b) La méticulosité du travail d’édition

Il devient désormais possible de mieux comprendre comment, concrètement, le cardinal Eudes de Châteauroux a procédé afin de constituer en collections les matériaux que constituaient les sermons prêchés au jour le jour. Là encore, les termes du prologue permettent de parfaitement comprendre sa manière de travailler. Pour préparer une édition, il commence par rubriquer ces sermons « sub certis titulis » 2557 . Puis il les ordonne liturgiquement, selon la répartition traditionnelle entre série des dimanches et série des fêtes. C’est ainsi qu’il a fait pour la collection envoyée à Paris avant la mort d’Alexandre IV 2558 .

Le prologue permet enfin de comprendre à quoi servent les nombreuses notes marginales, que j’ai souvent évoquées et utilisées, et qui figurent dans un certain nombre de manuscrits contenant les collections du cardinal, à savoir: les manuscrits de Paris, BNF latins 15947 et 15948; et les manuscrits romains de l’AGOP, XIV, 31 à 35, et ceux de la Bibliothèque Angelica, 156 et 157. En effet, ces notes mentionnent toujours, pour le sermon qu’elles indiquent, un « titulus », un verset thématique, et un numéro d’ordre ou de cahier dans le recueil où l’on peut lire ce sermon. Or la plupart des recueils auxquels ces notes renvoient sont ceux mentionnés par le prologue.

Pour comprendre comment fonctionnent et surtout à quoi servent ces notes dans la méthode d’édition du cardinal, le plus simple consiste à donner un exemple. Dans les marges du manuscrit de Paris, BNF latin 15947, qui contient une série de sanctis, à l’endoit où est copié le dernier des cinq sermons pour la fête de saint André, sur le thème Ambulans Iesus(Matth. 4, 18) 2559 , on lit, f. 8v:

Dans le manuscrit de Rome, Bibl. Angelica 157, qui contient également une série de sanctis, on lit d’abord, à l’identique, les cinq sermons pour la fête de saint André, puis à la suite:

Il est ainsi presque toujours possible de retrouver, dans les manuscrits romains, à la suite des sermons déjà copiés dans les manuscrits parisiens, ceux que ces derniers signalent en notes.

Tous les manuscrits qui portent de telles notes, et quelques autres, proviennent de toute évidence du scriptoriumd’Eudes de Châteauroux. Ils ont de ce fait, pour l’authenticité des textes, une valeur supérieure à ceux qui ont été copiés d’après eux. C’est la raison pour laquelle ils se sont imposés comme les manuscrits de base pour l’édition des sermons du cardinal.

Ces manuscrits du scriptoriumsont les suivants:

Ils ont en commun le matériau, les dimensions et la mise en page tout d'abord, qui en font des manuscrits de luxe 2562 . Puis des caractéristiques d'écriture italienne, la décoration étant plus difficile à classer, à la fois française et italienne 2563 . Très souvent, les sermons y sont précédés de tables, et l’on trouve continûment des rappels de rubriques en marge de pied, toujours de la même main cursive. La répartition des cahiers est dans l'ensemble aussi très homogène: le plus souvent des quaternions, les cahiers d'autres formats résultant, sauf rares exceptions, de mutilations; la numérotation des cahiers est le plus souvent visible, ainsi que les réclames. Beaucoup d’entre ces manuscrits ont été détenus par des établissements religieux.

L’ensemble de ces données permet enfin de montrer qu’il y a eu deux « éditions » de ses sermons, préparées par Eudes de Châteauroux lui-même. De la première, celle des sermons envoyée à Paris à la fin du pontificat d’Alexandre IV, brièvement mentionnée dans le prologue, pourrait provenir le manuscrit d’Orléans, Bibl. mun. 203, qui a des caractéristiques italiennes et dont une main de correcteur ressemble fort à celles des correcteurs des manuscrits du scriptoriumd’Eudes; il constituerait l’unique reste original de cette première édition. Par ailleurs, les deux plus beaux specimens en sont bien sûr les manuscrits de Paris, BNF latins, 15947 et 15948, qui portent une grande quantité de notes donnant des sermons à copier, cela parce qu’ils sont toujours demeurés au scriptorium, où le cardinal s’en est constamment servi de manuscrits de base pour préparer la nouvelle édition 2564 .

La seconde édition est donnée par les manuscrits de la Bibliothèque Angelica et de l’AGOP. Deux manuscrits particuliers, ceux d’Arras et de Pise, paraissent avoir fonctionné comme des intermédiaires entre les deux éditions; le manuscrit de la bibliothèque Mazarine présente lui aussi des particularités, notamment le fait qu’il fut copié de deux mains distinctes, scindant des séries de nature différente, et qu’il porte des traces manifestes d’inachèvement; son statut exact demeure à l’heure actuelle incertain.

Eudes de Châteauroux préparait probablement une troisième édition, qu’il n’a pas eu le temps d’achever. Elle aurait intégré de nouveaux sermons, portés en notes dans les marges des manuscrits romains de la seconde édition, notes d’un contenu identique à celles qu’on lit dans les marges des manuscrits de Paris, puisqu’Eudes a fait noter pour chaque sermon son « titulus » et son thème biblique; par contre, la localisation de ces nouveaux sermons à copier se fait par renvoi à des recueils d’un type inconnu dans les manuscrirs parisiens, des « quaterni quos Dominus composuit in palacio » 2565 .

Il y a encore largement matière à approfondir l’exploitation de cette œuvre, exceptionnelle par son ampleur et sa méthode, pleinement représentative de la volonté pastorale, au moins au niveau de la formation des étudiants en théologie; volonté qui animait certains maîtres séculiers formés dans les deux ou trois premières décennies de formation de l’université de Paris.

Notes
2557.

Prologue (annexe 1), ligne 18, ligne 20, ligne 33.

2558.

Prologue (annexe 1), lignes 18-20. Avant cette rubrication et ce classement liturgique, les sermons sont dits « extrauagantes »; sont ainsi qualifiés ceux contenus dans les trois premiers recueils, du moins au moment où le cardinal fait copier la rédaction primitive de son prologue, c’est à dire vers mars-avril 1267, sous le pontificat de Clément IV (prologue, ligne 18). Pour qu’ils puissent figurer dans une nouvelle édition, il faut les classer sous les rubriques déjà existantes, ce que le cardinal n’a pas eu encore le temps de faire vers mars 1267.

2559.

RLSn° 519, copié aux f. 8vb-9vb.

2560.

RLSn° 968, f. 9ra-11ra.

2561.

RLS n° 969, f. 11ra-13vb.

2562.

Parchemin très fin. Dimensions approximatives communes: autour de 330mm par 220mm (220 par 140mm à la réglure); réglure à la mine de plomb. Deux colonnes de 35 à 40 lignes de texte. Numérotion très fréquente des sermons en rouge, marge de tête.

2563.

Mes compétences en la matière étant médiocres, je me range à l'avis du P. L. J. Bataillon, qui a lui-même consulté P. Stirnemann et M. Th. Gousset à la BNF de Paris. L'usage de certains traits d'écriture italienne, notamment les abréviations, peut s'expliquer par un travail dans le milieu curial. C'est très marqué dans le manuscrit de Pise, largement copié durant le conclave on l'a vu, dont l'écriture est une gothique de chancellerie (grandes hastes aux D et aux T; voir F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit., p. 52, pour les caractéristiques paléographiques du ms.). La mixité de la décoration (initiales des thèmes bibliques alternativement en rouge et bleu avec filigranes, rubriques en rouge) peut être due au fait que le cardinal semble avoir surtout eu à son service une familia de clercs français: il se peut que nous ayons, dans le manuscrit de Rome, Bibl. Angelica 157, le nom du copiste au f. 41rb, début de cahier: Thiebaut de Coueudon. De même, les notes des manuscrits de l'AGOP et de la Bibliothèque Angelica renvoient souvent à des « quaterni Iohannis de Nivella », probablement un familier, cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 210-212. De même enfin, dans le manuscrit du Vatican, BAV latin 4019, où se lit l'enquête accomplie en vue de l'ouverture du procés de canonisation de l'archevêque de Bourges Philippe Berruyer, qu'Eudes de Châteauroux a instruit une première fois sous Urbain IV, puis à nouveau sous Clément IV, on ne trouve que des clercs français.

2564.

Eudes de Châteauroux les a légués aux « pauvres étudiants » du Collège de Sorbonne à la fin de sa vie, car dans les deux manuscrits de Paris, BNF latins 15947 et 15948, on lit, sur le folio de garde, une note identique, attestant qu’ils ont été légués par le cardinal à Robert de Sorbon, et enregistrés dans le catalogue de la bibliothèque de Sorbonne, cf L. Delisle: Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. II, Paris, 1874, p. 165; et R. Rouse: The early library of the Sorbonne, dans Scriptorium, t. XXI/1 (1967), p. 65. La note spécifie bien que les livres sont donnés "aux pauvres étudiants" du collège, ce qui prouve la continuité des préoccupations du cardinal: il n’a jamais oublié ses années d’étude à Paris, et le besoin qu’il a dû alors ressentir de livres, s’il était, comme je l’ai suggéré, d’origine sociale modeste

2565.

Avec de nombreuses variantes de formulation. Ce palacium est de toute évidence celui de l’évêque de Viterbe, où les cardinaux étaient « enfermés » durant le conclave, cf. sur ce palais M. Dykmans, Les transferts de la curie romaine du XIII e au XV e siècle, dans ASRSP, t. CIII [1980], p. 91-116, ici p. 101).