L’existence de la colonie sarrasine de Lucera constitue, contre les Hohenstaufen, un très ancien chef d’accusation de la papauté 2097 . Grégoire IX avait d’abord tenté de convertir, sans beaucoup de succès, cette population musulmane originaire de Sicile, déportée à partir de 1223, sur les ordres de Frédéric II, depuis l’île sur le continent, dans le nord-est du Regnum . Quoique mécontente de l’existence, en plein territoire chrétien, d’une telle enclave, la papauté ne s’en est que très peu préoccupée par la suite. C’est seulement la croisade contre Manfred qui ramène ce problème au premier plan de l’actualité, à la fin du pontificat d’Innocent IV. Cela parce que le fils de Frédéric, rompant des pourparlers engagés avec le pape, s’était réfugié à Lucera, entre autres pour s’y emparer du trésor du royaume. Par la suite, plusieurs bulles des papes, Alexandre IV, Urbain IV, enfin Clément IV, appelant à la croisade contre le Staufen, sans jamais explicitement désigner la colonie sarrasine comme leur objectif principal, l’avaient englobée parmi les griefs d’accusation qui justifiaient leur appel à la guerre sainte contre un Prince chrétien 2098 . La victoire de Bénévent place Charles de Sicile face au problème: la colonie, dès qu’elle a eu connaissance de la défaite et de la mort du Hohenstaufen, s’est immédiatement soumise au nouveau maître du Regnum, moyennant quelques garanties exigées de ce dernier. Contre la livraison du trésor royal et la destruction des fortifications qui protégeaient Lucera, ses habitants musulmans obtinrent la permission d’y demeurer et celui de pratiquer librement leur religion. Donc, Charles de Sicile n’a pas souhaité faire preuve de rigueur particulière contre cette enclave peuplée d’infidèles, attitude réaliste sans doute, mais qui tranche nettement avec les deux SERMONES n° 32 et 33 étudiés plus haut, où Eudes de Châteauroux envisage la victoire de Charles et du parti de l’Eglise comme le début d’une reconquête contre tous les ennemis des Chrétiens; il n’y mentionne pas spécifiquement Lucera, mais il y a fort à parier qu’il y songe. En tout cas, la révolte de l’ensemble de cités du Regnumcontre Charles au début de 1268, dont la colonie de Lucera, qui peu à peu en était venue à faire partie du paysage politique normal du sud de l’Italie, marque un changement d’attitude chez le pape. Pour la première fois, en février 1268, une bulle de croisade de Clément IV est spécifiquement dirigée contre les Sarrasins installés à Lucera 2099 . L’un des arguments majeurs du pape dans sa bulle était celui de la guerre juste, dans la mesure où la garnison angevine de Lucera avait été massacrée à l’occasion de la révolte. Dans la foulée, le pape commissionne des légats chargés de prêcher sur ce thème; seul le nom de Raoul de Grosparmi est connu, mais il est probable qu’Eudes de Châteauroux, compte-tenu de l’existence des trois SERMONES mentionnés, n° 41 à 43, tous rubriqués « à propos de la rébellion des Sarrasins de Luecra en Apulie », a été chargé de la même tâche, ce que ses états de service suffisent amplement à expliquer.
Les trois SERMONES ne comportent aucun indice précis qui permette de les dater. Le manuscrit qui en procure l’unique copie, celui d’Arras, s’il n’autorise pas, contrairement à celui de Pise, un travail rigoureux de datation, peut cependant être situé précisément dans le temps: son premier sermon est celui pour le sacre de Charles d’Anjou, du début de 1266; il s’achevait, avant d’être mutilé, par un dernier sermon sur la mort de Clément IV, donc de la fin novembre 1268. Cela suffit pour s’assurer que les trois sermons sont bien postérieurs à la bulle du pape de février 1268; on comprend sans peine la motivation de l’orateur, outre la commission officielle dont il a peut-être été chargé; il fallait, comme il l’avait suggéré dans ses deux discours sur la victoire de Bénévent, en finir définitivement avec cette « verrue » en plein territoire chrétien. On vient de constater à nouveau, à propos des sermons pour Tagliacozzo, combien la disparition de la race venimeuse des Hohenstaufen l’obsédait; or la preuve évidente de sa nocivité était fournie par son alliance objective avec une religion ennemie de la Chrétienté. A peu près à la même époque, le Sultan mamelouk Baibars conduit une série d’offensives qui vont déboucher, quelques années plus tard, sur la disparition définitive des Etats latins d’Orient. Ces préoccupations de l’ancien croisé de Terre sainte qu’était le cardinal transparaissent dans sa prédication, puisqu’on possède de lui, pour l’année 1266, le SERMO n° 34 où il réagit à l’annonce de la prise de la forteresse de Safet, tenue par les Templiers, en Galilée. Dans le manuscrit de Pise, un sermon que je crois pouvoir dater du tout début de septembre 1268 est rubriqué: « Sermon [datant] de l’époque où Conradin et Henri de Castille perturbaient l’Eglise en-deçà des mers, et le Sultan de Babylone [comprendre Baibars] au-delà » 2100 . Bref, il n’y a pas lieu de douter, comme le contenu des SERMONES n° 41 à 43 va bientôt le confirmer, de la sincérité d’Eudes de Châteauroux: à ses yeux, l’extermination de la race maudite des serpents Staufen, depuis longtemps suspectée de connivence avec la religion de Mahomet, avait partie liée avec la capacité de la Chrétienté à reprendre l’offensive missionnaire et évangélisatrice, tout en menant, là où le droit canon le justifiait, une guerre juste. Un champion de l’Eglise ne pouvait tolérer l’existence dans son royaume d’un avant-poste de l’Islam; Charles de Sicile n’avait que trop tardé à intervenir contre Lucera, et de fait, il en avait éprouvé les conséquences, lors de la révolte de février 1268.
Le pape, face à l’inaction de son vassal, qui jugeait sans doute que d’autres terrains d’intervention étaient plus urgents face à la révolte du Regnum, envoie fin février 1268 des troupes contre la colonie, sans succès; il faut attendre l’insurrection généralisée, consécutive au fait que Conradin a franchi l’Apennin et marche sur Rome, pour qu’en mars, le roi se décide enfin à réagir. Il converse longuement avec le pape et les cardinaux lors des fêtes de Pâques, à Viterbe, et y prend solennellement la croix avec toute son armée, tandis que Conradin est excommunié 2101 .
On possède un autre sermon pour la croisade d’Eudes de Châteauroux, qui ne mentionne pas les Sarrasins de Lucera, le SERMO n° 49, simplement rubriqué: « Pour inviter à la croix » 2102 . Tous les manuscrits où on le lit, dont celui de Pise, représentent la seconde édition des collections de sermons du cardinal; il ne peut donc s’agir d’un discours relatif à la première croisade de Louis IX. En outre, sa place dans le manuscrit de Pise prouve qu’il est lui aussi de 1268, peut-être de l’automne de cette année 2103 . Mais il est tout aussi tentant de penser que le cardinal a prêché sur ce thème, devant la Curie et Charles d’Anjou, à Pâques 1268, lors de la prise de croix solennelle. A défaut de preuve concernant la date de ce SERMO N° 49, un indice nous montre qu’il faut le rattacher au groupe des trois SERMONES relatifs aux Sarrasins de Lucera, son thème biblique, tiré de l’Apocalypse: « Puis je vis un autre ange monter de l’Orient, portant le sceau du Dieu vivant; il cria d’une voix puissante aux quatre anges auxquels il fut donné de malmener la terre et la mer: Attendez, pour malmener la terre et la mer et les arbres, que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu » 2104 . Or ce verset a une histoire au XIIIe siècle: il a beaucoup servi dans la controverse joachimite des années 1255-1260, notamment dans les rangs des Franciscains imprégnés de cette doctrine (Gherardo de Borgo San Donnino par exemple), qui voyaient dans cet ange, celui du sixième sceau, la figure de François d’Assise 2105 , et y décelaient l’annonce du rôle providentiel de leur ordre aux derniers temps, dont ils jugeaient la venue proche. En Italie, dans le cadre des luttes entre Hohenstaufen et papes, le joachimisme a déclenché l’éclosion d’une floraison de traités attribués à l’abbé calabrais, tels le Super Hieremiam, le De Oneribus, le Super Isaiam, qui tiraient des écrits de Joachim des prédictions pour l’avenir; l’année 1268 elle-même voit fleurir, dans ce genre, de courtes prophéties polémiques, qui s’insérent dans les derniers soubresauts du combat repris par Conradin 2106 . A vrai dire, il est difficile de dire toujours quel est le parti-pris de ces différents libelles; la plupart tournent autour de l’idée qu’un empereur des derniers temps, qu’il est facile de rattacher à la famille des Hohenstaufen, surgira avant la Parousie pour combattre l’Antichrist. Ce qui est sûr, c’est que le cardinal Eudes de Châteauroux n’a pas choisi ce verset par hasard; il voulait, une fois de plus, rétablir une exégèse orthodoxe de l’Ecriture, et montrer, en interprétant correctement ce passage, que c’est bien l’Eglise qui détient, en la matière, le magistère doctrinal. Il le fait donc servir à la croisade, entreprise symbolisant par définition la plénitude du pouvoir des papes et la royauté du Christ, et en procure une exégèse des plus classiques, d’une parfaite rationnalité théologique, appuyée sur l’outil universitaire par excellence, la Glose, nourrie de la Tradition des Pères:
‘« Portant le sceau du Dieu vivant, c’est à dire la croix par laquelle il marquerait les siens, ou une puissance égale à celle du Père - de même que le Père avait la vie en lui-même, de même il donna au Fils de l’avoir en lui-même-, ou encore l’immunité vis-à-vis du péché, grâce à laquelle il se révèlerait comme Dieu, puisque tout homme est pécheur. En effet, toute créature rationnelle, pour ce qui dépend d’elle, peut pécher. Lui seul ne peut pécher. Parce qu’il a accompli ce que seul Dieu peut faire, ce furent là des signes qu’il était égal à Dieu le Père, était un Dieu vivant: en ceci qu’il ne pouvait pécher; en ceci que sur la croix, où mourraient les hommes, puisque c’est un instrument de mort, en tant que Dieu, ou quant à sa déité, il ne pouvait mourir; plutôt, il y a vaincu la mort[...]. C’est lui-même qui est monté le premier sur la croix, pour se vivifier lui-même en tant qu’homme, et vivifier les autres hommes [...]. En cela, il a conféré à la croix une grande autorité, [faisant en sorte] que ce qui était le bois et l’arbre de mort, devînt le bois et l’arbre de vie [...]. Ces trois faits donc: accomplir des choses telles que personne sinon Dieu ne peut le faire, en quoi il égalait le Père, ne pas pouvoir pécher, nous vivifier par sa mort, cela signalait et démontrait qu’il était un Dieu vivant. Ces trois faits sont: l’égalité par laquelle il s’égale au Père, l’immunité vis-à-vis du péché, et la croix, ainsi que le dit la Glose à cet endroit » 2107 .’Le rapport avec les trois SERMONES, n° 41 à 43, sur Lucera, est évident, en ce que là aussi, le cardinal polémique avec les pseudo-exégètes, férus d’apocalyptique appliquée aux événements politiques contemporains, comme l’a très bien démontré C. Maier dans sa solide étude de ces trois sermons. Il semble bien qu’Eudes de Châteauroux ait laissé l’unique témoignages de sermons prêchés contre la colonie sarrasine, et qu’il l’ai fait là aussi pour hâter l’intervention du roi de Sicile, en lui démontrant qu’en agissant autrement, il manquerait aux devoirs de champion de l’Eglise qu’il s’était engagé à remplir lors de son sacre. Le siège de la place forte commence effectivement en mai 1268, mais cesse dès la fin de juillet, à cause du grand combat qui se profile contre Conradin, lequel triomphe pour l’heure à Rome 2108 . C’est après Tagliacozzo que reprennent les hostilités contre la colonie sarrasine; il faudra près d’un an pour que les assiégés se rendent, en août 1269 2109 .
Des trois SERMONES consacrés par Eudes de Châteauroux à cette affaire, le dernier dans le manuscrit d’Arras, le SERMO n° 41, paraît avoir été prononcé alors que Conradin était encore vivant, ce qui n’est plus le cas après le 29 octobre 1268 2110 . Son théme biblique: « Ils ont fait éclore des œufs de vipère et tissé des toiles d’araignée. Qui mange de leurs œufs en mourra; écrasés, il en sort un serpent» 2111 , est en effet très directement dirigé contre le dernier des Hohenstaufen, avec l’allusion nette à la race de vipères dont il est issu. Quant aux deux autres, toutes les dates sont possibles entre février 1268, déclenchement officiel de la croisade, et l’été 1269, où Lucera tombe. S’il ne comporte aucun appel explicite à se croiser, le SERMO n° 42 évoque très clairement la prédication voulue par les papes, et l’indulgence accordée à ceux qui prendront part à l’expédition; déjà le SERMO n° 49 pour la croisade, cité ci-dessus, promettait cette indulgence, et contenait des exhortations à revêtir la croix 2112 .
Comme le note C. Maier, le plus intéressant dans ces sermons, c’est leur tonalité de controverse avec la propagande de type apocalyptique, pour partie favorable aux Staufen, qui battait son plein à cette époque en Italie. Pour autant, il ne me paraît pas juste de faire d’Eudes de Châteauroux, pour le camp papal, l’équivalent contradictoire de ce type de littérature. Au contraire, l’extrait cité du SERMO N° 49 l’établit clairement, le cardinal entendait défendre l’orthodoxie exégétique, contre les vaticinations millénaristes qui prévoyaient soit le retour d’un empereur des derniers temps, soir encore, chez les Gibelins, celui d’un « roi nouveau », préfigurant l’ Antichrist, qu’ils assimilaient à Charles d’Anjou 2113 . Mais ce n’était pas pour lui un simple problème de parti-pris pro-angevin. Ce que combat depuis toujours l’orateur, c’est la trahison des principes mêmes de l’exégèse chrétienne, qui entend prédire le futur à l’aide de l’Ecriture, en jouant de l’autorité du texte sacré pour abuser les fidèles naïfs ou mal dégrossis. De ce point de vue, les thèmes de ses trois SERMONES, tous vétéro-testamentaires, consistant soit en des menaces à caractère prophétique contre la désobéissance du peuple d’Israël, soit, cas du SERMO n° 43, en une prophétie au sens exacte, tirée d’Isaïe, ne peuvent en aucun cas être comparés avec les prédictions contenues dans la littérature polémique contemporaines. Les prophéties de l’Ancien Testament relèvent typiquement du mouvement le plus ancien de l’herméneutique chrétienne, établissant le lien entre la lettre de la loi ancienne, et le sens spirituel dont l’a revêtue la venue du Christ. Jamais Eudes de Châteauroux ne se risque, dans le cadre en tout cas officiel d’un sermon, à pronostiquer l’avenir à partir du présent. Chez lui, le mouvement est toujours, conformément à l’ortohodoxie, inverse: il s’agit d’éclairer le présent à la lumière du passé. Cette différence, pour banale qu’elle puisse paraître, est très importante, car elle modifie profondément le sens des conclusions tirées par C. Maier de son étude. Loin d’être une réplique, sur le même mode, aux libelles apocalyptico-millénaristes produits par les milieux religieux ou politiques italiens impliqués dans la controverse entre papes et Hohenstaufen, ces trois SERMONES me paraissent, si on les lit attentivement, et à la lumière de l’évolution des relations entre Charles de Sicile et le Saint-Siège depuis quelques mois ou plus, constituer des mises en garde extrêmement fermes à l’égard du souverain, oublieux de son obéissance au pape. Dans ce but, Eudes de Châteauroux lui explique effectivement la Bible, où ne manquent pas les exemples de châtiments infligés par l’Eternel à son peuple qui lui avait désobéi. La première conclusion à tirer de ces trois discours, c’est qu’ils n’auraient jamais eu lieu d’être, si Charles, ainsi que le pape le lui demandait depuis longtemps, avait éradiqué le nid de vipères de Lucera.
Le SERMO n° 41, peut-être le premier effectivement donné par le cardinal sur le sujet, en tout cas parlant de Conradin au présent, est sans doute le moins dur à l’égard du roi de Sicile, voire même le défend. Le souverain se trouve alors dans une situation politique délicate, il ne convient pas pour cette raison de le prendre à partie trop ouvertement. L’orateur évoque par exemple la jeunesse de Charles, pour mettre en valeur son courage d’avoir, encore tendre, quitté le sein maternel pour risquer sa vie en Terre sainte, où il s’est conduit avec une grande vaillance contre les Sarrasins, « ceux qui l’ont vu pourront en témoigner » 2114 . Il n’est pas douteux qu’il fera de même contre le nid de vipères de Lucera, avec l’aide du Christ, « mais davantage, par l’intermédiaire de cet homme sevré, le pape, qui s’est volontairement séparé de tout plaisir charnel » 2115 . La position du roi au service de l’Eglise est clairement définie. En même temps, le statut particulier du pape, cet homme qui vit séparé des plaisirs charnels, entièrement voué à la nature spirituelle de son office, est nettement distinguée de celui du commun des mortels. Très logiquement, ce SERMO n° 41 est aussi celui qui déploie la rhétorique anti-Staufen la plus élaborée. C’est là sans doute que les hypothèses de C. Maier, concernant les rapprochements avec la littérature contemporaine prophétique, sont les plus probantes: l’assimilation de Conradin au basilic, « roi des serpents », métaphore habituelle pour désigner la descendance de Frédéric II chez les papes, et celle du dragon avec Frédéric II lui-même, d’origine semblable, se retouvent effectivement dans les apocryphes joachimites 2116 . Mais on doit répéter qu’il n’est nulle part question de prédictions. C’est au contraire, dans l’exégèse de son thème, en remontant l’histoire des Hohenstaufen que l’orateur peut établir le lien entre les forfaits de l’empereur et la rebellion, depuis longtemps tramée, qui a éclaté en Apulie. C’est en soulignant l’ancienneté de l’établissement de la colonie de Lucera, les nombreuses missions de prédication envoyées par les papes, la surdité volontaire des Sarrasins 2117 , qu’il peut convaincre que ce qui arrive était inévitable, et donc qu’il faut définitivement éradiquer le mal. Le fait d’utiliser, à propos du thème biblique tiré d’Isaïe, le terme de « vaticinium » 2118 , ou celui d’ « oraculum » concernant une autre prophétie du même 2119 , n’a rien de sulfureux. Ce sont des mots usuels, du moins dans les sermons du cardinal, pour désigner l’activité inspirée des grands prophètes du temps de la Loi. Quant au recours à l’Apocalypse 12, 4-6, « Le Dragon s’apprête à dévorer la femme en travail, le Dragon s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né. Or la femme mit au monde un enfant mâle, celui qui doit mener toutes les nations avec un sceptre de fer, et la femme s’enfuit au désert », il n’a rien non plus de dangereux, d’abord parce que dans ce passage, l’apôtre s’inspire d’Isaïe, 66, 7, et donc pratique la méthode traditionnelle d’exégèse; ensuite parce que ce passage est appliqué au passé, dans le sermon, à Frédéric, rappelant ses persécutions contre l’Eglise et son action pour l’empêcher d’accoucher, c’est à dire d’élire un pape 2120 . L’orateur remonte même à ses prédécesseurs, probablement Frédéric Barberousse, qui ont contraint à plusieurs reprises l’Eglise romaine à franchir les Alpes pour trouver refuge en France 2121 . Eudes de Châteauroux ne fait donc pas de la divination, mais de l’histoire, certes à sa manière, pour récupérer en faveur de Charles de Sicile les arguments les plus traditionnels de la papauté. Le seul moment où l’orateur se laisse aller à anticiper le futur est celui, déjà cité, où il ne doute pas, sur la foi de sa croisade antérieure, que le roi parviendra aux buts que lui a fixés l’Eglise, en débarrassant le Regnumdes Sarrasins et de Conradin lui-même. Il me semble qu’il faut y voir, plutôt qu’une volonté de prédire l’avenir sur une base biblique, un encouragement au combat et sans doute une défense de Charles contre certaines attaques que son attitude hésitante lui a valu. On notera que là encore, c’est l’histoire, le passé qui parle pour lui.
Les deux autres SERMONES, n° 42 et 43, me paraissent par contre nettement plus critiques vis-à-vis de l’Angevin, et je serais enclin pour cette raison, sans preuve formelle, à les dater plus tard dans l’année 1268, après la bataille de Tagliacozzo, qui a théoriquement libéré le souverain de tout souci vis-à-vis de son avenir dans la péninsule, et rend encore plus inexcusable le maintien d’une enclave musulmane au cœur de son royaume.
Ces deux SERMONES utilisent pour thèmes bibliques des menaces de l’Eternel à son peuple désobéissant. Le SERMO n° 42 expose deux versets du Livre des Nombres:« Mais si vous ne tuez pas les habitants du pays, ceux d’entre eux qui seront restés deviendront des épines dans vos yeux et des lances dans vos flancs, ils vous presseront dans le pays que vous habiterez, et je vous traiterai comme j’avais pensé les traiter » 2122 . Le SERMO N° 43 s’appuie sur le Livre de Josué: « Car ainsi parle Yahvé, le Dieu d’Israël: L’anathème est au milieu de toi, Israël; tu ne pourras pas tenir devant tes ennemis, jusqu’à ce que l’anathème soit écarté de toi » 2123 ; très exactement: « Israël ne pourra pas tenir devant ses ennemis et fuira devant eux eux, parce qu’Israël est pollué par l’anathème; je ne serai plus avec vous si vous ne faites pas disparaître de votre sein l’objet de l’anathème, coupable de ce crime » 2124 . Il existe un lien fort entre les deux discours, par la manière de comparer à chaque fois la conquête de la terre promise par les Hébreux à celle du royaume de Sicile par Charles d’Anjou 2125 . Ce lien est tout autant scripturaire, puisque Josué, chargé dans le SERMO n° 43 de détruire Jéricho, comme Charles doit détruire Lucera, apparaît déjà dans le SERMO n° 42, lorsque l’Eternel explique à son peuple pourquoi Il ne cesse de l’accabler de malheurs: ce peuple n’a pas respecté le pacte conclu lors de l’entrée en terre promise; Josué, pourtant le type même du serviteur fidèle de Yahvé, porte d’ailleurs une responsabilité dans l’affaire, puisqu’il n’a pas chassé tous les peuples étrangers, comme l’ordre de Dieu l’en avait chargé 2126 .
Donc, ce sur quoi souhaite insister fortement l’orateur, c’est moins l’annonce des temps futurs, d’ailleurs incertains, puisque précisément le roi n’a pas su achever sa mission, que la démonstration, à la lumière de ces exemples où les Israëlites avaient rompu le pacte conclu avec l’Eternel, de ce qu’il en coûte de ne point obéir jusqu’au bout à la loi divine et à son expression sur terre, le pape.
Les trois premières parties du SERMO n° 42 s’attachent à trois mots-clefs, l’aveuglement, les blesssures, le harcèlement 2127 . Une partie d’Israël, en tolérant en son sein, c’est à dire en Canaan, le maintien d’éléments exogènes à sa foi, s’est aveuglée elle-même et a aveuglé le peuple élu; en retour, celui-ci en a subi des blessures continuelles; ce harcèlement ne cessera pas tant qu’Israël ne respectera pas intégralement les termes du pacte conclu. Jusqu’ici, l’orateur s’en est tenu à une exégèse de type strictement littéral. La suite 2128 appartient à l’exégèse allégorique, avec certes des accents prophétiques, mais le fait que la quatrième partie du sermon se situe en parfaite continuité avec l’exégèse littérale du thème, et que ces accents prophétiques soient contenus dans une division clairement annoncée en introduction, démontre une fois de plus comment le cardinal demeure fidèle à l’esprit traditionnel de l’exégèse, sous-tendue par la concorde des deux Testaments. Cette quatrième partie éclaire enfin la portée générale du discours, et loin de prédire l’avenir, elle récapitule le passé récent des relations entre la papauté et le roi Charles, usant d’un ton critique extrêmement vigoureux, inconnu jusqu’ici. En substance, le châtiment encouru par les fils d’Israël, c’est celui que Dieu avait prévu pour leurs ennemis; malheur à nous, à qui arrive la même chose aujourd’hui. Dieu a donné la Sicile, cette Terre promise, à Charles le magnifique, à condition de ne pas conclure d’alliance avec ses ennemis, en particulier les Sarrasins, plus spécifiquement hostiles puisqu’ils ont occupé l’héritage du Christ; cette condition était expressément contenue dans l’hommage prêté au pape; si seulement elle avait fait l’objet du même respect que d’autres stipulations de l’hommage, dont on se serait bien passé ! Quoi de plus horrible que la proclamation de la loi de Mahomet dans la terre de l’Eglise ? L’Eglise avait tant combattu, ainsi que les princes chrétiens et en premier lieu le roi Charles, pour libérer le royaume. Dieu n’a pas voulu conserver dans des mains chrétiennes la Terre sainte, car les Sarrasins y avaient conservé des positions. Pour la même raison l’Eglise romaine couvrait Frédéric de reproches. Il faut craindre que les quatre menaces évoquées, aveuglement, blessures, harcèlement et châtiment, ne s’abattent sur nous, puisque les Sarrasins ont aveuglé les chrétiens et les princes en leur promettant beaucoup d’argent, ou en capturant et gagnant à la foi femmes et enfants. O Christ, que la voix du sang de tes fils chrétiens, répandu par les Sarrasins prêts à amener des troupes de l’extérieur, te pousse à la vengeance et te fasse remuer ciel et terre pour les détruire !
Le SERMO n° 43 fonctionne exactement de la même manière. Le thème en est constitué par deux prophéties qu’adresse l’Eternel à Josué, dans lesquelles il lui explique pourquoi, après l’occupation de la terre promise et la destruction de Jéricho à la seule sonnerie des trompettes sacerdotales, selon le pacte conclu entre le prophète et Yahvé, Il a pourtant anathémisé le peuple élu, coupable à ses yeux de crime. Eudes de Châteauroux passe ici très vite sur la narration historique, qui relie dans le Livre de Josué les deux parties de son thème biblique, s’abstenant, contrairement à son habitude, d’expliquer le détail des faits: un groupe de traîtres avait essayé de tromper l’Eternel en ne respectant pas toutes ses volontés concernant Jéricho, en l’occurrence en conservant par devers eux une partie du butin, qu’ils auraient dû livrer à Yahvé. C’est pourquoi les Israëlites ont été tenus en échec lors du siège de Ai, et que vingt-sept d’entre eux sont morts. L’orateur enchaîne directement sur les conséquences de ce forfait: sa fureur d’avoir été trompé, et sa décision d’anathémiser son peuple 2129 .
Si Eudes de Châteauroux raccourcit le développement historique, c’est que l’équivalence entre ce qui est arrivé à Israël et ce qui se produit, sous les yeux des auditeurs, dans le royaume de Sicile, est évidente. Significativement, le plan du sermon n’est pas bâti sur une séparation entre l’exégèse littérale et sa continuation allégorique, comme c’est fréquemment le cas. Privilégiant un lien logique de l’argumentation, l’orateur « saute » directement du thème et de son explication littérale, à la comparaison entre Jéricho et Lucera, pour développer sa première partie 2130 : Dieu a donné l’Apulie à notre Josué, le roi Charles, l’Apulie où une autre Jéricho se tenait, Lucera, habitat et refuge des Sarrasins, qui combattaient les Chrétiens dans tout le royaume de Sicile. Frédéric jadis roi y recrutait ses archers. Comme la lune perturbe l’atmosphère et déclenche vents et pluies, la forteresse de Lucera surplombait et détruisait tout dans son voisinage 2131 . Dieu a fait sonner les trompettes sacerdotales contre elle, c’est à dire les prédicateurs, qui promettaient au nom du souverain pontife, chef de la Chrétienté comme Josué le fut d’Israël, l’indulgence pour tous les péchés à ceux qui les combattaient. Lucera fut prise grâce à la prédication, non grâce à un siège. Par peur, les Sarrasins procédèrent eux-mêmes à la destruction de leurs défenses; mais, par malheur, ils demeurèrent dans la place; ils auraient dû en être entièrement expulsés, mais certains, appâtés par le profit, les ont protégés, prétextant que le roi pouvait se servir d’eux.
Conséquence, développée dans la seconde partie du sermon 2132 : il nous faut craindre d’être victimes des menaces adressées à Israël, si nous ne chassons pas de la terre chrétienne la cause de cet anathème, car les Sarrasins par leur exemple incitent à la rebellion. Dieu nous menace, car si nous n’avons pas rusé avec cet anathème, nous n’avons pas tout fait pour nous en débarrasser. Méditons quelques exemples: Saul menacé par Samuel pour avoir épargné des Amaléchites; Achath roi d’Israël menacé par le prophète pour avoir épargné Benadab, roi de Syrie. Pour échapper aux menaces et aux peines, le roi de Sicile et son peuple, tous les Chrétiens doivent se lever pour rayer du royaume ces Sarrasins et apaiser ainsi Dieu.
Charles de Sicile n’est pas directement attaqué: ses conseillers auront été responsables de sa désobéissance au Saint-Siège, donc à Dieu; mais sa part de responsabilité n’est pas esquivée. La menace est claire, comme est vigoureusement soulignée la différence, fondamentale, de nature entre le mode opératoire de Dieu, qui intervient par son Eglise, c’est à dire par ses prédicateurs, et celui dont il concrétise dans le monde sa volonté, la guerre menée par les hommes, qui n’est juste qu’autant qu’il la commande, et efficace qu’autant qu’ils obéissent jusqu’au bout aux ordres de son vicaire. Bref, Charles est sommé de rentrer dans le rang. On notera en outre un rappel du sacre et du SERMO n° 31, lorsque l’orateur revient sur l’exemple de Samuel chassant Saul de la royauté d’Israël, parce qu’il avait failli 2133 , et le ton toujours prudent employé vis-à-vis du futur. Eudes de Châteauroux se refuse une fois encore à le prédire, mais il en dessine un éventuel visage défavorable, en disant simplement: « Il est à craindre que... » 2134 , puis en concluant:
‘« Puissent donc le roi de Sicile et son peuple échapper à ces condamnations et à ces peines, dont on a coutume, dans de tels cas, de menacer. Que même l’ensemble du peuple chrétien se lève, d’une seule âme, contre eux [les Sarrasins] et les éradique du royaume, pour se rendre Dieu favorable et mériter d’échapper aux dangers mentionnés » 2135 .’Quelles que soient les situations, le cardinal Eudes de Châteauroux fait preuve, c’est le moins que l’on puisse dire, d’une constance dans l’argumentation théocratique, et d’une habileté exégétique, remarquables, cela tout en se gardant de sombrer dans des vaticinations risquées que la réalité risque de démentir. Dans sa logique, la machine idéologique mise en place par les papes depuis fort longtemps, à compter au moins d’Innocent III, et sophistiquée à un degré inconnu jusqu’alors, était implacable.
Eudes de Châteauroux n’en avait pas tout à fait fini avec Charles d’Anjou. Alors que la mort de Clément IV à la fin de novembre 1268 enferme les cardinaux à Viterbe, dans le palais épiscopal, et les met théoriquement seuls face à leurs responsabilités, certains épisodes du conclave se ressentent fortement de l’ombre portée du roi de Sicile. Si j’ai donné en introduction de cette recherche les raisons pour lesquelles ce long enfermement ne serait pas l’objet d’un examen détaillé, deux aspects méritent un peu d’attention. L’un, déjà longuement traité et qui ne sera pour cette raison qu’effleuré, concerne les divisions internes du sacré collège, causes de la durée du conclave. L’autre est peu apparu jusqu’ici; il s’agit des négociations d’union menées avec l’Eglise grecque par les papes depuis au moins Grégoire IX 2136 . Déjà difficiles, elles sont victimes, à partir de 1267, de l’interférence avec les projets orientaux du roi de Sicile, qui songe, ni plus ni moins, à s’emparer de la couronne impériale de Constantinople 2137 .
Pour tout ce qui suit, notamment les aspects factuels, je me suis appuyé sur C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., où figure en notes toute la bibliographie souhaitable; le point de vue où je me place ici, l’analyse du contenu idéologique des sermons, me dispensait d’avoir recours à d’autres travaux spécialisés sur l’histoire même de la colonie.
Notamment la bulle Pia matrisd’Alexandre IV, en mai 1255, la première à marquer une véritable sensibilté des papes à la question spécifique de la colonie sarrasine, cf. Ibidem, p. 348 et note 19, et p. 349-350 pour Urbain IV et Clément IV.
Ibidem, p. 351.
Voir le sermon n° 28 à l’Annexe 2. F. Iozzelli n’a pas édité ce sermon.
C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 352.
Il a depuis été édité par C. Maier, Crusade Propaganda... op. cit., p. 166-175. C’est le SERMO n° 49 du corpus.
Voir le sermon n° 42 dans l’Annexe 2 ( = SERMO n° 49).
Apc. 7, 2-3.
Voir mon chapitre IV, qui traite longuement ce point.
Cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 356; M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 306-319; R. Lerner, Federico II mitizzato... art. cit., passim.
SERMO n° 49, lignes 26-43. Pour la Glose, cf. Biblia latina... op. cit., t. IV, p. 558 col. b, glose à: « Habentem signum dei viui ».
Cf. E. G. Léonard, Les Angevins... op. cit., p. 64-68.
C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 352.
E. G. Léonard, Les Angevins... op. cit., p. 71.
Is. 59, 5.
Pour le SERMO n° 42, cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., édition du texte p. 379-382, aux lignes 35-37 pour la prédication et l’indulgence, encore aux lignes 43-47; pour le SERMO n° 49, voir mon édition du texte, lignes 71-79.
Cf. M. Reeves, The Influence... op. cit., p. 311-312.
Cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., édition du texte p. 382-385, lignes 109-114.
Ibidem, p. 385 lignes 121-122.
Ibidem, p. 365-368. Pour les parallèles entre littérature papale et impérialiste, dans la controverse avec Frédéric II, cf. P. Herde, Literary Activities... art. cit., passim.
Cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 382-383, lignes 13-36.
Ibidem, p. 383, ligne 47.
Ibidem, p. 384 ligne 107.
Allusion probable à l’élection d’Innocent IV, en 1243, où Eudes Châteauroux s’exprime pour la première fois sur la vacance du siège papal, voir le chapitre I.
Ibidem, p. 384, lignes 81-91.
Nm. 34, 55-56.
Jos. 7, 13.
Jos. 7, 12.
Cf. C. Maier, Crusade and Rhetoric... art. cit., p. 359.
Ibidem, p. 377 lignes 29-41.
Ibidem, p. 376-377, lignes 12-56.
Ibidem, p. 377-379, lignes 56-107.
Ibidem, p. 362-363.
Ibidem, p. 379-381, lignes 1-76.
L’orateur, par cet enchaînement, dénonce à mon avis, implicitement, un lien plus profond entre Frédéric II et l’Islam, songeant sans doute aux relations avec le Sultan Al-Kamil (voir le chapitre III). L’image de la lune, employée à propos des Sarrasins de Lucera, à partir d’une interprétation hiéronymienne classique sur « Jéricho » (Ibidem, p. 363; édition du texte, p. 379-380, lignes 26-35), dans laquelle C. Maier voit avec raison une allusion au symbole de l’Islam, le croissant, peut revêtir un autre sens: la lune est aussi l’un des symboles traditionnels où la littérature papale lisait la position subalterne de l’empereur vis-à-vis du souverain pontife, cf. Y. Congar, L’Eglise... op. cit., p. 193 et note 6.
Ibidem, p. 381-382, lignes 76-117.
Citation de 1. Rg. 15, 17-19, cf. Ibidem, p. 381, lignes 100-104.
Ibidem, p. 381, lignes 87-99..
Ibidem, p. 381-382, lignes 112-116.
Cf. D. Stiernon, Le problème de l’union gréco-latine vu de Byzance: de Germain II à Joseph I er (1232-1273), dans 1274 année charnière... op. cit., p. 139-166.
Cf. D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Paleologus... op. cit., p. 204 s.