I. La promotion de modèles de sainteté (1262-1267)

Le XIIIe siècle, l’étude désormais classique d’A. Vauchez l’a démontré, est celui où le procès de canonisation en bonne et due forme, telle que nous le connaissons actuellement, se met en place. Le procès de canonisation de Gilbert de Sempringham, au tout début du siècle, présente pour la première fois les caractères formels qui subsisteront: enquête extrêmement attentive, notamment sur les miracles, plusieurs fois recommencée si les actes qui en résultent ne paraissent pas convaincants aux juges de Curie; procès-verbaux authentiques, au lieu de vagues synthèses confectionnées sur l’ordre de l’autorité ecclésiastique locale, c’est à dire l’évêque; enfin examen soigneux, en Curie, de tous ces documents, avec parfois citation à comparaître de témoins jugés particulièrement importants. L’autre innovation du pape Innocent III, du point de vue non plus formel, mais doctrinal, concernant les critères de sainteté, avait consisté à amoindrir la valeur probatoire des miracles, au bénéfice de l’action exemplaire menée durant sa vie par le saint. Ces deux aspects du dossier de canonisation, Vitaet miracula, constituent désormais, moyennant une adaptation à la personnalité particulière de chaque candidat à l’élévation sur les autels, les éléments essentiels pris en compte, et le nombre de témoins va croissant, quand il s’agit d’enquêter sur les vertus dont a fait preuve durant sa vie celle ou celui dont on examine la sainteté.

La phase de l’enquête locale terminée, c’était aux cardinaux que le pape confiait le soin d’examiner les actes, en commençant par l’ouverture des sceaux qui garantissaient leur authenticité. Un travail préalable de leurs chapelains, rubriquant et ordonnant les témoignages, permettait aux « frères » du pape de lui présenter une relatio, étape décisive pour parvenir au dernier stade avant l’éventuelle canonisation officielle, le consistoire secret, où l’ensemble du sacré collège examinait le candidat. Un délai de réflexion aboutissait à un second consistoire, où la décision était prise, enfin à un troisième, public, où le pape notifiait officiellement, le cas échéant, l’inscription au catalogue de saints de l’Eglise romaine 2190 .

Il valait la peine de reprendre avec quelque détail ces étapes, car ce que recherchait la Curie dans ce processus de rationnalisation de la croyance religieuse, ce n’était plus, ou c’était moins, l’utilisation de mentalités imprégnées de surnaturel, que la promotion d’exemples, imitables par tous, bref une mise au service de la pastorale de ce qui avait constitué jusqu’ici une simple démonstration, thaumaturgique, de la capacité de Dieu à influer sur le cours naturel des événements. Ce recours sytématique au droit pour discriminer entre « vrais » et « faux » saints constitue à tous égards un tournant dans l’histoire de l’Eglise, impliquant « une nouvelle délimitation du champ religieux » 2191 . Or l’ensemble du processus est parfaitement repérable dans les SERMONES du cardinal Eudes de Châteauroux correspondant à des procès de canonisation auxquels il a pris part, voire qu’il a instruits. A. Vauchez a relevé d’ailleurs que l’ensemble de leurs phases, dont la complexité et la méticulosité disent combien la mentalité cléricale, du moins celle des grands prélats de Curie, avait évolué depuis le début du siècle, est clairement décelable pour la première fois dans le procès de canonisation de Philippe Berruyer, archevêque de Bourges et ancien évêque d’Orléans, instruit dans les années 1265-1267, quelques années après sa mort en 1261 2192 . Or c’est précisément Eudes de Châteauroux qui dirigea les opérations, avec un soin scrupuleux qui atteste à quel point il avait assimilé les règles juridiques qui guidaient l’ensemble de la phase curiale du procès 2193 . L’étude des SERMONES consacrés à des canonisations réussies 2194 montre qu’il en partageait aussi l’esprit, minorant les miracles au profit de la Vita, et à travers celle-ci exaltant les vertus démontrées par le saint de son vivant. Un dernier trait de cette évolution a été souligné par A. Vauchez: la concomitance, chez Innocent III puis Grégoire IX, entre le développement théorique de la plenitudo potestatisdes papes, et la réservation au bénéfice exclusif de Rome des canonisations, alors qu’elles avaient été « fabriquées » par la vox populiau haut moyen âge, sous l’impulsion intéressée des prélats locaux. Or ce phénomène est très bien documenté, on n’aura pas lieu de s’en étonner, par les SERMONES du cardinal, qui consacre de longs développements à la signification du droit d’inscription, par le pape seul, d’un saint nouveau au catalogue de l’Eglise romaine 2195 .

Il reste désormais à présenter le corpus de SERMONES dont on dispose sur ce sujet. Il s’agit du SERMO n° 25 sur l’évêque anglais Richard de Chichester, mort en 1253, dont l’enquête sur la sainteté s’ouvre en 1256, pour aboutir à la canonisation officielle en avril 1262 2196 ; puis de trois SERMONES, n° 35 à 37, consacrés à la duchesse Hedwige de Silésie, dont la sainteté a fait l’objet d’enquêtes à partir de 1262, aboutissant, grâce à Eudes de Châteauroux à qui Clément IV a confié le dossier, à une inscription au catalogue romain le 26 mars 1267 2197 . Si l’on ajoute que le cardinal s’est occupé, en vain, du dossier de Philippe de Berruyer, et probablement, en compagnie d’Hugues de Saint-Cher, de celui du curé normand Thomas Hélye de Biville, mort en 1257, et dont l’enquête sur la sainteté s’enlise entre 1260 et 1274 2198 , un fait saute aux yeux: parmi les clercs, le cardinal n’a promu ou cherché à promouvoir à la sainteté que des séculiers, et en outre a réussi à faire reconnaître la sainteté d’une femme laïque, ce qui, même à cette époque où les clercs n’ont plus le monopole dans ce domaine, et même si l’on tient compte que le modèle de la sainte reine était très ancien, notamment dans les régions périphériques de la Chrétienté, mérite d’être souligné 2199 .

La première tâche regardant ce corpus consiste à le dater et à tenter d’identifier les phases du procès auxquelles ils correspondent. A l’exception du SERMO n° 35 à la rubrique significative, « Pour la bienheureuse Hedwige, exhortation à la canoniser », tout indique qu’ils sont postérieurs à la proclamation officielle de la sainteté 2200 . La position de cardinal occupée par Eudes de Châteauroux à la Curie fait le prix de ses propos, tout spécialement ceux relatifs aux critères de sainteté qu’il met en avant pour justifier l’inscription au catalogue romain; puis ceux sur les fonctions de la sainteté qu’il propose pour l’édification des Chrétiens.

Cependant, l’enquête sur les conceptions d’Eudes de Châteauroux en matière de sainteté ne saurait se limiter à l’examen de ces seuls sermons de circonstances, alors que les séries de sanctiscontenues dans ses recueils copient des centaines d’autres textes susceptibles d’enrichir notre information. Le critère qui a guidé mon choix dans ces énormes collections est, à nouveau, celui de la possibilté de dater les sermons, soit par les rubriques, soit par les indications que fournit l’étude la tradition manuscrite. En outre, un dernier critère a présidé au choix: les deux SERMONES que j’ai retenus, le n° 28 donné à Assise, à la Portioncule, sans doute à la fin d’août 1265, à propos de saint François, et le n° 38 donné le 5 juin 1267, au chapitre général des Dominicains, à l’occasion de la seconde translation de saint Dominique, donnent un aperçu précieux, après ce que l’on a vu de la sympathie du cardinal pour les deux principaux ordres mendiants, de l’image de ces saints « nouveaux », très en faveur auprès de la papauté dans le second demi-siècle 2201 .

Notes
2190.

A. Vauchez, La sainteté... op. cit., p. 64-66.

2191.

Ibidem, p. 60.

2192.

Ibidem, p. 65 note 84.

2193.

Voir M. Dykmans, Le cérémonial papal..., t. II: De Rome en Avignon... op. cit., p. 71-72, qui démontre à propos d’un épisode révélateur (des sceaux brisés) les scrupules du cardinal, que Clément IV, lui-même juriste, néglige.

2194.

Puisque celle de Philippe Berruyer s’avèra finalement un échec, cf. A. Vauchez, La sainteté... op. cit.,p. 73 et note 6, où sont décrits en détail, d’après le ms. du Vatican, BAV latin, 4019, les mécanismes d’enlisement progressif du procès.

2195.

En plus d’A. Vauchez, voir à présent R. Paciocco, « Sublimia negotia ». La canonizzazioni dei santi nella curia papale e il nuovo Ordine dei frati Minori, Padoue, 1997, p. 23-28; Idem, Il papato e i santi canonizzati degli ordini mendicanti. Significati, osservazioni e linee di ricerca (1198-1303), dans Il papato duecentesco... op. cit., p. 265-341.

2196.

Voir E. F. Jacob, Saint Richard of Chichester, dans JEH, t. VII (1956), p. 174-188; A. Vauchez, La sainteté... op. cit., à l’Index, p. 745, s. v. « Richard de Chichester », passim.

2197.

Cf. R. Folz, Les saintes reines du moyen âge en Occident (VI e -XIII e siècles), Bruxelles, 1992, p. 129-144; A. Vauchez, La sainteté... op. cit., à l’Index, p. 738, s. v. « Hedwige de Silésie », passim. Le livre de R. Folz résume tous les travaux du spécialiste allemand de la sainte duchesse, J. Gottshalk, qui a lui-même synthétisé ses recherches dans St. Hedwig Herzogin von Schlesien, Cologne-Graz, 1964; sur les pièces du procès, Idem, Die Kanonisationurkunde der hl. Hedwig, dans Archiv für schlesische Kirchengeschichte, t. XXII (1964), p 120-140; pour le sermon prêché par Clément IV le jour de la canonisation, Idem, Die Hedwigs-Predigt des Papstes Klemens IV. vom Jahre 1267, Ibidem, t. XV (1957), p. 15-35; le sermon du pape offre des parallèles étroits avec ceux du cardinal Eudes de Châteauroux.

2198.

Cf. A. Vauchez, La sainteté... op. cit., p. 359-360, note 132.

2199.

Ibidem, p. 310-315 pour la montée de la sainteté laïque au XIIIe siècle; p. 204-215 sur la sainteté aristocratique.

2200.

Tous évoquent dans leurs rubriques, à l’exception de celle du SERMO n° 35 que j’ai citée, des « sancti » ou des « beati », différence qui n’est pas encore discriminante à l’époque, les deux adjectifs étant couramment employés pour désigner les saints, cf. A. Vauchez, Ibidem, p. 99; le contenu des discours confirme que la canonisation a déjà été effectuée. Pour Richard de Chichester, on possède en outre, je pense, deux autres sermons, les RLS n° 865 et 866 (ms. d’Arras, Bibl. Mun. 876, respectivement f. 92ra-93vb, et f. 93vb-95va), qui sont rubriqués « pour la canonisation d’un saint quelconque » (« in canonizatione alicuius sancti »).

2201.

Cf. R. Paccioco, Il papato e i santi canonizzati degli ordini mendicanti... art. cit., passim.