On ne peut affirmer plus nettement que ne le fait Eudes de Châteauroux, dans son SERMO n° 26, donné en conclave lors de la vacance consécutive à la mort d’Urbain IV, le caractère transitoire de la fonction pontificale et la caducité des papes. Le sermon dans sa première partie embrasse d’abord, à nouveau, la continuité historique entre Ancien et Nouveau Testament 1884 . Mais c’est pour mettre en valeur très clairement la royauté incomparable du Christ, seul pontife pour l’éternité, opposé au sacerdoce suprême, par nature transitoire et voué à s’interrompre, de Melchidedech et Aaron 1885 . Une telle vue nuance une certaine conception de la plenitudo potestatis développée depuis Innocent III, et reprise par Innocent IV 1886 , car dans la pensée de ces papes, Melchisedech incarnait en effet, face aux prétentions impériales, le type du Christ roi et prêtre. Cette idée n’est pas absente, on l’a vu, des sermons d’Eudes de Châteauroux 1887 , mais, indique l’orateur, le pontificat de l’Ancien Testament est à comprendre spirituellement, l’apôtre Paul l’atteste, comme préfigurant celui du pape 1888 . Il résulte de cette exégèse que Melchisedech, Aaron et le pape sont rangés du même côté, celui de la finitude trop humaine et de la succession historique, opposés en cela à l’éternité sacerdotale du Christ. Il s’agit en fait d’une conception de la figure de Melchisedek qui prévalait avant Innocent III 1889 . L’intention de l’orateur de nuancer cette exégèse me paraît d’autant plus évidente qu’il cite, à l’appui de sa thèse, saint Paul dans la lettre aux Hébreux, sur lequel précisément l’exégèse d’Innocent III en faveur du Christ roi et prêtre s’était fondée pour démontrer que son vicaire, le pape, était lui aussi seul roi et prêtre 1890 . En bref, seul le Christ est pontife pour l’éternité selon Eudes de Châteauroux, qui revient ainsi à la thèse de saint Bernard, le premier à avoir proposé cette exégèse du roi de Salem, car il est aussi le premier à avoir vu dans le pape non seulement le vicaire de Pierre, mais celui du Christ 1891 .
L’explication de cet apparent conservatisme exégétique, alors que le cardinal n’ignore rien des vues d’Innocent III sur ce point, me paraît claire à la lumière du reste du sermon: dans le contexte précis de son discours, il veut absolument creuser le fossé entre le Christ Dieu et le pape homme, pour conduire ce dernier à l’autohumiliation, constituant l’un des modes de reconnaissance rituelle de la caducité propre à la fonction 1892 . Cette insistance à toujours distinguer radicalement le Christ, Dieu et homme, des simples hommes pécheurs qui peuplent l’Eglise militante, et cela quelle que soit l’importance de leur fonction, et même, pourrait-on dire, surtout si leurs fonctions sont importantes, se lit dans d’autres occasions. Le SERMO n° 25 sur la canonisation de Richard de Chichester par exemple, de peu antérieur au SERMO n° 26, commence par montrer que le seul véritable sanctusest le Christ, consacrant par la suite des développements à la fragilité tout humaine de ceux que le pape canonise 1893 . Mais dans le SERMO n° 26, l’argument est développé dans le cadre spécifique de l’élection pontificale et de considérations sur la nature du pouvoir du pape. Sa plenitudo potestatis 1894 n’est en quelque sorte que transitoire, et ses limites sont rappelées: elle doit, dans certains domaines au moins, être partagée avec d’autres évêques 1895 , lorsqu’il s’agit de condamner des erreurs doctrinales; elle est avant tout destinée à instruire le peuple chrétien 1896 ; elle a pour but d’établir la paix dans l’Eglise, en tranchant définitivement les conflits, pour éviter qu’à l’infini on ne fasse appel des jugements ecclésiastiques 1897 . Bref, se conjoignent deux thèmes: d’une part la place du pape dans l’institution, la configuration ecclésiologique qui le lie aux évêques, où Eudes de Châteauroux, même s’il a combattu les universitaires séculiers en faveur des frères mendiants, se montre plutôt un partisan des thèses organicistes regardant l’unité du corps ecclésial et les rapports des membres et de la tête; et d’autre part la question théologique de la nature même de la commission pétrine, transmise par définition à des souverains pontifes faillibles et de brève durée. Même si la plenitudo potestatisspécifique du pape est nettement distinguée de celle des autres prêtres, l’imbrication des ordinations va nettement dans le sens d’une vision organiciste de l’institution ecclésiale, insistant sur les liens qui unissent les différentes composantes du corps 1898 . De même, un peu plus loin, l’orateur propose une version équilibrée de la théorie organiciste de la tête et des membres, tout en insistant sur l’unité qui doit présider aux destinées de l’Eglise militante, à l’image de ce qui se passe dans l’Eglise triomphante 1899 .
Ce caractère transitoire du titulaire de la fonction papale se déduit par ailleurs de ce qui se produit pour tous les prélats, selon l’Ecriture: ils doivent mourir et être remplacés régulièrement 1900 . Cela revient à proposer une histoire de l’Eglise, en lieu et place d’un fixisme théologique où l’on exalterait, selon ses convictions, tantôt l’éternité de la commission pétrine confiée à tous les prêtres, évêques successeurs des apôtres comme curés successeurs des 72 disciples (thèse des Séculiers contre les Mendiants), tantôt la suprématie pontificale qui est placée au-dessus, et non dans l’Eglise (thèse des extrêmistes de la théocratie pontificale) 1901 . De ce point de vue historique aussi, la mort des papes, si elle crée un moment d’intense incertitude pour la Chrétienté, acquiert de par cette régularité « naturelle » un caractère distinct de celle des rois, qui souvent survient de manière violente 1902 .
Aux lignes 62-85, l’orateur fait allusion à proprement parler au thème des 25 années de pontificat de saint Pierre 1903 , que les pontifes n’ont jamais dépassées, d’une manière qui n’avait jamais été aussi nette dans les sermons antérieurs où il abordait ce thème 1904 . J’ai dit que saint Pierre Damien, le premier, adressa un traité au pape Alexandre II sur cette question, vers 1067, bientôt suivi par saint Bernard 1905 , l’un des auteurs préférés d’Eudes de Châteauroux, puis par Jean de Salisbury 1906 . Même si Pierre Damien n’est pas explicitement cité, il est impossible que le cardinal n’ait pas en tête son traité De breuitate vitae Romanorum pontificum, et diuina prouidentia 1907 . Pierre Damien choisit deux exemples de rois séculiers 1908 , David et Auguste, qui ont régné respectivement 40 et 56 ans, pour les opposer à la brièveté des souverains pontificats et démontrer la différence radicale de nature entre les deux pouvoirs; or l’orateur évoque, quelques lignes plus bas, des « rois, des papes, d’autres princes qui ont régné et commandé quarante ans, et même certains, cinquante et plus. Mais on ne trouve aucun pape qui ait siégé plus de 25 ans, sinon saint Pierre. Pourtant, de jeunes gens ont parfois été élus, âgés de trente ans environ » 1909 ; il me semble évident qu’il songe aux exemples historiques fournis par Pierre Damien 1910 .
On note enfin que, filant la métaphore de la brièveté à partir de deux citations de l’Ecclésiastique, Eudes de Châteauroux évoque la « sorte de langueur » que constitue la vie du souverain pontife, à laquelle « met fin le médecin qui soigne toutes les infirmités, soit parce qu’ils [les papes] sont indignes d’occuper le siège apostolique, soit parce que le monde n’est pas digne de posséder un tel pape; il est alors comme arraché aux hommes afin que la méchanceté ne vienne gâter l’intellect » 1911 . Au-delà du topos sur le caractère pénible d’une fonction qui a en charge l’Eglise universelle et ne s’accorde jamais un instant de repos, contrainte à une perpétuelle vigilance (la correspondance des papes, et notamment le début de leurs bulles, est souvent prolixe en la matière), il faut sans doute lire ici une allusion critique au développement, déjà évoqué à propos d’Innocent IV, de la médecine à la cour des papes du XIIIe siècle. De ce point de vue, le signe ambivalent que donne Dieu en faisant mourir le souverain pontife revêt une double connotation: laudative, et l’orateur songe peut-être à Urbain IV; dépréciative, et le pape visé pourrait être Innocent IV, que les médecins n’ont pu sauver et qui mourut apparemment dans la force de l’âge,selon le cardinal dans son SERMO n° 18. L’un des médecins de la cour pontificale est au demeurant le cardinal Jean de Tolède, qu’Eudes de Châteauroux aime si peu qu’il le prend ouvertement à parti, dans son SERMO n° 29 pour la fête de Thomas Becket 1912 .
Donc le pape meurt, en général vite, et les cardinaux sont fréquemment conduits à leur élire un successeur 1913 . Certains d’entre eux, sinon tous, apparaissent comme d’évidents « papabili ». Eudes de Châteauroux renouvelle alors, de façon encore plus précise et violente que dans le SERMO n° 24, ses attaques contre les acteurs du système népotiste.
‘« Pour élire un souverain pontife, les hommes ne doivent pas user d’astuce, de fraude ou de mensonge, qui sont la sagesse du monde et du diable, et tend à son propre intérêt, non à l’intérêt commun; à l’oppression de ses ennemis, non à l’édification, sinon en sa faveur et celle de ses amis. De cette façon aussi, on veut obtenir de ne pas craindre celui auquel on résiste avec audace, cherchant plutôt à se faire craindre de lui. Il arrive ainsi qu’un élu peu convenable soit choisi, et même parfois un élu indigne, et que l’élu qui convient soit repoussé, et son élection empêchée... L’apôtre décrit les conditions qu’il convient à l’évêque de satisfaire. Mais ces conditions doivent avant tout se trouver dans le souverain pontife, et c’est pitié lorsqu’elles lui manquent plus qu’à tout autre » 1914 .’Les développements sur le caractère charnel de la prêtrise suprême sous l’ancienne loi, auquel s’oppose la nature spirituelle du sacerdoce évangélique, sont très clairement dirigés contre tous les cardinaux népotistes, comme c’était déjà le cas dans le SERMO n° 24, où Riccardo Annibaldi constituait implicitement la cible 1915 . Il en va de même des considérations, de nature juridique, sur les conditions canoniques de l’élection, qui veulent éviter des tractations du type de celles qui ont eu lieu lors de l’élection d’Urbain IV 1916 . Cela dit, ces passages sont à remettre dans le contexte global du sermon. Quelque spirituel que soit le sacerdoce hérité du Christ, il n’est jamais assumé que par de simples humains dont l’espérance de vie est d’autant plus brève qu’ils occupent le sommet des dignités ecclésiastiques, et, de ce point de vue, il différe radicalement du pontificat éternel du Dieu fait homme. C’est pourquoi le bon élu est le pape « idoneus » 1917 , celui qui, adapté à sa fonction, a conscience de ses faiblesses et sait s’appuyer sur le conseil des cardinaux. Dans ces conditions, il ne peut effectivement faillir entièrement à sa mission; et s’il était angélique, le cardinal le dit explicitement, il n’aurait plus sa place parmi les hommes et leur serait arraché 1918 .
Tout cela est à rapprocher des attaques contenues dans le SERMO n° 27, constituées d’allusions évidentes aux manœuvres des cardinaux romains à l’intérieur du collège pour ménager une solution à la question du siège pontifical, comme du trône de Sicile, qui favorise les intérêts de leur Ville, sans qu’il soit possible d’en dire plus. On sait qu’à cette élection de 1264, Gian Gaetano Orsini manqua de peu la tiare; signe des temps, c’est le Français Gui Foucois qui s’impose comme solution de compromis 1919 .
SERMO n° 26, lignes 11-22.
Il suivait ainsi l’apôtre Paul, en Hb. 7.
Cf. J. Leclerq, L’idée de royauté... op. cit., p. 48-49; et surtout M. Maccarrone, Vicarius Christi...op. cit. p. 115-117, qui cherche à tout prix, à propos du sermon sur saint Silvestre et de celui sur sa propre consécration papale, à minorer la portée des conséquences théocratiques de l’exégèse d’Innocent III.
SERMO n° 27, lignes 109-110.
Lignes 12-13.
Cf. R. Lerner, Gioacchino da Fiore come legame... art. cit., p. 137-138.
Hb. 5, 7, cité ligne 97. Aujourd’hui, l’attribution de cette lettre à l’apôtre est contestée; mais personne au moyen âge ne doutait de son authenticité paulinienne.
Cf. R. Lerner, Gioacchino da Fiore come legame... art. cit., p. 138; W. Ullmann, The Growth... op. cit., p. 428-430; Y. M.-J. Congar, L’Eglise... op. cit., p. 186.Par ailleurs, le propos de R. Lerner consiste à démontrer, de façon convaincante, qu’en réalité, contrairement à ce qu’affirme K. Pennington (Pope Innocent III’s Views... art. cit.), un autre exégète a précédé saint Bernard dans cette voie, Joachim de Fiore, et que ce dernier est sans doute allé un peu plus loin que le saint cistercien, en voyant en Melchisedek l’incarnation symbolique du pouvoir royal, cependant délégué à des laïcs.
Cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... cité, p. 13-14 (à propos des considérations de Jean de Salisbury) et Indice delle cose notevolip. 379, s. v. « autoumiliazione ».
Voir l’analyse de ce sermon au chapitre suivant.
Evoquée ligne 41.
Ligne 34. Les événements survenus à l’université dans la décennie précédente ne sont sûrement pas étrangers à ce genre de propos.
Lignes 27-29; c’est donc la fonction pastorale du pape qui est avant tout exaltée, ici et dans d’autres passages du texte, ainsi lignes 53-55 où Eudes de Châteauroux insiste sur celle de tous les prêtres.
Lignes 40-43.
Lignes 40-41.
Lignes 43-52.
Lignes 63-65, sur la mort de tous les prélats, mais spécialement des papes.
A vrai dire peu partagée par les grands docteurs mendiants du XIIIe siècle, cf. Y. M.-J. Congar, Aspects ecclésiologiques... art. cit., p. 88-145 surtout.
Cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 11.
Ibidem, p. 5-11.
Les SERMONES n° 18 et 22.
Cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 12-13.
Cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 13-14.
Ed. K. Reindel, Die briefe des Petrus Damiani, t. III, Munich, 1989, lettre 108 p. 188-200.
Cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 6.
Lignes 78-80.
C’est en tout cas l’avis d’A. Paravicini-Bagliani dans sa postface à l’éd. française, Le corps du pape... op. cit., p. 265; l’auteur se demande si le jeune pape de trente ans évoqué anonymement ne serait pas Innocent III.
Lignes 70-73.
Il a tenté sans succès de soigner Innocent IV à la fin de 1254, cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 231 note 2; H. Grauert, Meister Johann... art. cit., p. 138 et note 2.
SERMO n° 26, ligne 25; ligne 55.
Lignes 110-120
Lignes 86-97.
Lignes 98-100.
Lignes 115-116.
Lignes 71-73.
Cf. E. Dupré-Theseider, Roma dal comune... op. cit., p. 104. La durée de l’élection prouve l’importance des divergences, auxquelles le nouveau pape Clément IV, finalement élu, fait lui-même allusion dans une lettre encyclique postérieure à son élection, cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 55-56 et note 73, où la lettre évoque clairement les dissensions entre deux cardinaux et l’inspiration d’un troisième, jeune, sans doute Matteo Rosso Orsini, qui suggère la viam compromissi.