuscrits où on le lit, ce sermon suit 1594 , ou est intercalé entre 1595 des sermons pour la fête de l’Invention de la croix, qui tombe le le 3 mai. On est donc tenté de penser qu’il a été prononcé le 3 mai 1260. Mais la rubrique fait état d’une invitation à prendre la croix, non d’un sermon pour la fête de l’Invention de la croix. Sa place peut s’expliquer simplement par la necessité d’un classement cohérent lors de l’édition. Aussi me paraît-il plus prudent de s’en tenir à l’année 1260, qui est celle de la prédication officielle de cette croisade contre les Tartares 1596 . Un autre sermon évoquant la même croisade a été donné pour une fête de saint Dominique, sur le thème biblique « Dauid tollebat cytharam et percutiebat manu sua... » (1. Rg. 16, 23) 1597 , et il pourrait donc avoir été prononcé le 5 août 1260. Après avoir développé les quatre divisions de son plan (ampleur de la sainteté de Dominique; nature de son office, qui est la prédication; manière dont il l’a exercé; utilité de cet office), l’orateur ajoute en conclusion, à l’intention manifeste des Frères prêcheurs à qui il s’adresse, sans doute dans un couvent, les mots suivants:
‘« Vos Frères qui demeurent en Terre sainte vous ont envoyé leurs messagers, pour signifier le danger, ou plutôt le péril mortel qui les menace sous la figure des Tartares, et réclamer votre aide; vous devez craindre, très logiquement, que si vous leur faites défaut dans cette difficulté, le Seigneur ne se mette en colère contre vous [...]. A présent, le Seigneur non seulement promet, mais accorde, mieux, dispense largement à ceux qui désirent apporter de l’aide à son peuple d’outremer de très amples récompenses [...], à savoir l’indulgence qui vous a été annoncée de par l’autorité de notre maître le souverain pontife » 1598 . ’Quant au SERMO n° 23, il est conjectural d’en imaginer l’auditoire. Tout au plus peut-on supposer qu’une composante laïque y figure, puisque ce sermon prend à partie une catégorie de croisés possibles, les Burgenses, présentés comme des rapaces et des usuriers; tandis que le cardinal fait l’éloge de ceux destinés par nature à combattre les ennemis du Christ, les Milites, « aux mains de qui demeurera toujours le pouvoir » 1599 .
A la suite des sermons polémiques qui ont été analysés, relatifs à la querelle Séculiers-Mendiants, ces deux discours montrent que d’une certaine façon, la vie de la Chrétienté reprend son cours normal. La croisade, donnée structurelle du monde chrétien depuis deux siècles et demi, n’est pas présentée dans une perpective apocalyptique, contrairement à la conception proposée par toute une exégèse contemporaine, notamment franciscaine, qui voit dans les Taratres un nouvel avatar de l’Antichrist, les peuples de Gog et Magog 1600 . De ce point de vue, si les « Tartari » n’étaient venus se substituer aux « Sarraceni » comme ennemis des Chrétiens, l’argumentation développée par Eudes de Châteauroux ne présenterait aucune différence notable avec celle entendue durant la croisade de Louis IX en 1248-1254. Le thème biblique en est la remise en songe à Judas Maccabée, par le prophète Jérémie, du saint glaive destiné à chasser Nicanor l’ennemi d’Israël 1601 . Par ce procédé typologique, l’orateur l’applique à la situation présente: Jérémie est le Seigneur, le glaive, la croix, Judas, les guerriers croisés, Nicanor, les Tartares. Le plan déroule cette typologie à coup d’interprétations sur les noms, de la façon la plus compréhensible pour un auditoire au moins partiellement laïc. Très caractéristique du ton général du sermon me paraît sa seconde partie, qui glose la fin du verset; l’orateur prend pour ainsi dire ses précautions, en spiritualisant, après une incidente un peu désabusée, la signification qu’il dégage du texte:
‘« La suite: « avec lui tu briseras les adversaires de mon peuple », espérons qu’elle se concrétise à la lettre; de toute façon, cela s’accomplit, ne serait-ce qu’au plan spirituel, au profit de ceux qui reçoivent la croix, par laquelle ils doivent se débarasser de leurs péchés. A la lettre, cela s’accomplirait toujours, si les péchés des hommes ne s’y opposaient. Car par le péché, les hommes se séparent de Dieu, et Il s’éloigne d’eux » 1602 . ’Le sens général est clair: si les Chrétiens sont vaincus selon la lettre, c’est que, « peccatis exigentibus », Dieu aura cessé de les soutenir. De toute façon, demeure une signification à la fois littérale et morale du verset: à chaque fois qu’un pécheur fait pénitence en recevant la croix, le Seigneur est victorieux et le salut s’ouvre à nouveau à lui 1603 . La marque de ce sermon, on en conviendra, n’est pas précisément l’originalité, ni la subtilité dans l’argumentation. Mais c’est justement ce qui fait son prix, compte tenu de sa date: après les chimères millénaristes que le cardinal a dû combattre plusieurs années durant, le simple fait de renouer, à dix années de distance, exactement avec le même discours d’exhortation à se croiser, indique que sa conception de l’histoire du salut est profondément inscrite dans la temporalité, et atteste qu’il donne à cette histoire le sens d’un engagement moral d’individus concrets, autant que d’une entreprise collective. Au passage, ce texte et celui pour la fête de saint Dominique confirment aussi que la présence mongole au Moyen Orient, en particulier le sac de Bagdad en 1258, n’ont pas constitué, contrairement à tout ce que véhicule une historiographie traditionnelle de la croisade, la grande opportunité, ratée par les Latins, de conclure une alliance à revers contre l’Islam: Eudes de Châteauroux savait à quoi s’en tenir sur ce plan 1604 .
Le sermon cité pour la fête de saint Dominique fonctionne, en réalité, sur le même registre. Le passage qu’il consacre à la croisade est très bref, et il survient, on l’a vu, après une évocation classique de la personnalité du saint, fondée sur l’exploitation des sources hagiographiques qui ont formé sa légende. Mais le cardinal, eu égard aux circonstances, complète ce tableau par une incitation à participer à l’entreprise présente, il faut probablement entendre, dans le cas précis, à prêcher la croisade, puisqu’il s’adresse à des Dominicains 1605 . Si l’on tente de récapituler son propos, on obtient le « fil rouge » suivant: Dominique a vaincu quatre adversaires, le diable, sa chair, le monde et les hérétiques; il a institué son Ordre pour prêcher, et mettre fin à la folie qui s’emparait des hommes de son temps, à l’instigation du démon; de même qu’il circulait dans ce but à travers villes et châteaux, il convient aujourd’hui que ses fils fassent de même en prêchant la croisade, afin de venir en aide à la Chrétienté 1606 ; donc, aucune discontinuité n’affecte la vocation des Prêcheurs, dont la mission demeure identique, mais doit s’adapter à l’évolution des circonstances historiques. La conclusion du sermon, citée ci-dessus, est un appel à se croiser, et elle promet l’indulgence décrétée par le pape. Cette mise en perspective de la mission des Frères prêcheurs l’insère bien dans le cadre ecclésiologique plus vaste de l’Eglise universelle, tout en insistant sur ses aptitudes spécifiques, la prédication, avec un sens très pratique de la diversité des institutions ecclésiales et du rôle à faire jouer à chacune.
Si peu exaltée qu’apparaisse cette manière de voir l’Eglise, elle récapitule parfaitement la pensée de l’auteur, par laquelle il débute souvent ses discours: « Rien de nouveau sous le soleil ». Au rythme de la liturgie et des sermons qui l’égrènent, se structure une temporalité double et complémentaire: linéaire, par l’inscription des événements dans l’économie générale du salut; circulaire, dans la réitération annuelle du mystère christique central, le sacrifice sur la croix. Qu’est-ce que le commentaire de la Parole, sinon l’adaptation, en fonction des circonstances, de ces deux données essentielles de la foi qu’elle révèle ?
Nommément désignés aux lignes 11, 13, 21, 41, 43. De tous les sermons de la série de croisade parmi lesquels il est copié, c’est le seul texte qui désigne les ennemis des croisés comme Tartari, et non comme les Sarracenique les Chrétiens combattaient depuis presque trois siècles. Le cardinal connaisait trop bien la situation du Proche Orient pour s’être trompé.
Sur le contexte global de l’offensive de l’Il-Khan de Perse, Hülegû, contre la Syrie durant l’hiver 1259-1260, cf. P. Jackson, The Crisis in the Holy Land in 1260, dans The English Historical Review, t. CCCLXXVI (1980), p. 481-513.
Ms. de Paris, BNF lat. 15947, f. 175vb-177ra.
Ms de Rome, AGOP XIV, 35, f. 21ra-22vb.
A cette date, Alexandre IV invite le clergé séculier à prêcher la croisade conter les Mongols, d’après le registre de l’archevêque de Rouen Eudes Rigaud (Regestum Visitationum Archiepiscopi Rothomagensis, éd. T. Bonin, Rouen 1852, p. 398), cf. C. Maier; Preaching the Crusades... op. cit., p. 85 et note 305, qui me rejoint dans laq datation du sermon. Il ne peut être plus tardif pour deux raisons: il est intégré dans la première édition de la collection, envoyée à Paris avant la fin mai 1261; l’offensive mongole tourne rapidement court et dès septembre 1260, à Ayn Jalut, les Mamelouks taillent en pièces l’armée du général mongol Kit-buqa, éloignant le danger; ce n’est certes qu’un répit, puisque ce sont désormais les Mamelouks eux-mêmes qui menacent les Etats latins, et qui les mettront à bas dans la décennie suivante.
RLSn° 651; cf. A. Walz, Odonis de Castro Radulphi... éd. cit., p. 189-194.
Ibidem, p. 194.
Lignes 31-34 contre les Burgenses, explicitement assimilés à des usuriers (feneratores ) ligne 48, qui « dévorent » les nobles; la vocation guerrière de ces derniers est exaltée aux lignes 23-30, 42-43, 46-48 (passage cité, où est affirmée la vocation à commander de la noblesse), 53-54.
En particulier R. Bacon et A. Marsh, cf. D. Bigalli, I Tartari e l’Apocalisse... op. cit., p. 172 s. Il ne faut cependant pas exagérer l’antagonisme entre la conception baconienne du salut de l’humanité et celle qu’esquisse Eudes de Châteauroux dans ses sermons. Ils partagent l’idée que’une véritable compréhension de la Bible constitue une « lectio historiæ », c’est à dire une actualisation des prophéties bibliques à la lumière des événements contemporains, Ibidem, p. 148-169; R. Bacon ne prend pas le risque, assumé par les Joachimites, de dater précisément la venue de l’Antichrist, même s’il croit fermement que les Mongols en sont la manifestation. Si le cardinal paraît encore plus prudent et n’esquisse même pas ce thème, c’est sans doute parce qu’il connaît bien la situation du Proche-Orient. On se rappelle que lui et le roi Louis IX ont négocié, en vain, avec des envoyés mongols fin 1248 et dans les années suivantes. Il n’a donc plus d’illusions sur une coopération possible pour prendre à revers l’Islam, et il s’est probablement résolu à ne voir en eux qu’un ennemi de plus de la foi chrétienne.
Cf. 2. Mac. 15, 16.
Lignes 79-82.
On distingue très bien dans ce passage les deux sens littéraux, dans la lignée de Langton, que propose l’exégète: une « littera secundum historiam » et une « littera secundum moralitatem », qui s’applique à la spiritualité personnelle, dans l’action, de l’individu chrétien; dans les deux cas, il parle bien de « littera ».
Cette thèse traditionnelle est contredite de façon convaincante par P. Jackson, The Crisis... art. cit., passim.
Sur le rôle des Ordres mendiants dans la prédication de croisade au XIIIe siècle, cf. C. Maier, Preaching the Crusades... art. cit.
A. Walz, Odonis de Castro Radulphi... éd. cit., p. 193: « Quondam consuetudo inoleuerat quod uxor, marito suo prescripto exilio vel dampnato, circuibat domos diuitum ciuitatis cum veste lugubri et lamenta cantabat, ut sic ciues ad misericordiam commoueret erga maritum et marito misericordiam impetraret. Per hunc modum loquitur propheta ad Tyrum et per Tyrum ad totam terram sanctam, ut sumat citharam planctus et lamenti et circueat ciuitatem Ecclesie catholice, id est ciuitates et castra populi christiani, dolorem suum deplangendo et periculum quod ei imminet manifestando, ut sic populus christianus ad compaciendum ei et ad prestandum ei auxilium moueatur... ».