II. La mort des Grands: sermons mémoriaux et funèbres

Dans une perspective différente, de grands personnages peuvent être proposés aux Chrétiens par les prédicateurs, en exemple des conduites à tenir ou au contraire à éviter 2401 . En effet, certains des thèmes de la pastorale chrétienne, à commencer par la responsabilité particulière qui revient à ceux qui gouvernent les fidèles, au temporel comme au spirituel, mais aussi la manière dont on fait au quotidien son salut par les bonnes œuvres, enfin la rétribution de ces comportements, c’est à dire le sort du croyant dans l’au-delà, et l’aide que peuvent lui apporter les vivants, trouvent dans l’occasion de leur décès, de leurs funérailles ou de leur commémoration, un point d’application particulièrement efficace.

Conjoncturellement, Eudes de Châteauroux s’est trouvé à la croisée de plusieurs influences, en termes de milieux culturels, qui peuvent expliquer son attention particulière à cette catégorie de sermons. Le sentiment religieux de la cour capétienne, dont on connaît le souci de la mort et des corps défunts des Princes au XIIIe siècle, l’a évidemment touché, à travers l’expérience de la croisade, où précisément furent donnés les deux premiers sermons mémoriaux du cardinal 2402 . La venue à la Curie n’a pu que renforcer ce type de préoccupations, expliquant lacélébration de l’anniversaire de la mort d’Innocent IV en 1255, ou, un peu plus tard, la commémoration des papes et des cardinaux défunts, en 1259 ou 1260 2403 . Il faut y ajouter, dépassant les milieux fréquentés par l’orateur durant sa carrière, l’évolution même de la pastorale de l’Eglise, à propos des comportements relatifs au sort des défunts. Sur un fond persistant et même intensifié d’étroites relations entre ce monde-ci et l’au-delà, elle orchestre une certaine individualisation de la mort, et des morts, au XIIIe siècle 2404 . Du point de vue littéraire enfin, le genre de sermons ici considéré recoupe en partie, en en fournissant la quintessence, la catégorie des « miroirs des princes », elle aussi florissante au XIIIe siècle 2405 .

Récemment, l’histoire de ce genre a été retracée, dans le cadre, un peu plus vaste que celui qui sera envisagé ici, des sermons de mortuis 2406 . Il semble que cette veine oratoire, abondante dans l’Antiquité, se soit quelque peu tarie au haut moyen âge, malgré quelques exceptions 2407 , pour retrouver de la vigueur en Italie du sud, à partir du second tiers du XIIIe siècle 2408 . On pourrait discuter des causes de cette apparente prépondérance de l’Italie, comme source du renouveau du genre. Est-ce le reflet d’une géographie différenciée de la documentation conservée 2409 , ou un corollaire de l’originalité des structures politiques de la péninsule, et notamment du mouvement communal, probablement à l’origine, dans ce secteur comme dans d’autres, d’une vigoureuse reprise de l’art oratoire, dans le domaine sacré comme profane 2410 ? Dans le cas présent, il faudrait sans doute élargir le cadre de la réflexion, en songeant aux emprunts culturels mutuels que les cours princières rivales de la péninsule ont effectués: Hohenstaufen, Papauté et Angevins se combattaient ou s’alliaient, idéologiquement parlant, en usant des mêmes armes 2411 .

L’origine des nombreux sermons, mémoriaux ou funèbres 2412 , consacrés par Eudes de Châteauroux à de grands personnages, relève donc d’influences difficiles à démêler. Il fut en tout cas un précurseur 2413 . Leur étude est susceptible d’enrichir la connaissance de la memoriadu moyen âge central et finissant, c’est à dire des modalités selon lesquelles s’effectuait la commémoration liturgique des défunts, qui a suscité de très abondants travaux, notamment outre-Rhin, mais fondés sur l’exploitation d’autres types de sources 2414 . Dans la stricte acception du terme, le genre des sermons De mortuis relève en effet pleinement de la memoria, les orateurs prêchant dans le cadre de services liturgiques, même si l’apport des sermons déborde celui de la mémoire des défunts 2415 .

Concrètement, les sermons mémoriaux ayant déjà été traités dans les chapitres précédents 2416 , je concentrerai mon propos sur quelques grands personnages dont le décès survient à la Curie, ou qui ont suffisamment de liens avec elle pour que le cardinal éprouve le besoin de leur consacrer un discours funèbre. Dans l’ordre chronologique, il s’agit des SERMONES n° 39, pour la mort de Béatrice d’Anjou, la première épouse du roi Charles, de 1267; du SERMO n° 40 pour celle de l’évêque anglais John Gervais de Winchester, décédé en Curie le 20 janvier 1268; des SERMONES n° 45 et 46, consacrés aux morts de la campagne de conquête du Regnum, entre 1266 et la victoire d’août 1268 2417 ; enfin du SERMO n° 50, pour la mort du pape Clément IV, le 29 novembre 1268 à Viterbe.

Notes
2401.

Comme le montre le SERMO n° 40 sur l’évêque John Gervais de Winchester, ci-dessous, exemple type du pécheur repenti.

2402.

SERMONES n° 14 et 15 pour l’anniversaire de la mort de Robert d’Artois à la Mansourah. Sur la place des funérailles à la cour capétienne, voir J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., en particulier p. 273 s.: Saint Louis et les corps royaux, et p. 298 s.: Les tribulations du corps royal ; A. Erlande-Brandenburg, Le roi est mort... op. cit., sur la symbolique des tombes royales à la basilique de Saint-Denis.

2403.

SERMONES n° 18 et 22. Pour le souci des morts curiaux, voir A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., passim.

2404.

Voir M. Lauwers, La mémoire des ancêtres... op. cit., en particulier la Deuxième partie: Le souci des morts (XIII e siècle), p. 333-501.

2405.

Cf. J. Le Goff, Saint Louis... op. cit., p. 402 s.: Le roi des « miroirs des princes »; plus généralement, W. Berges, Die Fürstenspiegel des hohen und spaten Mittelalters, Leipzig, 1938.

2406.

Par D. L. d’Avray, Death and the Prince... op. cit. ; je m’inspire continûment de ce travail, notamment au plan méthodologique. Sur le genre des sermons de mortuis, Ibidem, p. 12 et note 1.

2407.

Ibidem, p. 14 s.

2408.

Ibidem, p. 40-41: « For there is some reason to think that sermons on the dead were something of an italian speciality ».

2409.

On sait par exemple qu’E. Langton a donné un sermon, malheureusement perdu, pour les funérailles du « meilleur chevalier du monde », Guillaume le Maréchal, en mai 1219, cf. P. Barzillay Roberts, Studies... op. cit., p. 19 et note 13.

2410.

Voir D. L. d’Avray, Death of the Prince... op. cit., p. 1 note 5, sur la rhétorique funéraire profane de l’Italie, que l’auteur ne traite pas. Les rapprochements entre commentaire de la Parole et rhétorique profane dans le cadre de l’Italie communale sont maintenant un lieu commun, en particulier depuis les travaux d’E. Artifoni, entre autres Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società communale, dans La predicazione dei frati dalla metà del ‘200 alla fine del ‘300. Atti del XXII Convegno internazionale, Assisi, 13-15 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 143-188; voir en français sa synthèse, L’éloquence politique dans les cités communales italiennes, dans Cultures italiennes... op. cit., p. 269-296.

2411.

On sait qu’un sermon fut prêché pour la mort du fils de Frédéric II, Henri VII, en 1242, D. L. d’Avray, Death of the Prince... op. cit., p. 28. Pour les papes, c’est largement le sujet ici traité; pour les Angevins, Ibidem, p. 42 s.; et J.-P. Boyer, Un sermon funèbre pour le roi Robert de Sicile, comte de Provence († 1343), dans Provence historique, fasc. 195-196 (1999), p. 115-131; Idem, Prédication et Etat napoliatain... art. cit., p. 132-133; Idem, La « foi monarchique »: royaume de Sicile et Provence, dans Le forme della propaganda... op. cit., p. 85-110, ici p. 100-101.

2412.

Les sermons mémoriaux sont ceux donnés pour l’anniversaire de défunts; le sermons funèbres sont prononcés à l’occasion d’obsèques, et rubriqués « de obitu » ou « in obitu » (cas des SERMONES n° 39, 40 et 50 sur Béatrice d’Anjou, Jean de Winchester et Clément IV), ou « in exequiis  » (aucun sermon rubriqué ainsi ne sera traité ici, mais ils sont nombreux dans le ms. d’Arras, malheureusement demeurés anonymes, sauf à découvrir l’identité du défunt en les lisant). D. L. d’Avray, Death and the Prince... op. cit., p. 12 s., évoque les rubriques qui signalent les sermons funèbres dans les manuscrits.

2413.

Comme le remarque D. L. d’Avray, Death and the Prince... op. cit., p. 40, dont l’essentiel des sources provient du premier XIVe siècle

2414.

Je renvoie, pour les travaux sur la memoria , qui n’entrent pas directement dans le cadre de ce travail, à la bibliographie qui figure Ibidem, p. 287-303.

2415.

Ibidem, p. 1-2.

2416.

Du moins ceux que j’ai repérés. Pour avoir vu tous les manuscrits des collections de sermons du cardinal, je doute qu’il s’en trouve d’autres. On notera que dans l’œuvre d’Eudes de Châteauroux, ces sermons mémoriaux apparaissent dans les années 50 du siècle. Cette chronologie suggère que la préoccupation de mettre en valeur les enseignements qu’un décès pouvait comporter, est concomitante avec la venue au premier plan, dans les collections du cardinal, de la catégorie des sermons de casibus, dont ils constituent effectivement l’un des meilleurs exemples.

2417.

Le SERMO n° 45 invite à prier collectivement pour les morts de Tagliacozzo; le SERMO n° 46 est plus spécifiquement consacré au décès de l’un des grands capitaines du roi Charles, Henri de Sully.