CHAPITRE V - ROYAUTé CELESTE ET ROYAUTÉ terrestre: la difficile adéquation (1261-1271)

L’existence d’Eudes de Châteauroux entre 1261 et 1273 se déroule quasi exclusivement au sein des Etats pontificaux, dans l’entourage étroit de la curie 1607 . Les occasions liturgiques des sermons qu’il donne durant cette période l’illustrent abondamment. A l’évidence, à compter des années 1260, une nouvelle phase dans la carrière du cardinal se dessine, en corrélation d’ailleurs avec l’élection du pape français Urbain IV fin août 1261. Au cours de ce pontificat en effet, l’alliance angevine, définitivement adoptée en 1263 au détriment de la piste anglaise, en vue de la reconquête définitive du Regnumsur les Hohenstaufen, a concrétisé le renversement politico-ecclésiastique qui s’était amorcé durant le pontificat d’Alexandre IV en faveur de la plus puissante monarchie d’Occident, celle des Capétiens 1608 .

Du fait de sa position au sein du sacré collège, Eudes de Châteauroux était bien placé pour appréhender les enjeux de pouvoir qu’impliquait la négociation avec le prince capétien, jusqu’à son sacre de janvier 1266. Et sa culture l’engageait à en traiter dans le registre de la réflexion théorique, à propos des rapports entre Eglise et Etat - ou plutôt ici les Etats- , si présent dans toute la littérature du moyen âge central et tardif 1609 .

Ses six sermons curiaux directement consacrés à l’affaire de Sicile, entre mai 1261 et janvier 1266, apportent des lumières décisives sur les motifs et les méthodes des cardinaux, ces « frères » dont Innocent IV, dans la bulle de déposition de Frédéric II, revendiquait le conseil pour justifier son choix du futur titulaire de la royauté sicilienne.

Deux, les SERMONES n° 24 et 26, ont comme sujet, attesté par leurs rubriques, l’élection du pape, j’essaierai de montrer qu’il s’agit respectivement d’Urbain IV (élu le 29 août 1261) puis de Clément IV (élu le 5 février 1265) 1610 ; si l’affaire sicilienne s’y lit en filigrane, c’est que l’élection au siège de Pierre était profondément influencée par la façon dont se structuraient, autour des grands débats de politique romaine, les factions cardinalices; le principal de ces débats étant alors la question de la Sicile, il a constitué par nature l’enjeu implicite des discussions autour du futur pape. A ce premier groupe, on doit ajouter les trois SERMONES n° 27, 29 et 30, à la thématique très voisine: à la faveur des fêtes des saints Silvestre Ier et Thomas Becket, emblématiques des rapports entre Regnumet Sacerdotium 1611 , l’orateur adresse, sans doute en consistoire, des avertissements au pape comme aux cardinaux romains, à charge pour ces derniers de les rapporter au futur souverain angevin. Concernant saint Silvestre, il rappelle dans quelles conditions s’est opérée, historiquement, la répartition des pouvoirs entre le spirituel et le temporel aux premiers temps de l’Empire chrétien, par contraste avec la situation qui prévalait dans la Bible, où les deux aspects de la souveraineté étaient confondus, désignant clairement par là ce qu’avait voulu Dieu pour sa création. A travers la figure de Thomas Becket, il montre ce qu’il en coûte d’oublier que le « gélasianisme », s’il postule la dualité des pouvoirs, implique aussi leur coopération et surtout, du moins selon l’interprétation admise par tous les papes du XIIIe siècle, la supériorité du spirituel sur le temporel 1612 . Un dernier texte, le SERMO, n° 31, « In unctione domini Karoli in regem Sicile », prononcé à Pérouse où séjournait Eudes le 6 janvier 1266, soit le jour même où Charles était sacré roi de Sicile à la basilique Saint-Pierre de Rome, vient tout à la fois couronner ce cycle et amorcer le suivant. Si l’expression en est essentiellement laudative et utilise à foison la rhétorique papale relative à l’Angevin, présente dès le début des négociations avec le benjamin des frères de Louis IX, les termes mêmes du discours permettent de comprendre, ce que les sermons pour saint Silvestre révélaient déjà, que le rituel même du sacre, et non seulement les termes juridiques de l’inféodation du royaume auxquels se sont presqu’exclusivement intéressés les historiens 1613 , a fait l’objet d’âpres discussions entre les parties, engendrant probablement la mise en chantier, en ce milieu des années soixante, d’un nouveau Pontifical de l’évêque de Rome dont on ne possède pas la version originale, mais qui devait aboutir au début des années 1270, sous Grégoire X, au Pontifical qui porte le nom de ce dernier pape.

Pour interpréter correctement ces sermons, il convient de camper le contexte dans lequel ils ont été produits: on sait que, après de premières approches en 1252, le choix final des papes s’est porté sur le rejeton des Capétiens en 1263 seulement. Le SERMO n° 24 prend place durant cette période, et permet de déceler les premiers affrontements au sein du collège cardinalice, miné par la scission entre deux partis, l’un pro-anglais, l’autre moins aisé à identifier, car divisé sur une solution alternative, mais en tout cas clairement opposé à l’option, majoritaire, favorable aux Plantagenêt. Les SERMONES n° 26 à 30 appartiennent à une seconde phase du processus: la piste anglaise écartée, les cardinaux, notamment ceux issus de la noblesse romaine, cherchent à tirer le meilleur parti de la solution angevine, dans le cadre de discussions serrées avec Charles d’Anjou qui prépare sa descente. Ces SERMONES feront l’objet d’une seconde partie, où seront analysés les enjeux qui sous-tendent toute cette période; concernant la fonction papale, l’orateur se demande quelle est la source et la nature du vicariat du Christ ? Dans ce cadre, l’utilisation, à titre de modèle, du sermon d’Innocent III sur le pape Silvestre 1614 , dit assez dans quel sens s’oriente sa pensée. Concernant la personnalité du guide idéal de la chrétienté, et les modalités de son élection, il énonce un certain nombre de qualités, et de conditions de régularité, que les cardinaux doivent privilégier et respecter durant le conclave. Ces considérations ne sont pas purement théoriques: c’est le dialogue concret avec les représentants de Charles d’Anjou qui leur donne naissance. Ces SERMONES abordent donc la question des rapports entre l’Eglise et le futur souverain sicilien, dans des termes eux aussi largement empruntés à Innocent III.

Il a paru logique de consacrer une troisième partie au prolongement concret de cette réflexion, c’est à dire le SERMO n° 31 sur le sacre de Charles, à partir duquel se met en place une rhétorique, déjà très perceptible dans la correspondance officielle des souverains pontifes, célébrant à l’envi les vertus ancestrales du nouveau champion de l’Eglise, et sa position d’humble serviteur du Christ. Dans cette optique, les SERMONES n° 32 et 33, sur la victoire de Bénévent contre Manfred en février 1266, et n° 44, 47 et 48, qui évoquent celle contre Conradin, dernier rejeton des Hohenstaufen, en août 1268 à Tagliacozzo, ne reculent devant aucune emphase, ainsi en qualifiant le roi de Sicile d’athlète du Christ 1615 . L’insistance correspond certes aux convictions du cardinal et du pape Clément IV; elle s’explique aussi par l’indépendance croissante dont témoigne la politique de Charles dans la péninsule. Quelques SERMONES, si on les lit attentivement, ne parviennent pas à cacher la déception éprouvée par les partisans initialement les plus fervents de la solution capétienne, découvrant à présent ce « côté obscur » de Charles, ainsi ceux pour la croisade contre la colonie sarrasine de Lucera (SERMONES n° 41 à 43), que le roi de Sicile tarde à détruire 1616 .Tous ces SERMONES constituent en quelque sorte le point d’aboutissement du processus de très longue haleine qui avait visé dès 1252, de la part des papes, à transférer dans une autre famille la souveraineté sur le Regnum . Il se poursuit jusqu’en plein conclave de Viterbe (1268-1271), où résonnent d’ultimes échos de cette aventure, sous la forme des SERMONES n° 51, 58, 61 et 62, portant sur l’élection du pape, indéfiniment retardée par les divisions du sacré collège. Quant aux SERMONES n° 54 et 57, adressés aux ambassadeurs de l’empereur grec Michel Paléologue, ils correspondent au moment où Charles, reprenant certains desseins méditerranéens des Hohenstaufen, rêve d’Empire en Orient, contrecarrant ainsi les projets de croisade contre l’Islam, non seulement des papes, et des cardinaux qui les suppléent alors, mais aussi ceux de son propre frère Louis IX, qui a repris la croix en 1267 1617 .

Notes
1607.

J’écarte l’hypothèse, qu’on trouve dans certaines biographies du cardinal (M.-A. Dimier dans DHGE, t. XV, col. 1322; repris par A. Paravicini-Bagliani, Cardinali di Curia... op. cit., p. 205), d’une légation en France, plus précisément dans la région de Limoges, en 1264; les auteurs ne donnent pas leurs sources, mais je pense qu’il s’agit d’une mauvaise interprétation de la documentation. On lit en effet dans le Maius Chronicon lemouicense(éd. RHGF, t. XXI, p. 771A), à propos de l’abbé de Saint-Augustin mort en 1264: « Obiit...; de quo fuit et bene prouisum monasterium Sancti Augustini a domino Odone de Castroradulpho, Tusculano episcopo, apostolice sedis legato; et erat prior Sancti Martialis »; et dans la Gallia christiana... (éd. de 1720, t. II, col. 579): « Geraldus III Fabri, prior Sancti Martialis, abbatiæ Sancti Augustini præficitur ab Odone Castroradulphi Tusculano episcopo et legato apostolico. Post multa bona monasterio collata moritur anno 1264 ». Si j’ai bien compris, Géraud III Fabri, alors prieur de Saint-Martial, est désigné par Eudes de Châteauroux, légat du Saint-Siège, comme abbé de Saint-Augustin, et meurt en 1264; la légation du cardinal doit être celle de 1245-1248, et rien d’autre. D’autre part, il n’est pas sûr que les dernières années à Orvieto se déroulent dans le milieu, au sens strict, de la curie: il est possible que la cardinal se soit durablement installé chez les Prêcheurs de cette ville un peu avant Grégoire X et la cour pontificale; en effet, le pape a fait un premier et bref séjour dans cette ville début avril 1272, avant de passer deux mois à Rome puis de revenir à Orvieto pour longtemps, de fin juin 1272 au début de mars 1273 (cf. A. Paravicini-Bagliani, La mobilità della curia romana nel secolo XIII. Riflessi locali,dans Società e istituzioni dell’Italia comunale: l’esempio di Perugia (secoli XII-XIV), Pérouse, 1988, p. 153-278, ici p. 238); or le cardinal ne souscrit quasiment plus au bas de la documentation pontificale sous ce pape, même s’il le fait une dernière fois en janvier 1273 (cf. Potthast, p. 1703, deux souscriptions en tout, n° 20597 et 20671); signe peut-être qu’il a commencé de prendre ses distances avec les affaires curiales, sentant la mort venir et désirant mener à bien l’édition de ses sermons.

1608.

Bon récit, mais aussi une excellente analyse, des atermoiements de la politique pontificale entre France et Angleterre concernant la Sicile dans F. M. Powicke, The Thirteenth Century... op. cit., p. 121 s.; P. Herde, Karl I. von Anjou... op. cit., surtout le chapitre: Verhandlungen über die Nachfolge im Königreich Sizilien, p. 34-47.

Voir aussi, concernant spécialement le poste de sénateur de Rome, F. Bock, Le trattative per la senatoria di Roma e Carlo d’Angio, dans ASRSP, t. LXXVII (1955), p. 69-105.

1609.

Sur les réserves à émettre concernant les termes traditionnels et, eu égard aux mentalités médiévales, anachroniques dans lesquels est posé le problème (« Eglise et Etat », vus comme deux entités distinctes dont on examine les relations), voir G. B. Ladner, Aspects of Mediæval Thought on Church and State, dans The Review of Politics, t. IX (1947), p. 403-422 (repris dans Idem, Images ans Ideas in the Middles Ages; Selected Studies in History and Art, t. II, Rome, 1983, p. 435-456; je cite désormais G. B. Ladner d’après ce recueil d’articles); A. Vauchez dans Histoire du Christianisme, t. V: Apogée... loc. cit.supra note 7; J. A. Watt dans The Cambridge History of Medieval Political Thought, c. 350-c. 1450(J. H. Burns éd.), Cambridge, 1988, p. 367-423.

1610.

Tous les deux rubriqués: « Sermo in electione pontificis »; je montrerai plus loin, en analysant le contenu et la portée de ces deux discours, que l’évêque en question n’est pas un autre que celui de Rome. Sur ces deux élections, voir A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 47-51 pour Urbain IV (le conclave dure depuis le 25 mai 1261) et p. 53-58 pour Clément IV (le conclave dure depuis le 2 octobre 1264).

1611.

SERMONES n° 27 et 30 pour la fête de saint Silvestre; SERMO n° 29 pour la fête de Thomas Becket.

1612.

J. A. Watt, The Theory... op. cit., passim, a montré qu’au fond, toute la discussion au Moyen âge sur les rapports de l’Eglise et de l’Etat tournait autour de ces trois points: division des pouvoirs, nécessaire coopération entre eux, supériorité du spirituel; voir par exemple p. 182-183; p. 190, etc.

1613.

A l’exception notable de J.-P. Boyer, Sacre et théocratie. Le cas des rois de Sicile Charles II (1289) et Robert (1309), dans RSPT, t. LXXXI (1997), p. 561-607; si le titre de cet article ne mentionne que les second et troisième souverains angevins, précisément parce qu’on ne possède pas l’ordoqui a servi pour Charles Ier en 1266 (p. 568), en vérité l’auteur déduit tout ce qu’il est possible de savoir, d’après les sources, sur ce premier sacre d’un monarque angevin.

1614.

Ce sermon se lit dans PL, t. 217, col. 481A-484B.

1615.

SERMO n° 44, éd. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 181, lignes 166-167.

1616.

Edités et étudiés par C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit.

1617.

Pour un panorama général, D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Paleologus and the West, 1258-1282. A Study in Byzantine-Latin Relations, Hamden, 19732; sur la seconde prise de croix de Louis IX, dans le contexte plus global des événements politiques orientaux, cf. J. Richard, Saint Louis... op. cit., p. 451 s.; J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 290-297.