CONCLUSION

Chez Eudes de Châteauroux, tout part de l’exégèse et tout y revient. L’interprétation de la Bible structure entièrement sa vision du monde. Ses sermons ne sont donc pas le résultat du travail d’un « habile faiseur », même s’il a su intégrer les apports les plus caractéristiques du nouvel art de prêcher mis au point au tournant des XIIe-XIIIe siècles. Si le maître en théologie, puis le cardinal, a mis tant de conviction et de temps dans la prédication, c’est qu’il appartient encore à une école qui disparaît au cours du XIIIe siècle: celle qui ne dissocie pas l’exégèse de la théologie, restant en cela fidèle à l’origine même de cette dernière discipline, progressivement devenue autonome et « scientifique ». Ce qui a provoqué la coupure entre les deux disciplines n’est d’ailleurs pas l’accentuation du caractère scientifique pris par le raisonnement humain sur les vérités de la foi, puisque l’exégèse, elle aussi, a procédé selon des démarches de plus en plus rigoureuses. Ainsi les recherches menées autour du sens littéral, qui bénéficaient depuis Abélard de celles conduites par les Artiens dans le domaine du langage, ont profité au XIIIe siècle d’une certaine redécouverte de l’histoire, liée pour partie à l’essor concurrentiel des monarchies nationales et à l’accès à la culture d’une couche plus large, toujours élitaire bien sûr, de la population laïque.

C’est l’objectif différent des deux disciplines qui, sur le fond, les sépare désormais: l’exégèse demeure au service d’un but pastoral, tandis que la théologie n’acquiert son caractère scientifique qu’au prix d’un confinement de plus en plus marqué au milieu universitaire, et son utilité est interne, même si elle peut éventuellement servir à guider les Princes; sinon à édifier et convaincre les fidèles. Il peut paraître surprenant de voir les ordres mendiants participer aux deux mouvements, et bientôt les confisquer, ou presque, l’un et l’autre: celui qui accentue la dissémination du commentaire de la Parole; et celui qui produit les grandes Sommes théologiques et les traités sur le royaume ou sur le gouvernement. Mais si l’on y regarde de plus près, il apparaît que les deux types d’ouvrages produits dans chacun des eux sphères n’ont chez eux plus grand chose en commun. D’un côté les sermons modèles fondent leur architecture sur la distinctio, se détachant en fait d’un commentaire suivi de l’Ecriture. De l’autre, les œuvres de théologie spéculative s’engagent dans une véritable discussion des fondements bibliques de la foi, traitée systématiquement et, comme telle, réservée à un public averti, savant.

Eudes de Châteauroux a maintenu ferme le lien, remontant aux origines mêmes du Christianisme, entre explication de la Parole du Seigneur, dans toute sa richesse et son exubérance, et vérités de foi enseignées par la Tradition de l’Eglise; c’est ce qui explique, lorsqu’on le compare, dès le premier tiers du XIIIe siècle, aux orateurs qui lui sont contemporains, l’allure sinon « réactionnaire », du moins conservatrice de son commentaire biblique.

En cela, il ne fait que se conformer à l’enseignement le plus ancien de l’Eglise concernant le, ou plutôt les sens de l’Ecriture, que le Père de Lubac a éclairé d’une profusion de textes d’une richesse inouïe, et suivi dans sa majestueuse « longue durée », jusqu’à une forme d’apogée, si l’on songe aux commentaires scripturaires de Thomas d’Aquin ou aux sermons de Bonaventure, en plein XIIIe siècle et au-delà. Cette fidélité à l’exégèse « confessante », qui suppose et accepte le développement de l’exégèse « scientifique », sans jamais la rendre autonome, explique deux faits majeurs de sa carrière, qui peuvent être ramenés, du point de vue du mécanisme intellectuel qui les commande, à une unique attitude. Combattre les Juifs asservis au Talmud, ou combattre les Joachimites qui prophétisent, revient, à chaque fois, à lutter contre la substitution d’une autre lettre à la seule licite, et contre le fait qu’un autre avènement que celui du Christ permettrait d’en saisir l’Esprit.

Cette orthodoxie exégétique détermine une certaine vision de l’histoire: la prophétie est interdite, le présent vérifie toujours le passé; « rien de nouveau sous le soleil », disait déjà l’Ecclésiastique. De là découle l’importance de deux éléments au sein de la prédication d’Eudes de Châteauroux, lorsqu’on l’envisage dans son continuumhistorique. D’une part, il considère que l’Eglise, appuyée sur l’université et ses docteurs, garantit l’ortohodoxie du commentaire biblique et l’autorise, et que ces deux institutions témoignent, au sens biblique du terme, de la véritable signification de l’histoire. Le caractère pacifique des relations en leur sein devient alors une condition indispensable au bon fonctionnement des institutions. Entre Mendiants et Séculiers à l’université, comme entre cardinaux à l’intérieur du sacré collège, se joue autre chose que des querelles de personnes: la capacité de l’Eglise militante à garantir au quotidien le sens de la révélation christique. La conclusion de tous les développements consacrés à ces querelles est sur le fond toujours la même: l’institution léguée par le Christ ne peut se confondre avec les hommes qui la peuplent; le Christ lui-même n’a institué l’Eglise militante que dans l’attente de sa parousie, où la plénitude de la royauté des Chrétiens unis par sa grâce se réalisera.

D’autre part, il s’attache à présenter les témoins d’une catégorie certes ancienne de sermons, ceux donnés hors de la liturgie de la messe, à l’occasion d’événements particuliers et en général solennels, les sermons de casibus . Ceux-ci appliquent concrètement le principe selon lequel l’Eglise et ses docteurs se donnent la maîtrise du temps chrétien, le seul qui vaille. A partir de circonstances précises, ils délivrent des leçons de théologie pratique, mais non au sens moral que cet adjectif, lui aussi très ancien, peut prendre quand est privilégiée, dans le commentaire de la Bible, la tropologie. Eudes de Châteauroux est un allégoriste au sens origénien, c’est à dire, d’abord, un excellent commentateur de la Lettre, bon connaisseur du Judaïsme, par exemple; et, pour user d’une expression anachronique, bon commentateur de l’actualité. Ce faisant, il réfère toujours les événements qu’il considère au texte de l’Ecriture, en vue d’instiller les vérités fondamentales relatives à l’économie du salut chrétien, celles qui ouvrent au sens de la venue du Christ en ce monde et du rôle qu’y joue son Eglise. Non qu’il n’arrive au cardinal d’espérer: c’est l’une des vertus théologales - ainsi espère-t-il que Charles d’Anjou sera le champion attendu par l’Eglise. Mais jamais il ne l’affirme avant que le réel n’ait concrétisé ce que Dieu commande; ce qui lui permet d’anticiper le futur avec, toujours, beaucoup de prudence, et d’expliquer l’échec à la lumière de la Bible; ainsi la bataille de la Mansourah et la captivité du roi de France.

Cette attitude, à laquelle Eudes de Châteauroux se tient constamment au cours de sa longue et riche carrière ecclésiastique, explique la consistance croissante de la série de casibusà l’intérieur de sa prédication, la récurrence dans son propos de quelques thèmes forts, que cette recherche s’est efforcée d’éclairer, et dont il convient de faire ressortir désormais l’ordre logique de l’enchaînement:

Le premier thème essentiel est celui de la vocation eschatologique de l’Eglise instituée par le Christ, et dans laquelle le prophétisme s’avère inutile. Une telle vocation détermine entièrement la spiritualité de croisade des sermons d’Eudes de Châteauroux, dans la droite ligne du vieil adage hiéronymien: « suivre nu le Christ nu ». A cette conviction se rattachent aussi la présentation de la sainteté dans les sermons qui en traitent, et le thème, absolument central de ce point de vue, de la caducité et de l’« idonéité » des prélats, le pape y compris - surtout le pape.

Le second thème majeur est celui de l’union du Sacerdotiumet du Regnum, tout autant souhaitée qu’est préalablement démontrée la supériorité du premier sur le second. A cet égard, nous disposons dans sa prédication de deux versions opposées et, peut-on dire, « sœurs », des relations entre les pouvoirs, l’une positive avec le futur saint Louis, dont le sort préoccupa le cardinal jusqu’au dernier moment; l’autre négative avec Charles d’Anjou, malgré les promesses de sa race - sans parler de l’autre race, « venimeuse », des Hohenstaufen, liquidée au premier concile de Lyon. L’un des intérêts majeurs de l’étude de ce thème chez Eudes de Châteauroux, c’est d’y découvrir l’utilisation des sermons d’Innocent III. On le pressentait en écoutant le nouveau cardinal justifier la déposition de Frédéric II; on en a la confirmation dans les années 1264-1266. Ce n’est évidemment pas le discours du pape canoniste qui est démarqué: son argument typique du droit d’intervention dans les affaires temporelles, « ratione peccati », est ici implicite - Innocent III lu par Eudes de Châteauroux est d’abord le théologien, le pasteur et le prêtre: au pécheur désireux de se repentir, il ouvre les bras de l’Epouse, car le Christ l’a voulu; au roi pressenti pour recevoir en fief la Sicile, il propose la coopération sous l’égide du vicaire du Christ, successeur de l’apôtre Pierre.

Le troisième thème est celui de la dissémination de la Parole. Cette préoccupation, à laquelle on doit la production et la conservation des collections de sermons d’Eudes, va de pair avec celle de l’évangélisation missionnaire, illustrée par les fausses espérances qu’il a nourries avec Louis IX, vis-à-vis des Mongols. L’espoir de l’union des Eglises latine et grecque leur est connexe, et il requiert au préalable la pacification interne de l’Occident, donc l’éradication des ennemis intérieurs, « hérétiques » divers, qui vont des Albigeois aux Sarrasins en passant par les sectateurs des Staufen. Toutefois, en-deçà des pétitions de principe, la volonté de dialoguer et d’unir l’emporte sur la volonté d’exclure Et la conduite du légat à Chypre va dans le même sens.

Un autre thème, qui rejoint le précédent, à partir d’un angle d’attaque différent, est l’insistance sur la vocation pastorale du sacerdoce Eudes met ici l’accent sur l’enseignement verbo et exemplo, ce qui lui permet de reconnaître la sainteté des laïcs dans l’Eglise - ainsi celle d’Hedwige; ce qui, aussi, rend si séduisants les ordres mendiants, et singulièrement celui du Poverello. Né de la quête spirituelle de laïcs, il s’est employé à répondre à leurs besoins spirituels. Tel est le message du sermon sur saint François qu’Eudes de Châteauroux donne à Assise, en 1264 ou en 1265. C’est alors qu’est revenu à la mémoire du vieux cardinal, dans l’une des scènes les plus émouvantes de sa biographie, le souvenir du vitrail du Bon Samaritain, qu’il avait jadis contemplé dans son enfance, et qu’un passant laïc s’était mis en peine de lui expliquer.

Un dernier thème qui illustre de façon éclatante le bon usage du sermon de circonstance, et trouve son origine lui aussi dans le recours à l’exemple contemporain: la biographie des défunts administre des leçons aux vivants, mettant en scène des portraits avant tout fonctionnels, mais parfois débordant le cadre officiel de la memoriapour révéler, chez l’orateur, un véritable attachement affectif à la personnalité de celui dont on célèbre les obsèques. Le sermon pour la mort de Clément IV me paraît ainsi refléter, comme chez Louis IX lorsqu’il pleurait sa mère ou son cadet, les sentiments privés, par-delà la version officielle du deuil que l’institution contraint d’assumer.

L’histoire de la prédication au XIIIe siècle, qui avait surtout les yeux tournés vers les ordres mendiants et leur action pastorale jusqu’il y a peu, a commencé à redécouvrir le rôle essentiel joué par certains prélats séculiers dans ce domaine, de Thomas de Chobbam à Ranulphe de la Houblonnière en passant par Federico Visconti et Robert de Sorbon. On peut ajouter à la liste Eudes de Châteauroux, même si tout indique, notamment la diffusion des manuscrits, que son œuvre homilétique rencontra par la suite très peu d’échos. Trop ancrée dans l’actualité pour fournir des modèles commodes à la prédication ordinaire, elle fut aussi peut-être trop fidèle aux modèles hérités du passé. Il est certain, en tout cas, que les prédicateurs préféraient recopier, ou recourir, à ses distinctions sur le Psautier, et que les théologiens fréquentèrent plutôt son commentaire des Epîtres de saint Paul.

Ce n’est assurément pas cette partie de son œuvre que le cardinal, lorsqu’il consacrait l’oisiveté de sa vieillesse à un « dernier sacrifice pour le Seigneur », avait à cœur de conserver.

RESUME DE THESE: L’université, l’Eglise, l’Etat dans les sermons du cardinal Eudes de Châteauroux (1190 ?-1273).

Ce travail étudie la prédication du cardinal d’origine berrichone Eudes de Châteauroux (1190 ?-1273), l’un des orateurs les plus prolifiques du XIIIème siècle (environ 1100 sermons attribués par les manuscrits, copiés pour une large part dans son propre scriptoriumcardinalice). L’histoire a transmis les traces de cette activité sous une double forme. D’une part les textes, nécessitant l’élucidation de la tradition manuscrite et l’édition critique d’un corpus choisi de 65 sermons. D’autre part, le reflet de cette activité oratoire dans les autres sources contemporaines (diplomatiques, narratives, liturgiques, hagiographiques, iconographiques), rendant possible une mise en contexte des sermons manuscrits, qui en deviennent souvent datables, et permettant de mesurer l’impact, au XIIIème siècle, de cette activité d’origine purement liturgique. Le choix des sermons édités privilégie trois thèmes étroitement imbriqués durant la carrière de l’orateur: l’université (il fut maître en théologie de l’université de Paris et jugea plusieurs questions de doctrine); l’Eglise (il fut chanoine de Notre-Dame de Paris puis cardinal en Curie); l’Etat (il fut légat de la première croisade de saint Louis puis, de retour de Terre sainte, un ardent propagandiste de la théocratie pontificale, au service de laquelle il tenta dans ses discours d’enrôler Charles d’Anjou, appelé par les papes à venir conquérir la Sicile). Si l’opération sicilienne fut un échec pour la papauté, Charles s’émancipant très vite, il reste, avec la montée des États nationaux au XIIIème siècle, que la trilogie Université-Eglise-Etat s’est dans une certaine mesure substituée au traditionnel binôme Eglise-Etat, caractéristique du haut Moyen Âge jusqu’à la réforme grégorienne. La prédication, dont les universitaires s’avèrent désormais les spécialistes, fut l’un des modes de mise en place de l’Etat, envisagé dans son activité idéologique. Symétriquement les Etats ont promu et soutenu l’institution universitaire, et les Capétiens en particulier ont beaucoup apprécié les sermons qui s’y élaboraient. Bref la prise de parole politique renouvelle profondément le genre traditionnel du sermon « occasionnel » ou de circonstance (de casibus ), sachant lire l’actualité à la lumière de la Bible, en profitant de l’impulsion de méthodes nouvelles d’exégèse, et des besoins des Princes en « conseillers » savants, gradués.