A la suite de cette longue analyse des conceptions ecclésiologiques du cardinal Eudes de Châteauroux, dans le contexte particulier des années 1264-1265, l’ensemble des événements des années suivantes, qui voient le roi de Sicile prendre effectivement en main le Regnum, reçoit un éclairage saisissant des nombreux SERMONES qu’il consacre à la conquête et ses difficultés. Le « la » est donné par le SERMO n° 31 sur le sacre, où sont exaltés avec emphase le choix de Charles par le Seigneur pour défendre son Eglise, ainsi que le sang de sa race; le cardinal y fait preuve d’une étonnante subtilité dans l’exégèse de la Bible, aboutissant à la subordination nette, plus nette encore que ce qu’on lisait dans les réflexions théoriques des années précédentes, du souverain au pape. Les deux SERMONES n° 32 et 33, consacrés à la victoire de Bénévent sur Manfred, en février 1266,puis les trois SERMONES n° 44, 47 et 48, consacrés à celle, définitive, sur la « race venimeuse » des Staufen, en l’occurrence Conradin, à Tagliacozzo en août 1268 1951 , répondent parfaitement au SERMO n° 31 sur le sacre dans leur tonalité générale.
Par contre, d’autres discours, vers la même époque, ne sonnent déjà plus le même son. Certes le cardinal Eudes de Châteauroux y martèle les thèmes étudiés jusqu’ici, en particulier celui de la royauté du Christ et des conséquences qui en découlent pour les pouvoirs de son vicaire et ceux de son Eglise. Mais il le fait en quelque sorte dans le vide, sans plus d’interlocuteur séculier.En fait, depuis 1266, le roi de Sicile était devenu parfaitement indépendant et dialoguait directement avec Dieu. C’est en tout cas, très clairement, ce que raconte André le Hongrois dans l’œuvre de propagande qu’il compose pour son maître vers 1272, la Descriptio victoriae a Karolo Provinciae comite reportatae 1952 . Bref, alors que la période 1263-1266 est celle d’un dialogue conflictuel entre les deux pouvoirs, la suivante voit coexister deux discours autistes. Le cardinal, lorsqu’il évoque Bénévent et Tagliacozzo, songe moins à Charles qu’aux perpectives nouvelles d’évangélisation que ses succès ouvrent; retrouvant les accents du passé, il pense, comme Louis IX, à la croisade contre les hérétiques, les Mahométans, les Grecs, les Païens et les Cumans, lorsque le roi des Sicile rêve de grands projets méditerranéens. C’est ce divorce dont les SERMONES n° 41 à 43 permettent de percevoir quelques échos, lorsque la Curie doit pousser son champion à éradiquer complètement la colonie sarrasine de Lucera, qui n’est définitivement vaincue qu’en août 1269, soit un an après la victoire de Tagliacozzo 1953 . A l’évidence, à cette époque, Charles a d’autres projets, dont certains peuvent a priori s’apparenter à une croisade, puisqu’ils le conduisent en Orient, chez les Grecs; mais c’est en réalité une politique de pur prestige et de grandeur séculières, non celle d’un bras armé et obéissant de l’Eglise, d’autant plus facile à conduire que la papauté, affolée par la révolte des partisans des Hohenstaufen, lui avait accordé le titre de vicaire impérial en Toscane 1954 . Cette situation s’accentue à partir de la mort du pape Clément IV, le 28 ou 29 novembre 1268, qui déclenche le conclave de Viterbe 1955 .
Les derniers SERMONES, n° 54 et 57, d’Eudes de Châteauroux, qui puissent être mis directement en relation avec la personne du roi de Sicile portent, précisément, sur l’alliance avec l’Eglise grecque, proposée par Michel Paléologue dès 1266 à Clément IV, puis à Louis IX, pour contrer la politique aggressive de Charles en Méditerranée 1956 . Par ailleurs, on ne manque pas de témoignages sur la pression forte, quoiqu’insidieuse, que ce dernier aurait fait peser sur le conclave, soit par l’intermédiaire de ceux des cardinaux qui le soutenaient, soit, parfois, en s’y rendant en personne 1957 . Le résultat en est connu: le plus long conclave qu’ait jamais connu la Chrétienté s’installe 1958 . L’impasse est telle que les Viterbiens traitent de plus en plus durement les cardinaux, dont certains, tel Henri de Suse, doivent être évacués; d’autres décèdent en cours de route 1959 . La série des sermons pour l’élection du pape, déjà consistante, prend alors une considérable ampleur et retrouve les accents pathétiques déjà entendus, d’appel à la concorde dans le Christ et à l’union sous l’inspiration de l’Esprit: les SERMONES n° 51, 56, 58, 61 et 62 scandent cette impuissance des cardinaux, reprenant et approfondissant tous les arguments antérieurement développés, en vain. C’est sur cette note d’échec, douloureusement ressenti, que s’achève le compte-rendu par Eudes de Châteauroux du conclave de Viterbe 1960 .
L’Epouse du Christ éprouve dans ce début des années 1270 les plus grandes difficultés à enfanter 1961 ; étrange contraste avec le début de l’année 1266, où Dieu et son Eglise adoptaient Charles de Sicile.
SERMONES n° 44, 47 et 48.
Voir L. Capo, Da Andrea Ungaro... art. cit., p. 811 pour la date de l’œuvre; p. 829-842 pour la façon dont le chroniqueur met Charles seul face à Dieu, dans une logique historique où c’est certes la Providence qui guide l’ensemble de l’entreprise, mais sans l’intermédiaire du pape.
Cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 354.
Cf. E. G. Léonard, Les Angevins... op. cit., p. 63, surtout p. 90-108 pour les projets orientaux; p. 66 et p. 98 pour le vicariat impérial.
Cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit. , p. 61 s.; sur l’indépendance accrue de Charles à compter de cette date, E. G. Léonard, Les Angevins... op. cit., p. 98 s.
Sur tout cela. D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Paleologues... op. cit., p. 200-228.
Cf. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 154-156. En réalité, les historiens divergent sur le rôle du roi de Sicile durant le conclave: les uns, sur la foi des chroniqeurs, le voient faire pression sur les cardinaux, Ibidem, p. 156 note 84, citant les Annales Ianuenseset Tolomeo de Lucques; P. Herde (voir sa notice, Carlo I d’Angio, dans le DBI, t. XX [1977), p. 199-226, ici p. 214) pense au contraire que le roi de Sicile avait tout intérêt à faire traîner les choses en longueur, incertain qu’il était du choix final des cardinaux, et pouvant durant ce temps mener la politique qu’il souhaitait.
Il dure exactement deux ans et neuf mois, puisque le successeur de Clément IV, Grégoire X, est élu le premier septembre 1271, cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit. , loc. cit.supra (note 349). Encore faut-il attendre plusieurs mois avant qu’il ne soit de retour en Occident, en janvier 1272; une fois de plus, le compromis entre les cardinaux, pour sortir de l’impasse, a abouti au choix d’un prélat extérieur au sacré collège, l’archidiacre de Liège Tedaldo Visconti, lequel effectuait alors un pélerinage en Terre sainte et se trouvait à Acre, cf. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 158-162.
Ibidem, p. 149 et p. 159 pour la maladie et la sortie du conclave d’Hostiensis, dont le propre témoignage est cité (p. 149 note 70; voir aussi A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 70 et note 102); au moment du compromis, Jean de Tolède est, lui, absent, retiré dans sa camera , on ignore à vrai dire pour quelle raison, Ibidem, p. 158-159 et note 90; quant à Giordano Pirunto et Etienne de Vancza, ils sont décédés entre-temps, Ibidem, p. 154 note 81. En général, pour les maladies dont sont victimes les cardinaux, à cause des « arctationes » des Viterbiens, A. Franchi, Ibidem, p. 67-76; le SERMO n° 55 est tout entier consacré à ce problème.
Le dernier texte du ms. de Pise, Bibl. Cateriniana 21, qui fasse état du conclave et de ses difficultés, est l’intervention en conclave de l’archevêque de Tours Vincent de Pilmil, suivie de la réponse d’Eudes de Châteauroux au nom du sacré collège, que je date du 14 août 1270 (SERMO n° 63, éd. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 259-261); voir le tableau de l’annexe 2 sur ce très curieux sermon.
Cf. entre autres multiples exemples le SERMO n° 55 (éd. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 238-239, ici p. 239 lignes 39-40): « Et alors que cette mère [l’Eglise] se tord pour accoucher et s’est enfermée dans ce but, vous l’en empêchez ».