c) La postérité de l’oeuvre: une prédication conservatrice; les limites du genre De casibus

Je l’ai dit d’emblée, peu de manuscrits sont conservés, qu’ils aient été produits par le scriptoriumcardinalice, ou copiés d’après la première édition envoyée à Paris, ville reine du système de diffusion par exemplaret pecia .

Une première cause de ce phénomène me paraît claire: une bonne part de la production homilétique du cardinal était trop marquée par les circonstances, et comme telle peu adaptée à l’imitation, à l’emprunt ou au plagiat, quel qu’en soit l’intérêt doctrinal. En ce siècle où les instruments de travail des prédicateurs se diversifient et se multiplient, ce n’est pas ce que les prédicateurs recherchent. Il leut faut des plans de sermons, des recueils alphabétiques de Distinctiones, où puiser leur matière. La même aventure est semble-t-il arrivée au manuscrit des sermons de l’archevêque de Pise Federico Visconti, connu en un unique exemplaire 2566 .

Un autre trait, lié en fait à celui-ci, qui peut expliquer cet insuccès, est constitué par « l’art de prêcher » du cardinal. Le rôle central qu’y joue l’exégèse traditionnelle, articulant étroitement la lettre et l’esprit, et privilégiant l’allégorie, c’est à dire la doctrine relative à l’économie générale du salut, correspond mal au type de prédication qui peu à peu vient à dominer la production du XIIIe siècle. Cette nouvelle manière de prêcher, illustrée notamment par les ordes mendiants, privilégie, à destination d’un public réputé illitteratuset peu cultivé, le sens tropologique, les exempla, et tous les outils permettant d’y accéder. C’est une prédication volontairement moralisatrice et répétitive, qui martèle quelques idées simples au détriment d’une inculcation en profondeur du sens du mystère chrétien. Eudes de Châteauroux, lui, ne veut pas seulement « faire croire », il veut enseigner et éduquer. C’est toute la grandeur du projet éducatif séculier mis en place au tournant des XIIe-XIIIe siècles, que Robert de Sorbon poursuit en fondant son collège. Un texte, copié à la suite des 87 sermons du manuscrit de Pise, au f. 163 [156]va, fournit un bon exemple de la manière du cardinal, de son lien souvent étroit avec les circonstances concrètes de sa prédication, enfin de son inadéquation évidente avec les besoins des prédicateurs « moyens » du XIIIe siècle, friands de petits manuels pratiques et transportables, si bien étudiés par D. L. d’Avray 2567 . Il s’agit du SERMO n° 63, que je date du 14 août 1270 2568 . Ce sermon relate la visite de l’archevêque de Tours, Vincent de Pilmil, à la Curie durant le conclave de Viterbe, où il prend la parole pour se scandaliser de la lenteur avec laquelle les cardinaux procèdent à l’élection pontificale. Pour cela, il choisit (« sic proposuit in collegio ») et expose un thème biblique, en l’appliquant à la situation présente, considérant la vacance pontificale comme génératrice successivement d’infidélité, de scandale, de mauvais exemple, de dommage multiple et et de haine. Eudes de Châteauroux lui répond au nom du collège (« pro toto collegio »), en reprenant son thème biblique et en renchérissant à partir de la suite du verset thématique. On conviendra qu’un tel sermon, qui s’apparente à un discours protocolaire, mais use de la forme propre au sermon, et surtout procède à un commentaire approfondi de l’actualité à la lumière de la Bible, est proprement inutilisable, du moins comme modèle adaptable par le tout-venant des prédicateurs.

Pour finir, on possède tout de même la trace d’une tentative d’utilisation des sermons du cardinal Eudes de Châteauroux. Il avait légué au couvent des frères prêcheurs d’Orvieto, où il est mort, les cinq volumes de sermons, produits de sa seconde édition, actuellement conservés à l’AGOP. Comme beaucoup de couvents, celui-ci tenait sa chronique. Or on possède la Cronica du couvent San Domenico d’Orvieto (manuscrit de l’AGOP XIV, 28), dont l'auteur du texte primitif, Giovanni di Matteo Caccia, O. P. († 1348), vivait dans la première moitié du XIVe siècle 2569 . Un peu plus tard, frère Bartolomeo di Tebaldo, O. P. (1386-1423, dates extrêmes) a un jour annoté le manuscrit de cette chronique, à l’endroit où il est question du frère Tadeus de Montepoliciano, écrivant ceci: « Qui <scil. Tadeus de Montepoliciano> fuit lector narniensis et romanus.... Abbreuiauit et reduxit ad formam modernam sermones de tempore et de festis domini Tusculani, et sunt in libraria nostri conventus urbevetani  » 2570 . Tadeus de Montepoliciano entre en religion en 1308 et décède en 1344. Il est difficile de savoir en quoi a consisté son travail d’abbréviation et de réduction « ad formam modernam » des sermons d’Eudes de Châteauroux. Mais il est clair que les sermons du cardinal, du point de vue de la forme comme du fond, ne correspondaient plus aux besoins du temps, en tout cas à ceux des Dominicains. L’expression forma modernalaisse supposer qu’il s’agissait de textes nettement moins longs, présentant les plans, et quelques rérérences scripturaires, des sermons d'Eudes.

Ainsi, de façon peu surprenante, dès le début du XIVe siècle, la prédication du cardinal Eudes de Châteauroux apparaît dépassée à certains des frères les plus actifs dans ce domaine.

Eudes de Châteauroux souscrit une dernière fois au bas de la documentation pontificale le 13 janvier 1273 2571 . La nouvelle de son décès, dont on ne connait pas la date exacte 2572 , parvient à Paris quelques semaines plus tard, puisque l’évêque de cette ville, Etienne Tempier, fait son éloge dans un sermon synodal donné dans le Chœur de la cathédrale, auquel avait appartenu le cardinal défunt, le 8 mai 1273 2573 . Sa vie paraît s’être conformée aux principes plutôt austères qu’il préconisait, à l’intention des prélats, dans sa prédication. Ses legs, que seuls les obituaires permettent de connaître, en l’absence de testament, sont fort modestes: quelques vêtements à l’usage du culte, une statuette de la Vierge, de menues sommes d’argent dont la plus importante n’excède pas vingt livres parisis. On doit y ajouter la distribution durant sa vie de reliques, ramenées de Terre sainte ou offertes par Louis IX 2574 , ou encore le don de ses manuscrits.

N’eussent été ses collections de sermons, on ne saurait pas grand-chose de lui. Seul Joinville permet d’un peu mieux cerner le personnage, mais son héros étant le roi Louis IX, tous les autres acteurs de sa chronique, y compris lui-même, demeurent des faire-valoir.

Cette recherche aura atteint une partie de ses buts si elle est parvenue à démontrer la richessse d’information que peuvent contenir des sermons, une fois remis en contexte. Dans le cas précis, c’est l’homme tout entier que sa prédication révèle, éclairant la carrière au XIIIe siècle d’un prélat de premier plan, constamment à la croisée des trois institutions clefs de ce temps que constituent l’université, l’Eglise et l’Etat. Mais cette prédication ne jette un peu de lumière que sur l’importance de l’action du cardinal. Elle demeure malheureusement avare sur l’impact effectif que ses sermons ont exercé. Ce type de sources comporte par définition cette limite, renforcée ici par le fait qu’on a affaire à une collection d’auteur, privilégiant le point de vue de l’« émetteur », et laissant largement dans l’ombre la composante de la réception. On ne saura jamais vraiment ce que les auditeurs d’Eudes de Châteauroux retenaient et pensaient de son propos vigoureux.

Notes
2566.

Voir Les sermons et la visite pastorale... op. cit. (N. Bériou dir.), p. 75.

2567.

Dans The Preaching... op. cit.

2568.

Pour la date, voir l’annexe 2. Pour l’édition, F. Iozzelli, Odo da Châteauroux... op. cit. , p. 259-261.

2569.

Cf. Jean Mactei Caccia, O. P., Chronique du couvent des Prêcheurs d'Orvieto, éd. par A. M. Viel et P. M. Girardin, Rome-Viterbe, 1907.

2570.

J’ai emprunté la transcription de la note, et les dates biographiques des auteurs, à E. Pannella, Autografi di Bartolomeo di Tebaldo da Orvieto, dans AFP, t. LXII (1992), p. 135-174, ici p. 156-157. Je le remercie de m'avoir communiqué son article et indiqué l’intérêt de cette note.

2571.

Potthast, n° 20671.

2572.

Cf. A. Paravicini-Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 206-207. Les dates s’échelonnent, selon les obituaires, entre le 25 janvier et le 27 septembre 1273, cette dernière date paraissant exclue par celle du discours d’Etienne Tempier.

2573.

Cf. A. Lecoy de la Marche, La chaire française... op. cit., p. 67 et note 4.

2574.

Voir le chapitre trois.