b) Un clerc pécheur et un « saint » pape (1268)

Il a été question jusqu’ici des morts laïcs. On serait surpris si le genre du sermon De mortuiset ses sous-groupes ne s’était aussi appliqué, chez Eudes de Châteauroux, aux prélats 2490 . On a vu qu’il n’était pas tendre, lorsque ses convitions l’exigeaient, avec eux. Mais il pouvait aussi aussi rencontrer dans l’Eglise des hommes selon son cœur. L’opposition entre deux figures de grands prélats, l’un qui manque aux devoirs de son officiumet doit rechercher le pardon de l’Eglise romaine pour pouvoir continuer à l’assumer, l’autre au contraire qui était trop « spirituel » pour demeurer longtemps à sa charge, se présente sous la forme des SERMONES n° 40 et 50. Le premier concerne un évêque anglais suspendu de son office pour s’être mêlé de trop près de politique et avoir choisi le mauvais parti, celui des barons anglais et de Simon de Montfort dans la querelle qui les opposait au roi Henri III d’Angleterre. L’autre évoque la personnalité de Clément IV, développe la rhétorique déjà connue de la caducité des papes, portée ici au paroxysme. Juxtaposés, ces deux discours me paraissent formuler, en concentré, quelques-unes des convictions les plus ancrées de l’orateur, concernant les dangers des prélatures et la difficulté de trouver l’adéquation entre l’homme et la fonction.

Le SERMO n° 40 est donné, d’après sa rubrique, « in obitu  », au moment même du décès de l’évêque anglais John Gervais de Winchester survenu à Viterbe, en Curie, le 20 janvier 1268, alors que le prélat venait demander au pape, qui l’avait cité à comparaître devant lui, l’absolution pour sa conduite passée 2491 . Pour comprendre les circonstances de la démarche de l’évêque, et l’action particulière de Clément IV vis-à-vis de lui, il faut évoquer sa carrière antérieure. C’est aussi ce qui permet de comprendre la nature des considérations, plutôt absconses, développées par l’orateur sur la volonté, le langage et l’opération, dans la première partie de son sermon.

John Gervais est devenu évêque en 1262, par collation pontificale, après une double élection cassée par le pape. C’est Urbain IV lui-même qui le consacre en Curie, le 10 septembre 1262, à Montefiascone. Les sources divergent sur la raison de ce choix: dû à sa science selon les uns, à la corruption du vice-chancelier pontifical et du pape lui-même selon d’autres 2492 . La première version pourrait justifier la teneur fort savante du sermon que lui consacre le cardinal. La seconde provient de deux chroniques favorables au roi et hostiles au parti baronial anglais, auquel a appartenu l’évêque, pour son malheur. Au printemps 1264, il se révèle effectivement comme l’un des nombreux prélats du royaume favorables à Simon de Montfort 2493 . Il tient ce parti durablement, même s’il semble avoir parfois hésité à résister à l’autorité romaine. Ainsi, il sollicite une première fois l’absolution, de la part du légat pontifical Gui Foucois, le futur Clément IV, à la suite des bulles d’excommunication fulminées le 20 octobre 1264 à Hesdin sur le continent 2494 . Cette première repentance peut expliquer le ton, somme toute compatissant, adopté par le cardinal dans son sermon. On sait que, globalement, la mission du légat Gui Foucois pour s’entremettre entre Henri III et ses barons révoltés fut un désastre 2495 . Devenu le pape Clément IV, il envoie lui-même un légat en Angleterre, le cardinal Ottobono Fieschi, neveu du pape défunt Innocent IV, le 4 mai 1265 2496 . Ce dernier, après la défaite et la mort de Simon de Montfort à Evesham le 4 août 1265, suspend John Gervais de Winchester, ainsi que trois autres évêques, en mars 1266 2497 . Puis le pape cite John Gervais à comparaître, comme le dit explicitement l’orateur, l’obligeant à se rendre en cours de Rome:

‘« Ainsi le vénérable homme dont nous nous acquittons des obsèques, pour ces raisons, ou certaines d’entre elles, ou d’autres encore, fut trompé selon nous, et commit quelques actes qu’il ne devait pas commettre. C’est pourquoi notre maître le souverain pontife, souhaitant le sortir de l’impasse, l’a cité à comparaître personnellement en sa présence. Dieu enfin, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et vive 2498 , l’a frappé de la verge de l’infirmité, tombé à terre il s’est humilié face au Seigneur et a dit: Seigneur, que veux-tu que je fasse ? 2499 C’est ce qu’il a dit, sollicitant le bénéfice de l’absolution, à son vicaire, qui l’envoya à un autre Ananie 2500 , c’est à dire maître Hostiensis, afin qu’il l’absolve selon les formes de l’Eglise, ce qu’il fit. Nous espérons de la miséricorde de Dieu que, selon le mot de l’apôtre disant de lui-même: Il m’a été fait miséricorde, parce que j’agissais par ignorance 2501 , à cet homme qui croyait offrir à Dieu son jugement, en exerçant cette persécution féroce contre son Eglise, de la même façon il sera fait miséricorde, car c’est par ignorance qu’il a agi ainsi, pensant en cela défendre la liberté de l’Eglise sur certains points, et protéger les droits de certaines personnes. Mais il n’a pas bien pris en compte qu’en résistant aux ordres apostoliques, en n’obéissant pas à celui qui était venu pour cela, remettre l’Eglise et même tout le royaume en bon état, non seulement il ne défendait pas la liberté de l’Eglise, mais il la détruisait entièrement dans ces régions, et qu’il subvertissait l’Eglise anglaise, ou plutôt le royaume entier » 2502 . ’

Ce long passage dit mieux que tout commentaire le crime dont s’est rendu coupable John Gervais de Winchester: résister à l’Eglise romaine. On y voit aussi la volonté du pape, partagée par le cardinal, de pardonner, car l’évêque croyait bien faire en agissant de la sorte; l’exemple de l’apôtre Paul avant sa conversion appuie cette volonté papale.

Tout le sermon est bâti sur ce contraste, à partir d’une citation du Livre des Proverbes, « Tel chemin paraît droit à quelqu’un mais ses derniers détours en font le chemin de la mort » 2503 : l’homme peut se tromper et faire le mal alors qu’il croit faire le bien, car on juge toujours juste ce qu’on croit bon; la raison d’une telle erreur s’explique par le libre-arbitre dont nous disposons.

La première partie du sermon 2504 est un véritable exposé de philosophie et de théologie morale, fondée sur une explication, de type universitaire, des trois principes essentiels selon lesquels nous nous comportons dans la vie: la volonté, le langage et l’action, car, que nous soyons méritants ou que nous déméritions, c’est toujours selon l’une de ces trois modalités. Dieu nous propose donc deux chemins, l’un de vie et l’autre de mort; il nous revient de choisir le bon.

Ces considérations savantes se poursuivent dans la seconde partie du discours, puisqu’Aristote est appelé deux fois à la rescousse 2505 . Elles portent, cette fois, sur le libre-arbitre dont Dieu a doté l’homme, car s’il ne pouvait que faire le bien, il ne pourrait, en conséquence, ni être méritant, ni démériter 2506 . C’est pourquoi, à l’âge de raison, l’homme parvient à un carrefour où il lui faut choisir la voie droite, ce que beaucoup, tant savants qu’illettrés, mais surtout les premiers, manquent de faire.

Apparemment, ces considérations morales, de caractère général, désincarnent la figure du défunt, dont le décès est l’occasion de ce discours. En réalité, il semble qu’il faut précisément les attribuer à sa personnalité, ainsi qu’au public auquel l’orateur s’adresse. John Gervais de Winchester est un universitaire de formation: il devint maître es Arts, sans doute à Oxford, en 1234, et il a probablement étudié à Paris en 1251 2507 . Cela explique les attaques contre les sophistes, contre ceux qui chérissent trop leur science et croient posséder la justice (l’évêque fut juge pontifical délégué en 1254 à Oxford), contre les litteratiparfois plus aveugles que les illitterati , parce qu’ils ont voulu voir de trop près l’éclipse du soleil 2508 .

Quant à l’auditoire possible d’un tel sermon, il fallait qu’il soit parfaitement réceptif aux propos tenus : il s’agissait avant tout, sinon exclusivement, de membres de la Curie et des clercs qui la visitaient. De plus en plus de fonctionnaires pontificaux à cette époque étaient gradués de l’université 2509 . La différence du niveau doctrinal du sermon, et donc probablement du public, est nette si l’on compare ce discours avec celui, dans une circonstance proche, consacré à la mort de la reine Béatrice de Sicile. Un dernier élément explique ces références savantes à Aristote, explicites ou implicites, car tout le début du sermon semble bien s’inspirer de lui, ou plutôt des travaux que Thomas d’Aquin lui consacre. Depuis le début des années 1260, le savant dominicain réside en Italie et entretient des rapports étroits avec le Curie, puisqu’il séjourne quatre ans à Orvieto (1261-1265), d’abord comme lecteur conventuel, mais souvent aussi auprès d’Urbain IV, puis enseigne trois ans à Rome (1265-1268) 2510 . Or l’époque romaine, surtout les années 1267-1268, est celle où Thomas commente le De animad’Aristote, qui plus est en bénéficiant de la toute récente traduction (translatio noua ) effectuée par Guillaume de Moerbeke 2511 . Et il semble bien que la première citation d’Aristote dans le SERMO n° 40 consacré à la mort de John Gervais de Winchester cite cette translatio nouadu De animapar le clerc flamand, achevée en novembre 1267 2512 . De façon générale, l’apparition de citations textuelles du Stagirite, à partir de ces années, ce qu’on ne repère absolument pas auparavant, fait écho à ces travaux scientifiques menés dans le milieu curial, et prouve que le vieux cardinal garde l’esprit vif et la curiosité intellectuelle en éveil 2513 .

Dieu ne veut pas la mort du pécheur, a dit le cardinal à propos de l’évêque anglais. Mieux, il alterne chez certains prélats les hauts et les bas d’une carrière pour humilier les orgueilleux, qui ont perdu de vue la vocation salvifique du sacerdoce:

‘« Mais on me dira: comment Dieu a-t-il permis qu’un homme menant une vie de cette qualité, d’une si grande culture, se soit si honteusement trompé ? Dieu a permis sa chute pour qu’il soit humilié, car peut-être sa science l’avait grisé [...]. On dit qu’il était dur, rigide et austère dans la justice, trop juste [...]. Si le supérieur est frappé, l’inférieur en devient plus sage » 2514 .’

Dans une brève troisième partie de conclusion, Eudes de Châteauroux peut mettre en valeur le fait qu’au dernier moment, le coupable s’est repenti et a repris le chemin de la vie, même s’il ne cache pas, dans le cas précis, qu’un séjour au purgatoire est inévitable 2515 . A partir d’une situation fort spécifique donc, le cardinal est retombé sur ses pieds, en faisant jouer, à partir d’autorités beaucoup plus variées que de coutume, adaptées à son public, la même rhétorique fondamentale de la grandeur et de l’adversité qui caractérisent les hautes fonctions ecclésiastiques. Il l’exprime fort bien en estimant que, dans l’exercice de la justice humaine, l’évêque fut « trop juste », c’est à dire trop rigoureux dans l’application de la lettre de la loi, oubliant l’esprit de l’institution à la hiérarchie de laquelle il participait. C’est pourquoi Dieu l’a puni en l’humiliant, pour le rappeler à sa simple condition mortelle.

Cette même rhétorique se déploie, à un degré d’intensité très supérieur, dans le SERMO n° 50 pour la mort de Clément IV, le dernier de ce corpus consacré aux défunts. Mais ici, l’orateur, en suivant la même logique, aboutit, compte-tenu de la personnalité du pape, à un résultat inverse: au lieu d’être humilié sur cette terre parce qu’il aurait eu la tête enflée par sa science et ses prérogatives de vicaire du Christ, Clément IV, pape presqu’angélique, a tout fait pour quitter ce monde au plus vite, réalisant la « loi de succession » dans la fonction, qui veut que les papes meurent, mais demeuré si peu de temps sur le siège de Pierre, qu’il en a en quelque sorte anticipé les conséquences, se tuant à la tâche et acceptant, comme son gisant le prouve, de n’être, malgré ses pouvoirs, qu’un simple homme 2516 .

Contrairement à la rhétorique de la chancellerie pontificale qui s’en sert habituellement pour abaisser le pouvoir séculier « lunaire », l’idée magnifique d’Eudes de Châteauroux, pour évoquer dans des termes souvent entendus la figure de Clément IV, c’est de reprendre à son compte la métaphore du soleil pour désigner la fonction, mais d’insister sur la rotation et la révolution naturelles de l’astre le plus brillant, en les interprétant allégoriquement:

‘« Le soleil se lève, le soleil se couche, il revient à son point de départ et c’est là qu’il renaît; il vire par le midi et oblique vers le nord 2517 . Dans ces mots compris littéralement, le double mouvement du soleil nous est montré, c’est à dire son mouvement journalier et son mouvement annuel [...]. Donc, dans ce double mouvement du soleil, nous est montré ce qui est arrivé ces jours-ci [...], de quelle qualité et de quelle stature fut Clément IV, quand [l’Ecriture] dit: le soleil ; qu’il fut rapidement enlevé du monde, quand elle dit: le soleil se lève, le soleil se couche ; troisièmement qu’il partit vers Dieu, lorsqu’elle dit: il revient à son point de départ ; quatrièmement, l’espoir nous est donné qu’un bon pape lui succèdera, ou plutôt plusieurs bons papes, l’un après l’autre, même s’ils ne sont pas aussi bons et sages, lorsqu’elle dit: et c’est là qu’il renaît ; cinquièmement, qu’au temps de ses successeurs, les Sarrasins qui habitent au midi, en Egypte et en Afrique où ils ont leur capitale et leur sanctuaire, dans la ville de La Mecque, ainsi que les Tartares qui tirent leur origine du nord et y ont installé le siège de leur royaume, seront visités par le ministère des évêques. Cela semble insinué par les mots: il vire par le midi et oblique vers le nord . Sixièmement, que par l’intermédiaire de ses successeurs, le monde sera purgé, et l’Eglise retournera à son état primitif et à sa perfection primitive, lorsqu’il est dit: le vent tourne en tous sens, c’est à dire purge et illumine, le vent s’en va et revient sur son parcours 2518 .’

L’orateur confirme, par l’incidente « ces jours-ci », le sens de l’expression « in obitu » employée dans la rubrique à propos de la mort de Clément IV: elle signifie que le sermon est donné très peu de temps après le décès, à proximité du corps du défunt, mais sans doute pas le jour des funérailles. C’est pourquoi la date ne peut qu’être approximative, entre l’extrême fin de novembre 1268 (le pape est mort le 29 de ce mois) et le tout début de décembre.

De façon significative, les trois parties du sermon les plus longues sont la première consacrée à l’allégorie du soleil 2519 ; la seconde qui évoque la brièveté du souverain pontificat 2520 , et en particulier celui de Clément IV; et la quatrième, portant sur la succession historique des papes, dont les qualités et les défauts s’équilibrent ainsi 2521 .

La splendeur et le rayonnement du pape 2522 , qui éblouit et relègue dans l’ombre tous les autres prélats, doit se révéler particulièrement dans quatre domaines: la doctrine, la chaleur de la charité, le zèle et la rigueur de la justice, tempérée par une quatrième qualité, la miséricorde et la piété. L’allégorie du cours naturel de l’astre solaire, que tout peuple peut voir, est développée pour indiquer la position unique du pape, qui doit se tenir à égale distance de tous, c’est à dire ne favoriser ou au contraire ne déprécier personne. Il est évident que c’est à sa position ecclésiologique au sein du consistoire qu’il est fait allusion, et aux manœuvres de certains cardinaux pour influencer, voire intimider le pape, dont on a vu l’action à l’époque de l’arrivée de Charles d’Anjou. Or ce sermon est en fait le premier du conclave de Viterbe, et Eudes de Châteauroux ne peut que redouter la reprise des luttes entre factions, d’autant plus qu’un grand pape s’en est allé, digne en tous points de la splendeur qui convient à sa fonction. Sa profonde piété introduit la comparaison avec le phénix 2523 :

‘« Lui-même fut en effet un soleil, dominant tous les hommes par la lumière de sa science et la chaleur ou plutôt la ferveur de l’amour qu’il avait pour Dieu, et tel un phénix, il se consumait, brûlé par les scandales provoqués par les autres, et ses os, c’est à dire l’intérieur de son corps, brûlaient tel un foyer, lorsqu’il voyait le mal exploser, et se sentait incapable, à cause de la méchanceté des hommes, de corriger cela » 2524 .’

Ces qualités d’intense piété de Clément IV sont connues des historiens. De même, sa correspondance « secrète » révèle un homme profondément humain et attentif à ses proches, ce que les propos du cardinal, de toute évidence sincères, confirment 2525 . Il le montre aussi très austère dans sa vie religieuse personnelle, « s’incinérant » par ses veilles et ses prières assidues, autre aspect connu de sa personnalité 2526 . Mais cette capacité du pape à se consummer intérieurement à la tâche et aux soucis du souverain pontificat, tandis qu’il resplendit extérieurement, établissant une correspondance entre sa personne publique et sa personne privée, a engendré, encore plus rapidement que de coutume, l’accomplissement de la loi qui enchaîne les titulaires du siège de Pierre: Clément IV a régné peu de temps. Les hommes, et non seulement les « années de Pierre », sont la cause de ce bref pontificat. Mais Eudes de Châteauroux tient son raisonnement ferme:

‘« Ceux qui travaillaient à combattre les péchés et à punir les pécheurs, au moins à les faire s’abstenir de pécher, désiraient que la vie du seigneur Clément soit prolongée 2527 ; mais à cause de nos péchés, ils ne furent pas entendus, bien plutôt, à cause de nos péchés, ses jours furent abrégés, car nous n’étions pas dignes d’un tel pape » 2528 . ’

Donc, on se trouve ici dans le cas de figure évoqué une seule fois, antérieurement, d’un pape « angélique », dont les autres prélats étaient indignes 2529 . Clément IV n’a pas eu besoin de se souvenir que les papes meurent, il s’est lui-même, en pape trop humain, c’est à dire trop préoccupé des multiples soucis et contrariétés que lui procurait sa fonction, voué à une mort rapide 2530 . En cela, il a regagné son « lieu naturel » en accédant à la droite de Dieu.

Cet éloge du pape est donc ambigu, sinon à propos de l’individu lui-même, du moins à propos de son « idonéité », pour reprendre un mot familier du vocabulaire d’Eudes de Châteauroux, qu’il s’abstient précisément d’utiliser dans ce beau portrait de Clément IV. Si le cardinal ne jugeait pas scandaleuse l’élection d’un « minus sufficiens » comme souverain pontife 2531 , pèse ici le risque encouru lorsque ce sont des êtres exceptionnels qui accèdent à cette fonction: s’ils la font resplendir comme peu d’autres avant eux, en même temps ils ne s’adaptent pas à son caractère contradictoire, impliquant de représenter l’éminence de la fonction de vicaire du Christ, tout en s’humiliant comme individu. Le lexique de la plenitudo potestatis , habituellement présent dans ce type de sermons, car il entretient la tension dialectique inhérente à la fonction papale, est totalement absent du SERMO n° 50.

C’est pourquoi sans doute les espoirs d’une élection rapide, évoqués dans la quatrième partie du sermon, font clairement allusion aux défauts probables des successeurs de Clément IV. Cette vision un peu plus terne, inscrite dans le temps naturel et historique, s’oppose à la fulgurance du passage de ce pape sur le siège de Pierre, pape certes irremplaçable, mais qu’il vaut mieux pour cela ne pas chercher à remplacer:

‘« Car le soleil [d’un jour] surpasse en splendeur et en chaleur le soleil [d’un autre jour], de notre point de vue. Si donc il brillait et chauffait continuellement et de manière égale, tout ce qui se trouve en-dessous de lui serait confondu; c’est pourquoi le Seigneur dans sa sagesse [...] a ainsi ordonné les vicissitudes du soleil, qu’un défaut de lumière ou de chaleur est compensé par un excès des mêmes, et que les excès sont tempérés par les défauts qui les suivent. Ainsi Dieu pallie le manque de science, de zèle et de sainteté d’un pape par la haute valeur de ces qualités chez son successeur » 2532 .’

On retrouve à la fin du sermon d’Eudes de Châteauroux les accents du croisé et du missionnaire, peut-être stimulé par la seconde croisade de Louis IX en préparation, qui rêve de convertir Sarrasins et Tartares. Cela aussi n’est probablement pas sans rapport avec Clément IV, qui, du fait de ses étroites relations épistolaires et littéraires avec le Franciscain Roger Bacon, a pu concevoir de tels projets évangélisateurs, à la suite des succès de Charles d’Anjou 2533 . Pour finir, le vieux cardinal exprime les raisons profondes, eschatologiques, de sa foi, qui l’ont fait prêcher, sa vie durant, en faveur du Royaume et du retour de l’Eglise à sa pureté primitive, en Jésus-Christ. Cet espoir n’est que rarement formulé ouvertement par ses sermons, car il fut toujours très attentif à ne pas ranimer la flamme millénariste, et à ne pas supputer le temps où s’accomplirait la promesse. Il le rappelle de fait, en soulignant qu’il ne verra pas cela, mais qu’il lui revient, ainsi qu’aux autres cardinaux, de faire ce qui dépend d’eux: procurer à l’Eglise un bon pape.

L’alliance de ces deux données inséparables de l’économie du salut, espérance eschatologique, et fonctionnement quotidien de l’Eglise militante, sont bien à l’image du personnage et constituent le fil qui, peut-être, confère son unité à la très longue carrière de ce prédicateur exceptionnellement fécond.

Notes
2490.

C’est l’une des originalités du corpus offert par Eudes de Châteauroux, que de proposer ce type de sermons pour des clercs. Les auteurs qui ont déjà traité cette source au XIIIe-début du XIVe siècle, D. L. d’Avray en général, et J.-P. Boyer plus particulièrement pour les Angevins, n’évoquent que des laïcs. Il est vrai que c’est l’objectif de leur recherche, mais je pense que le cardinal là encore présente un éventail unique de mise en œuvre du sermon de casibus, à cause de l’ampleur de sa production.

2491.

Cf. Dictionary of National Biography, t. X (1908), p. 885-886; A. B. Emden, A Biographical Register of the University of Oxford to A. D. 1500, 3 vols, Oxford, 1957-1959, ici t. II, p. 757-758. Pour la comparution et l’absolution, voir les lignes 96-108.

2492.

Cf. Dictionary... op. cit., p. 885.

2493.

Cf. J. R. Maddicott, Simon de Montfort, Cambridge, 1994, p. 265-266.

2494.

Ibidem, p. 298 pour la continuité des vues politiques de John Gervais de Winchester; p. 301-302 pour la démarche auprès de Gui Foucois.

2495.

Cf. N. Kamp, notice « Clemente IV, papa » du DBI, t. XXVI (1982), p. 192-202.

2496.

Cf. F. M. Powicke and C. R. Cheney, Councils and Synods with other Documents Relating to the English Church, t. II, A. D. 1205-1313, vol. 2, 1265-1313, Oxford, 1964, p. 725 s.

2497.

Cf. A. B. Emden, A Biographical Register... op. cit., p. 758.

2498.

Ez. 33, 11.

2499.

Act. 9, 6.

2500.

Ce personnage est cité en Act. 9, 10-19, comme le chrétien de Damas qui, averti par le Seigneur au cours d’une vision, imposa les mains à Saul, lequel allait ainsi devenir l’apôtre Paul. Frappé de cécité depuis qu’il avait été terrassé, sur le chemin de Damas, par une manifestation divine, Saul le persécuteur des Chrétiens recouvre alors la vue en recevant l’esprit, et se met à précher le Christ dans la synagogue, après avoir reçu le baptême, probablement d’Ananie; l’apôtre lui-même raconte cela en Act. 22, 12-16.

2501.

1. Tim. 1, 13.

2502.

Lignes 96-112.

2503.

Prov. 14, 12.

2504.

Lignes 6-38.

2505.

Lignes 66-67, et lignes 84-85.

2506.

Lignes 53-55.

2507.

Cf. A. B. Emden, A Biographical Register... op. cit., p. 757

2508.

Lignes 70-95.

2509.

Cf. P. Classen, Rom und Paris... art. cit., passim ; J. Verger, Les gens de savoir en Europe à la fin du Moyen Age, Paris, 1997.

2510.

Cf. J.-P. Torrell, Initiation... op. cit., p. 171-259.

2511.

Ibidem, spécialement p. 249-253 pour le commentaire au De anima ; p. 253-258 pour les traductions de Guillaume de Moerbeke. Sur ce dernier, voir aussi A. Paravicini-Bagliani, Guillaume de Moerbeke et la cour pontificale, dans Idem, Medicina e scienze della natura... op. cit., p. 141-175.

2512.

Voir l’édition du SERMO n° 40.

2513.

On trouve aussi une citation d’Aristote dans le SERMO n° 35 sur Hedwige de Silésie, lui aussi de 1267, voir l’édition du texte.

2514.

Lignes 113-120. C’est moi qui souligne en gras.

2515.

Lignes 130-131.

2516.

Sur le gisant du pape, cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 201; et G. B. Ladner, Die Papstbildnisse des Altertums und des Mittelalters, Bd. II, Von Innocenz III zu Benedikt XI, Vatican, 1970, p. 143-165 (photographies du gisant p. 150).

2517.

Eccle. 1, 5-6.

2518.

Eccle. 1, 6. Cf. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 207-208, lignes 2-53.

2519.

Ibidem, p. 208-209, lignes 54-90.

2520.

Ibidem, p. 209-210, lignes 90-120.

2521.

Ibidem, p. 211-212, lignes 130-163.

2522.

Roger Bacon avait envoyé à Clément IV, vers 1266, un traité d’optique intitulé De radiis, cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. XIII et p. 290.

2523.

Symbole depuis des siècles de la résurrection du Christ, et à partir d’Innocent III de l’éternité de la papauté, cf. A. Paravicini-Bagliani, Le Chiavi... op. cit., p. 46-47

2524.

Cf. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 209, lignes 79-84.

2525.

Sur la piété de Clément IV, cf. N. Kamp, Notice citéedu DBI, p. 199; sur son humanité, cf. E. Pasztor, Per la storia... art. cit., p. 107..

2526.

Cf. N. Kamp, Notice citée du DBI, loc. cit.; et A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 124. Ce thème de « l’incinération » correspond aussi au discours sur le corps du pape défunt, qui devient « cendres de Pierre », Ibidem, p. 199-203 et p. 238.

2527.

Allusion transparente à la correspondance entre le pape et le franciscain R. Bacon, cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 305-306: ce dernier lui envoie non seulement des traités d’optique, mais surtout de médecine, visant à prolonger la vie.

2528.

Cf. F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 210, lignes 101-107.

2529.

La figure du pape angélique est étroitement liée à la réforme de l’Eglise, à l’union des Eglises grecque et latine, et à la conversion des peuples tels les Tartares et les Sarrasins, espoirs que R. Bacon place tout particulièrement en Clément IV, cf. A. Paravicini-Bagliani, Il corpo... op. cit., p. 124 et note 98.

2530.

Ibidem, p. 210, lignes 115-119.

2531.

Voir le SERMO n° 61, édité par F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 244-249.

2532.

Ibidem, p. 211-212, lignes 149-157.

2533.

Ibidem, p. 212, lignes 164-175. Pour la vocation missionnaire de la papauté selon R. Bacon, cf. D. Bigalli, I Tartari e l’Apocalisse...op. cit., p. 132-140.